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Monde

Le Wokisme et les Balkans occidentaux

Le Dialogue

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (2ème à gauche) pose avec les membres de la présidence tripartite de Bosnie-Herzégovine, Sefik Dzaferovic (gauche), Milorad Dodik (2ème à droite) et Zeljko Komsic (droite), avant une réunion à Sarajevo, le 28 octobre , 2022 dans le cadre d'une tournée de visite de la  présidente de la Commission européenne des pays des Balkans. (Photo par ELVIS BARUKCIC / AFP)

 

Du point de vue géostratégique, les Balkans occidentaux ont toujours été problématiques, en particulier leur entité centrale, la Bosnie-Herzégovine. Après l'agression de Slobodan Milosevic, dans les années 1990, contre celle-là et la Croatie, les choses se sont calmées, surtout dans sa partie occidentale, c'est-à-dire en Slovénie et en Croatie. Il convient de préciser que l'un et l'autre des pays issus de l'ancienne RSFY n'appartiennent pas aux Balkans en termes de civilisation, car ils font partie de l'Europe médiane. Mais des siècles de coexistence avec les peuples originaires de la Péninsule ont laissé des traces. Surtout la période que les deux ont passé en Yougoslavie, royaliste ou titiste.

Ainsi, dans toute la région de l'ex-Yougoslavie, il existe encore de fortes aspirations à la réintégration dans une sorte de forme renouvelée de Yougoslavie. Dans les deux Yougoslavies (1920-1945 et 1945-1991), l'État et son appareil étaient presque entièrement contrôlés par des membres de la nation serbe. Ainsi, la tendance à revenir à une sorte de parapluie yougoslave est, en fait, une tendance à accepter l'expansion du « monde serbe », comme on l'appelle. Cela coïncide maintenant - surtout en Bosnie-Herzégovine – dramatiquement avec l'affirmation d'un "monde russe", puisque - surtout après l'agression contre l'Ukraine - les mondes « serbe » et « russe » se constituent désormais de manière de plus en plus cohérente.

La Croatie (avec la B-H) est la plus exposée à l’élément serbe. Tout au long des années 1990, le gouvernement croate libérait le territoire national. On a réussi à sauvegarder l'élan déclenché par les premières élections démocratiques (1990) et par la déclaration de l'indépendance (1991). Cependant, après la mort de Franjo Tuđman, le premier président démocratiquement élu après 1945, un tournant s'est produit qui, au nom du rapprochement de la Croatie à l'EU, tendait à escamoter l’héritage du père fondateur de la Croatie moderne. Ce processus signifiait l'abandon du sentiment national au profit de l’approche à l’agenda de Bruxelles. Toutefois, cela ne s’est jamais produit sans contredit. L’UE contemporaine paraît être fondée sur un paradigme plus que délicat. On ambitionne notamment de mettre en question les entités anthropologiques fondamentales de l'homme, à savoir la nation, la famille, la religion et l'État. 

Ainsi, l'introduction des « normes européennes » n'aurait pu avoir lieu que sous un nuage d'ambiguïté. « Plus d'Europe », ont raisonné les acteurs de l'ère post-Tuđman, devrait équivaloir à « moins de Croatie ». Tout compte fait, il ne s'agissait que de l’astuce rhétorique, vidée du sens. En conséquence, le paradigme serbe a commencé à s'imposer, ce qui serait censé être un antidote prétendument efficace au sentiment national croate. Aujourd'hui, la situation s’est davantage aggravée, car « l’esprit européen » est perçu en termes d'idéologies avec lesquelles Bruxelles fait pression sur les États membres et qu’on pourrait résumer sous le dénominateur commun du wokisme. Aujourd'hui (2023), « plus d'Europe » ne dénoterait pas « moins de Croatie ». Cela signifierait que la Croatie en tant qu'idée devrait être oblitérée de la scène publique. En revanche, s'il est politiquement incorrect de parler de la Croatie, il n'y a pas de censure pour un discours qui impliquerait la Serbie. Les Serbes sont une minorité en Croatie, mais une minorité qui gagne en droits au profit de la majorité ce qui constituerait l’élément du paradigme « woke ». 

« Être éveillé », mutatis mutandis, trouve ses racines dans une autre révolution anthropologique, celle de 1968. Pourtant, le mouvement a fait un pas en avant puisqu’il cherche à suspendre non seulement les nationalités, mais aussi leurs substances, l'habitant originaire du pays (homme et femme), leur union (famille), leur communauté élargie au sens physique (patrie) et au sens métaphysique (Dieu). La Croatie est d'autant plus sensible parce qu'elle a conservé intacte la gamme des valeurs fondamentales. La famille, la nation et la religion restent les éléments les plus solides de la communauté. C'est l'un des pays les plus traditionnels de l'UE. On se proposerait donc d’en démanteler les murs porteurs, en utilisant les leviers de la politique locale. Le maire de Zagreb (la capitale), Tomislav Tomašević, par exemple, est l'un des représentants les plus éminents de ce nouveau type de « pensée », surtout si l'on considère que son mouvement, le « On peut » (Mozemo), aspire à devenir un jour le premier parti de gouvernement. « On peut » est un parti qui s’inspire du wokisme.  Il y a aussi le maire de Split, Ivica Puljak. Sa femme, Marijana Puljak, est membre du Parti du Centre, qui a la même orientation que le « On peut » de Tomašević. 

Le « monde russe » s'affirme donc en Croatie et de plus en plus en Bosnie-Herzégovine, sous la forme de prise de contrôle par Belgrade de l'espace vital de la nation. Partout dans les Balkans, l’élément serbe passe à l'offensive et tout est entouré d'une nouvelle série d'ambiguïtés. Si on s’y oppose, on s’oppose à l'idéologie dominante de Bruxelles, qui présuppose le « principe serbe » comme le principe de neutralisation de l'identité nationale croate (et bosniaque). La minorité l’emporte sur la majorité. Cela dénoterait qu'aux yeux de Bruxelles, le « monde serbe », qui est synonyme du « monde russe », est quelque chose de positif s'il est installé à Zagreb ou à Sarajevo. Au Kosovo, la logique est différente, simplement en raison de l'inertie historique. Le Kosovo a été créé par l'Union européenne et les États-Unis, en guise de punition de Milosevic. C'est pourquoi le « monde serbe » qui s'y trouve est (jusqu'à présent) perçu négativement aux yeux des Occidentaux. 

Milorad Dodik, le principal représentant des Serbes de Bosnie-Herzégovine, est un opposant à Dayton et un partisan de l'éclatement de la Bosnie-Herzégovine. Il ne cache pas ses sympathies pour Poutine ; au contraire, c’est l'un des hommes politiques les plus visibles en Europe à cet égard. Le Kremlin n'est pas satisfait de l'intégrité de la Bosnie-Herzégovine, car cela se fait au détriment de la « grande Serbie ». C'est pourquoi Dodik insiste : « Il est temps que tous les Serbes vivent dans un seul pays ! »  Pour rester au pouvoir, il doit fournir les concessions à l’Occident d’un côté et au « monde serbe » de l’autre. Le nouveau Haut Représentant pour la Bosnie-Herzégovine, Christian Schmidt, est, à première vue, l'homme qui maîtriserait la situation. Il a été un promoteur de l'adhésion de la Croatie à l'UE et à l'OTAN. En tant que ministre allemand de l'agriculture pendant la période des sanctions, imposées à la Fédération de Russie (2014 -), il a veillé à ce qu'elles soient strictement appliquées. Il est toutefois placé dans une position peu enviable, d'autant plus qu'il n'existe aucune volonté manifeste de préserver l'intégrité politique, législative et exécutive de la B-H, même dans son voisinage immédiat (et au sein de la B-H elle-même). Le fait qu'il ne soit actuellement en fonction qu'en tant que président par intérim est encore plus problématique. En effet, la Fédération de Russie utilise ses astuces diplomatiques pour empêcher sa nomination définitive. D'autres candidats émergent donc en arrière-plan. Borut Pahor, ancien président de la République de Slovénie (2012-2022), se distingue comme un pro-européen avec des sympathies pour l’alliance transatlantique.

Mais la Slovénie vient d'élire une nouvelle présidente, Nataša Pirc Musar. Elle a prêté serment le 23 décembre 2022 s’ayant fait auparavant connaître par sa datcha russe et par l’affection générale pour le « monde russe ». Son principal soutien lors des élections était Milan Kučan, ancien président de la République de Slovénie et le dernier secrétaire du Comité central de la Ligue communiste slovène (jusqu’à 1990). Son énorme influence en Slovénie a assuré sa victoire. Ce qui sera important pour la Bosnie-Herzégovine, c'est le comportement du président actuel en ce qui concerne l'intégrité du pays et son entrée dans les relations euro-atlantiques. Toutes fois, Pirc-Musar doit sa position à Milan Kučan, qui, en 2002, a honoré George Soros d'une haute décoration d'État. Pirc Musar a certainement l'intention d'inclure Milan Kučan dans son équipe. Elle l'a déjà décrit comme « un homme sage qui la conseillera ».

Mais le même Milan Kučan est célèbre pour son funeste « non-paper » sur le sort de la Bosnie-Herzégovine. Le document date de 2010, et l'ancien président y décrit la situation en B-H de manière critique et avec une bonne dose de négativisme. Selon lui, la situation est insoutenable et, sans changement radical, elle menacera la paix dans l'ensemble de la région : « Le statu quo menace la paix et la stabilité du pays, ainsi que la stabilité du sud-est des Balkans. Cela pose également la question de la raison d'être de la Bosnie-Herzégovine. »   C'était en 2010. Rien de fatal n'est arrivé à ce jour (2023), mais cela ne signifie pas que cela n'arrivera pas. En particulier parce que Poutine n'est pas satisfait de l'intégrité de la B-H, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine. 

Mais il y a un autre problème : certaines parties de l'administration américaine ne sont non plus favorables à l'existence de la B-H en tant que telle. C'est également ainsi que l'on peut interpréter le fait que Vladimir Dodik vient d'être inclus dans le nouveau gouvernement. Comme par magie, l'engagement d'adhérer à l'OTAN a été supprimé de l'accord de coalition, ce qui n'aurait pas été possible sans l'approbation de Washington. Les Américains ont toutefois exigé le retrait du membre bosniaque de la présidence, Bakir Izetbegovic. Ce n'est pas non plus un secret que les parties de l'administration américaine qui tolèrent la reconfiguration de la B-H sont plus ouvertes aux impulsions de la nouvelle idéologie (le wokisme) que les parties plus conservatrices du département d'État. Ces derniers ont tendance à maintenir le statu quo. 

Le problème des Balkans occidentaux semble pouvoir être résolu par rapport aux sujets plus traditionnels de la géographie politique européenne, les pays de Visegrad, notamment la Pologne. Ces pays-là devraient montrer que la B-H a des amis en Europe et qu’elle peut compter sur eux. Indépendamment des intérêts des superpuissances, qui, pour l'instant, ne sont pas du tout alignés sur ceux de la B-H.