La scène culturelle égyptienne perd, ce vendredi, l’une de ses figures les plus singulières et les plus déterminantes. Mohamed Hashem, éditeur, romancier, militant, fondateur de la maison d’édition indépendante Dar Merit, s’est éteint après avoir annoncé la veille, dans un message sur Facebook, qu’une grippe sévère l’avait empêché d’assister aux fiançailles de sa fille. Il avait 67 ans.
Avec lui disparaît bien davantage qu’un éditeur. Depuis la fin des années 1990, Mohamed Hashem aura été l’un des architectes d’une nouvelle modernité littéraire égyptienne : une littérature plus libre, plus rugueuse, plus audacieuse, où les voix émergentes trouvaient un espace que n’offrait alors aucune institution culturelle.
Un éditeur contre le courant
Lorsqu’il fonde Dar Merit, baptisée du nom d’une princesse pharaonique réputée pour sa beauté, le paysage éditorial égyptien est encore verrouillé. La maison indépendantiste n’est pas seulement une entreprise : c’est un manifeste, qui défend le droit à la parole, l’irrévérence et l’insoumission. Hachem entend publier des textes « qui inquiètent le convenu ».
C’est au sein de cette philosophie que survient l’un des plus grands tournants de la littérature arabe contemporaine : la publication de L’Immeuble Yacoubian, d’Alaa Al Aswany, dont Dar Merit assure la première édition. Le roman, qui dissèque les fractures sociales, politiques et morales de l’Égypte urbaine, devient un phénomène littéraire sans précédent, traduit dans plus de 30 langues.
Ce succès monumental ne se comprend pas sans le rôle décisif de Hashem, qui a soutenu le texte malgré sa charge politique explosive et les risques de censure. Le livre marque un avant et un après dans l’histoire de l’édition indépendante en Égypte, donnant à Dar Merit une visibilité inédite et confirmant Hashem comme un défricheur d’auteurs et d’audaces.
Rapidement, Dar Merit devient un refuge pour toute une génération d’écrivains et d’artistes cherchant un lieu où leurs textes ne seraient ni édulcorés ni surveillés. Son siège du centre-ville du Caire, entre librairies populaires et cafés politiques, se transforme en salon littéraire permanent. « Beaucoup d’auteurs disent que leur véritable commencement, c’est lui », confie un écrivain proche de la maison.
Un projet culturel avant tout politique
Le catalogue de Dar Merit prend très vite le contre-pied d’un marché éditorial dominé par le compromis. Hashem publie des textes sociaux, politiques, des écritures formelles nouvelles, parfois abruptes, souvent contestataires. Beaucoup susciteront polémiques, censures, et parfois saisies. Mais l’éditeur assume : la littérature, dit-il, « n’existe que si elle dérange ».
Son engagement est récompensé à l’international : en 2006, il reçoit la Freedom to Publish Award de l’Union des éditeurs américains, puis, en 2011, le prix Herman Kesten du Pen Club allemand.
Un homme façonné par la lutte
Né en 1958 à Tanta, dans le delta du Nil, Mohamed Hashem s’engage très tôt dans les mouvements marxistes égyptiens. En 1979, il est arrêté et emprisonné sous la présidence d’Anouar el-Sadate, accusé de « communisme » et de tentative de renversement du régime.
Cette histoire personnelle inscrit durablement son travail dans un geste politique.
Au début des années 2000, il devient l’une des voix du mouvement Kefaya, coalition contestataire inédite contre Hosni Moubarak. Lors des soulèvements de janvier 2011, Dar Merit, à quelques rues de la place Tahrir, sert de quartier général improvisé pour les activistes et les artistes mobilisés.
L’héritage d’un passeur
Éditeur exigeant, compagnon de route de toute une génération, Hashem aura défendu, souvent contre vents et marées, une idée simple de la littérature : celle qui dit vrai, quitte à déplaire. Sous son impulsion, Dar Merit a formé, presque malgré elle, une école de liberté et d’insoumission.

Mais c’est sans doute avec L’Immeuble Yacoubian que son nom restera inscrit dans l’histoire littéraire du pays : l’exemple le plus éclatant d’un éditeur qui savait reconnaître, protéger et porter une œuvre capable de secouer une société entière.
Avec Mohamed Hashem disparaît une figure dont l’influence excède le champ littéraire : un homme pour qui la culture et la contestation n’auront jamais cessé d’aller de pair.