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Politique - Société

La relation franco-turque otage de la question kurde

Le Dialogue

Les manifestants tiennent des portraits du Kurde Abdurrahman Kizil (gauche), de l'activiste politique Emine Kara (2ème à gauche ) et du chanteur Mir Perwer (3ème à gauche), qui ont été abattus en décembre 2022, et des portraits des militantes kurdes Leyla Soylemez (3ème à droite) , Sakine Cansiz (2ème à droite) et Fidan Dogan (droite), qui ont été assassinées en janvier 2013, lors d'une marche en hommage à Paris le 4 janvier 2023. Le meurtre non résolu en 2013 de trois militantes kurdes à Paris a été une plaie ouverte pour leur communauté, avec une frustration persistante face à l'incapacité de la France à traduire les responsables en justice. (Photo : Emmanuel DUNAND / AFP)

 

L’assassinat de trois Kurdes (une femme et deux hommes) à Paris le 23 décembre rue d’Enghien dans le nord de Paris par un sexagénaire français, présumé raciste et xénophobe a suscité une vague de colère aussi bien dans les milieux kurdes que turcs pour différentes raisons. Les victimes avaient été abattues devant le centre culturel kurde situé dans le 10e arrondissement de la capitale française sans que le gouvernement ne s’en émeuve davantage. Dans la foulée, l’hommage aux victimes avait dégénéré en incidents avec la police, la police turque s’en est fait les choux gras. De son côté Paris s’est empressé d’étouffer l’affaire en écartant la piste terroriste.

 

L’agresseur, William Malet est un conducteur de train à la retraite âgé de 69 ans. Il se dit passionné d’armes à feu et a été accusé en 2021 de violence raciste après avoir poignardé des migrants et tranché leurs tentes avec une épée dans un parc de l’est de Paris. Son motif ? Sa « haine pathologique des étrangers ». Il a été placé en soins psychiatriques mais remis en garde à vue pour retourner en garde à vue ordinaire, après avoir comparu avec un juge d’instruction. Alors que l’homme arrêté est présenté comme assoiffé du sang des étrangers en général, ses trois victimes, elles sont bien Kurdes. L’une d’entre elles, n’est autre qu’Emine Kara, une figure emblématique du Mouvement des femmes kurdes ayant combattu l’organisation terroriste État Islamique en Syrie.

 

Pourquoi la piste turque a été balayée si vite ?

Après l’arrestation de l’assassin, les autorités françaises ont immédiatement voulu écarter toute autre thèse que des motivations racistes, alors que c’est bien le centre culturel kurde Ahmet Kaya, perçu comme une vitrine du PKK en France qui était visé. Dès lors la thèse terroriste a été systématiquement rejetée aussi bien par les autorités judiciaires que politiques, mis à part une poignée d’élus de partis de gauche sensibles à la cause kurde. On ne peut pourtant que s’interroger. D’une part les similitudes existent entre cet attentat et celui perpétré le 9 janvier 2013 au 147 rue La Fayette, par un agent présumé du MIT, les puissants services secrets turcs, qui avait réussi à infiltrer le PKK. C’est lui qui a abattu d’une balle dans la tête Fidan Dogan, Sakine Cansiz et Leyla Söylemez, trois cadres de l’organisation kurde, emportant ses secrets avec sa mort prématurée d’un cancer du cerveau. Il est trop tôt pour établir, ou non, un lien avec la nuit du 9 janvier 2013, mais les questions affluent, d’autant plus que ces meurtres n’ont jamais été totalement élucidés. 

Côté kurde, la thèse du loup solitaire n’a pas été retenue par la plupart des militants. La plupart on vu dans l’attentat de décembre dernier non pas l’acte solitaire d’un tireur mentalement perturbé, mais l’action des services turcs et de leurs relais ultranationalistes des Loups Gris qui depuis quelques années coordonnent leurs actions sur le territoire français avec les représentants d’Ankara. 

La décision d’abandonner la piste terroriste a fait grincer les dents plus d’un magistrat français. Est-ce là la marque d’un aveu d’impuissance de part du parquet national antiterroriste placé sous l’autorité hiérarchique du garde des Sceaux et par ricochet de la raison d’État ? De toute évidence, il y a fort à parier que la décision est venue d’en haut, Paris n’étant pas désireuse d’ouvrir un front supplémentaire contre Ankara qui pourrait très aisément multiplier ce genre d’attaques sur le territoire français grâce à son excellent quadrillage de la communauté franco-turque. D’où l’ambiguïté française vis-à-vis de l’épineuse question kurde. 

 

La question kurde envenime les relations entre Paris et Ankara

La presse turque a comme à son accoutumée donné libre cours à un ton des plus agressifs à l’égard de la France, relayant les exhortations d’Ankara de freiner les activités « anti-turques » du PKK sur son sol. Pour rappel cette organisation au départ d’inspiration marxiste-léniniste, qui a déclenché la lutte armée contre Ankara en 1984 figure sur la liste des organisations terroristes l’UE. L’ambassadeur de France à Ankara et fin connaisseur de la Turquie, Hervé Magro, avait été convoqué par le ministère des Affaires étrangères à Ankara pour y recevoir une note de protestation. Les dirigeants turcs ayant été fortement choqués de voir des élus français s’afficher auprès des manifestants kurdes en solidarité.

Mais l’absence de faisceau de preuves attestant de l’implication turque dans la tuerie a conforté le parquet national antiterroriste à se dégager de cette affaire. Le parquet de Paris a retenu la personnalité troublée du tireur, « dépressif, solitaire et taiseux », établissant qu’il voulait s’en prendre à des étrangers, d’où le caractère « raciste » retenu de son entreprise. Fait étrange, on notera la célérité du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin à écarter la piste kurde tout comme la promptitude du parquet national antiterroriste à confirmer cette hypothèse. Le suspect a « voulu s’en prendre à des étrangers » (…) « Il n’est pas sûr que le tueur qui a voulu assassiner ces personnes (…) l’ait fait spécifiquement pour les Kurdes ». Effectivement, « il n’est pas sûr ». « Mais pour être sûr, encore faut-il ne négliger aucune piste. Celle-ci, visiblement ne l’intéresse pas ». Concluait l’Humanité dans un article à charge paru le 26 décembre[1]

Si l’auteur du crime a reconnu son racisme pathologique, pourquoi a-t-il voulu s’en prendre directement à des Kurdes, connus pour leur attachement à la laïcité et à l’émancipation des femmes et pas de salafistes ou des Frères Musulmans en Seine-Saint-Denis ? Ces Kurdes qui selon ses dires auraient eu le malheur de ne constituer des prisonniers lors de leur combat contre Daech au lieu de les exécuter.  Réponse difficile. Car pour cela encore faudrait-il élucider le crime de 2013. Or, malgré les demandes de la juge d’instruction, dix ans après, la France refuse de lever le secret-défense qui permettrait d’avoir accès aux notes des services de renseignements français, dont les liens avec le MIT sont officiels. Une motivation purement politique qui n’incite pas à la confiance et surtout qui laissent penser de la collusion entre la DGSI et le MIT. Si le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) avait appelé à ce que l’attaque du 23 décembre soit qualifiée par les enquêteurs de « terroriste ». Au sortir de son entrevue avec le préfet de Paris, Laurent Nuñez, Agit Polat, porte-parole du CDK-F, n’y voyait pas d’autre motif qu’un acte à « caractère terroriste et politique ». 

Une fois de plus, Paris a choisi de ne pas faire de vagues en écartant quelques heures à peine après l’attentat l’hypothèse terroriste anti kurde. Et cela alors que le secret-défense n’a pas encore été levé concernant l’affaire de la rue Lafayette qui empêche à ce jour la justice d’identifier les commanditaires.

Il faut dire que la Turquie n’hésite pas à activer deux leviers en cas de crise des relations bilatérales ou quand elle se sait acculée : le chantage aux migrants et surtout la précieuse coopération entre les services de renseignement français et turcs dans le dossier anti-terroriste. C’est là un des prix à payer d’avoir choisi la rupture avec le régime syrien que d’accroître notre dépendance aux pompier pyromane turc.

Retenons que le centre Ahmet-Kaya qui a été visé n’a pas pour seule fonction que de promouvoir la culture kurde en France. Le lieu baptisé du nom d'un célèbre chanteur kurde de Turquie, exilé à Paris en 1999 et mort l'année suivante, abrite surtout le siège du CDKF, qui sert de quartier général officieux des organisations pro-PKK en France. C’est dans ce bâtiment que se tiennent en principe des réunions politiques à l’abri des regards. Détail particulièrement troublant, l'une d'elles devait se dérouler le jour et à l’heure même de l’attentat en présence d’une centaine de responsables d'associations kurdes d'Île-de-France. Une autre réunion, programmée à 11 heures, devait regrouper les membres du mouvement des femmes. Deux ou trois hauts responsables européens, membres du KCK (le conseil exécutif politique, branche politique du PKK), devaient être présents. ». 

Toutes ces personnes sont aujourd’hui redevables à la SNCF. Si les grévistes zélés de notre très chère compagnie de chemin de fer n’avaient pas mis les trains à l’arrêt, elles ne seraient probablement plus de ce monde aujourd’hui.


 


[1] https://www.humanite.fr/monde/kurdes/rue-d-enghien-crime-raciste-ou-acte-terroriste-anti-kurdes-776064