Photo : ROMAIN LAFABREGUE / AFP
1 - « Le martyre fait le mur quand le mur ne fait plus de martyr… »
Pour appréhender l’univers de sens djihadiste, de sorte que l’on puisse le contrer, il faut faire l’effort de la vision mentale qui est la leur. C’est notamment le rapport à la mort qui interpelle chez les djihadistes.
L’anecdote qui suit va permettre un éclairage sur ce qu’il semble être parfaitement abscons et nébuleux.
Me voici arrivé depuis une petite semaine à Khalden. Il m’a été attribué une place dans l’une des tentes servant de dortoir. Elle est à flanc de montagne avec deux pans en toile et, détail important, ceinte par un petit muret d’environ un mètre de haut. Le détail est celui d’un rocher qui n’est pas tout à fait aligné, pour dépasser du côté intérieur de la tente… Ma place est la première à droite en entrant, et nous sommes entre six à dix élèves, selon le nombre total en formation.
J’ai été précédé sur place, par deux frangins qui étaient en Bosnie lors de notre tentative de rejoindre les unités combattantes sur place. L’un deux, Abou Salih, est le petit frère de celui qui a rédigé la tazkiya, ou lettre de recommandation (1) qui aura ouvert mon accès au camp.
Nous voici donc avec Abou Salih et deux autres élèves venus du Yémen. Nous sommes assis en tailleur dans une tente et nous préparons un café, pendant le « quartier libre » de l’après-midi. Une conversation se tient, mais je vois que l’un des deux yéménites à l’air absent, avec le regard en direction de mon sac de couchage… Intrigué, je lui demande à quoi il pense, puisqu’il donne l’impression de ne pas être avec nous mentalement. Surpris d’avoir été pris dans son inattention, il commence par s’excuser puis me dit :
« Je regarde ce rocher, celui qui dépasse du muret, car il y trois semaines, un frangin est mort martyr en dormant à la place que tu as. » Cette fois c’est moi qui suis surpris, et lui demande comment c’est arrivé. Il m’apprend qu’à la « faveur » d’un tremblement de terre, le rocher qui dépasse est tombé sur la tête de lui qui dormait là, et lui aura fracassé le crâne. Le bloc n’a pas de trace de sang, puisque la tête était demeurée « étanche » … Abou Salih me confirme l’histoire.
La question me vient de savoir si le rocher aura été replacé, instable en fait, au même endroit, et l’on me répond que c’est bien le cas… Le rocher a été remis en place à l’endroit exact d’avant sa chute sur une tête. Il n’aura pas été nécessaire que l’on me le répète pour qu’immédiatement je me lève pour le placer comme il devrait être, de sorte qu’il ne risque plus de tomber. J’avais beau validé que le martyre pouvait être une récompense, que pour autant, mon côté cartésien n’avait pas validé que cela soit sans causer le maximum de perte au camp d’en face…
Sur le moment, cette histoire m’avait fait rire et ne m’avait pas fait réfléchir plus que cela.
Si nous revenons sur cette anecdote, nous pouvons en tirer quelques enseignements sur l’univers de sens des candidats au djihad.
Le premier enseignement est le suivant :
Le fait de donner un sens à sa mort implique une totale irrationalité sur le sens de la vie. Une irrationalité qui fait qu’un rocher soit replacé pour avoir la capacité de tomber à nouveau sur une tête.
Le second enseignement découle du premier :
La vie n’a plus aucune valeur, même quand il s’agit de celle d’un frère djihadiste, qu’on laisse dormir avec un « rocher de Damoclès » sur la tête…
Le troisième enseignement fait la synthèse des deux précédents :
Si sa propre vie et celle de ses frères djihadistes n’a plus de valeur immanente, la vie des « kofars » en a encore moins… En creux, cela signifie que si l’on accepte de mourir pour la cause, il se valide surtout que l’on s’octroie le droit de tuer.
Le quatrième enseignement est plus « subtil » :
Nous voyons que la notion de martyre ne saurait être que tactique, sur le plan militaire. C’est la tactique de la « chaire à canons » avec le consentement de ceux qui seront broyés par cette même tactique. Le niveau stratégique de l’action djihadiste est celui des penseurs du djihad. Les exécutants eux, constituent le prolétariat de l’action armée.
Le dernier enseignement, à ce stade, est peut-être le plus important :
Il s’agit d’imposer aux « kofars » de tuer pour survivre, puisqu’en face, les candidats au djihad appellent la mort de leur vœu. C’est un peu comme si le continuum de violences de guerre, qui mène du « crime autorisé d’un soldat ennemi » au « crime de guerre » contre des soldats désarmés ou des civils disparaissait.
En quelque sorte, le djihad impose d’emblée l’ultra radicalité et l’ultra violence de guerre sans paliers intermédiaires.
C’est là que réside le principal aspect stratégique de disposer de candidats à la mort, ou à la terreur.
Le temps que l’on comprenne qu’il n’y a aucun cesser le feu à négocier, il sera peut-être déjà trop tard.
1) lettre de « purification » (de tout soupçon) si l’on veut s’approcher du sens premier du terme tazkiya.