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Culture - Livres - Histoire

Le grand entretien de Maxime Tandonnet à propos de son livre : Georges Bidault, De la Résistance à l’Algérie française (Éditions Perrin, 2022)

Le Dialogue

L’historien et auteur de nombreux ouvrages, Maxime Tandonnet, a publié en 2022, aux éditions Perrin, Georges Bidault, De la Résistance à l’Algérie française. Un livre qui rappelle que la guerre d’Algérie n’était pas seulement qu’une simple guerre de décolonisation pour la France. Sujet peu évoqué en ces temps de repentances, elle fut aussi et surtout vécue, notamment pour beaucoup de Français des deux rives, mais également pour des personnalités célèbres et respectables de cette époque, comme une tragédie et une véritable guerre civile. C’est le cas de Georges Bidault. Militant chrétien durant l'entre-deux-guerres, Georges Bidault est devenu, en 1942, le plus proche compagnon de Jean Moulin avant de lui succéder à la tête de la résistance intérieure. Il fut ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle à la Libération puis ministre de premier plan et même Président du Conseil sous la IVe république. Dans une biographie de cet illustre personnage, Maxime Tandonnet nous explique comment, au début des années 1960, son engagement en faveur de l'Algérie française acheva de le diaboliser et d'en faire un authentique paria contraint à l'exil.

 

Entretien conduit par Angélique Bouchard

 

Le Dialogue : Comme vous l’écrivez dans votre livre, Georges Bidault ne connaissait pas réellement l’Algérie. Pourtant il est fortement attaché à ces départements français du sud de la Méditerranée. Comment l’expliquer ?

Maxime Tandonnet : Georges Bidault était un homme de son époque. Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’idée de l’empire colonial français était peu contestée à l’image des discours de Lyautey qui y voyait un facteur de paix, de développement économique et social et d’unité dans le monde. Comme professeur agrégé d’histoire et de géographie, Bidault enseignait à ses élèves la grandeur « d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais ». Pour ses contemporains, la France avait un devoir comme on disait alors de « civilisation », c’est-à-dire, dans le langage de l’époque, de développement économique, politique social, éducationnel, l’idée que la France devait y promouvoir les droits de l’homme, les libertés et la démocratie. Cela semble très loin aujourd’hui mais il faut se projeter dans l’époque pour comprendre. Bidault contrairement à l’ensemble de la classe politique et de la société française, est resté attaché à cette image d’un devoir de la France envers les pays du Sud, devoir de protection et de développement et a mal vécu le bouleversement planétaire que fut la décolonisation au nom de l’émancipation des peuples, à partir des années 1950.  D’ailleurs, Bidault n’était pas contre le principe de l’émancipation des peuples du Sud, mais il le trouvait prématuré, trop brutal tant que la France n’avait pas réalisé son « devoir de développement ». 

 

On l’oublie souvent mais « l’Algérie française » n’était pas qu’une notion défendue par des conservateurs ou des extrémistes de droite. Des personnalités importantes de l’époque, de grands notables, issues de la gauche non communiste ou de la droite modérée, se sont très vite opposés à « l’autodétermination » de De Gaulle : Roger Lacoste (socialiste), André Morice et Bourgès-Maunoury (radicaux), Pierre André, François Valentin et Roger Duchet (Indépendants), Léon Delbecque, René Moatti et Bernard Cornut-Gentille (gaullistes). De même c’est Georges Bidault et Jacques Soustelle (fervent gaulliste), deux grandes figures de la Résistance donc, qui créent le Rassemblement pour l’Algérie française. Georges Bidault a-t-il tenté de faire entendre raison au général de Gaulle, qu’il avait soutenu lors de son retour en 1958 ?

Les deux hommes se sont très peu parlé à partir des années 1950. Ils se sont connus à la Libération de Paris, le 25 août 1944. En tant que président du CNR, Bidault incarnait la résistance intérieure à la barbarie nazie, et de Gaulle était l’auteur de l’appel du 18 juin, emblème de la France libre, chef du gouvernement provisoire. Ils s’admiraient mutuellement mais ne se supportaient pas, de caractères trop différents. Bidault était un professeur au tempérament bohême et le Général un soldat cultivant le goût de l’autorité et de la rigueur. Pendant plus d’un an, en 1945 Bidault fut le ministre des Affaires étrangères du général et leur tandem accomplit une œuvre considérable pour le retour de la France au premier rang des Nations. Ensuite ils se fâchèrent gravement car de Gaulle reprochait le soutien du MRP, le parti chrétien-démocrate de Bidault, à la création de la IVe République qu’il maudissait.  Dès lors, leurs relations furent glaciales. Bidault apporta son soutien au retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958 en pensant qu’il voulait garder l’Algérie dans la République. Mais il fut déçu et le sujet devint tellement conflictuel entre eux deux qu’ils évitèrent mutuellement d’en parler lors de leurs rares contacts à l’Elysée après l’élection de Charles de Gaulle comme président de la République. 

 

Très vite, Bidault ne se fait pas d’illusion sur la marche vers l’indépendance engagée par de Gaulle. Vous écrivez que « la volte-face de la classe politique dans son ensemble, longtemps arc-boutée sur le maintien de l’Algérie dans la République et soudain convertie à son indépendance, inspire au Bourbonnais une violente aversion ». Or sa colère le pousse dans une fuite en avant désespérée, sacrifiant son confort, les honneurs et sa carrière, voire en risquant sa vie et celle de sa femme. Pourquoi ? Est-ce dû à son seul « tempérament réfractaire » ?

Son tempérament y est pour beaucoup. Il était en profond désaccord avec les conditions dans lesquelles s’est déroulée la séparation entre le France et l’Algérie. Il y voyait une trahison, un abandon d’une partie de la population française, européenne comme musulmane. Campant sur ses convictions, il dénonçait violemment le déracinement des habitants d’origine européenne de l’Algérie et l’abandon des musulmans attachés à la France et des harkis, aux mains des nationalistes algériens, et les massacres qui ont été commis. Au début des années 1960, l’immense majorité de la classe politique qui était jusqu’alors favorable au maintien de l’Algérie dans la République, y compris les gaullistes, s’est ralliée à la solution d’indépendance prônée par de Gaulle avec le soutien de 90% de l’opinion publique, exaspérée par la poursuite d’une guerre sanglante. Bidault, compte tenu de la froideur de ses relations avec de Gaulle et de son tempérament réfractaire, s’est braqué et à refusé de suivre le mouvement consensuel, quitte à se retrouver dans un isolement presque total et à entrer dans une logique de paria contraint à six années dans l’exil dont cinq au Brésil. 

 

En mai 1962, à Rome, il est membre fondateur du nouveau Conseil national de la Résistance ayant pour objectif de défendre l’Algérie française. Il en devient même le président. En juillet 1962, au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, son immunité parlementaire est levée à cause de ses activités subversives. Et à partir de 1963, il est forcé à l’exil, traqué par les Barbouzes gaullistes. Dans votre ouvrage, vous affirmez qu’il n’a jamais appartenu à l’OAS, mais alors qu’elles furent ces relations avec la célèbre organisation terroriste et qu’espérait-il donc vraiment en poursuivant « pacifiquement » sa lutte dans la clandestinité ?

Dans mon livre, je montre que ce « nouveau CNR » eut une existence plus virtuelle que réelle, se limitant à quelques contacts clandestins et communiqués de presse plus désespérés qu’autre chose… Il est clair que l’OAS en voie de démantèlement a voulu récupérer pour son compte l’histoire prestigieuse de l’ancien grand résistant, quitte à falsifier des documents. Georges Bidault s’est toujours défendu d’avoir appartenu de près ou de loin à cette organisation qui s’est livrée à des attentats et à une politique de la terre brûlée en Algérie. Bidault, qui avait d’énormes défauts, mais n’était pas menteur, a promis qu’il n’avait jamais ordonné d’attentat sans pour autant, il est vrai, condamner le recours à la violence de l’OAS. Le général Salan lui-même, chef de l’OAS, après son arrestation en 1962, a totalement disculpé Bidault en reconnaissant devant la justice qu’il n’avait jamais eu de contact avec lui et que Bidault n’avait jamais été membre de l’OAS et encore moins exercé de responsabilité dirigeante dans cette organisation.

 

Gracié et amnistié en 1968, il rentre enfin en France en juin de cette année ? Est-il resté un paria jusqu’à sa mort en 1983 ? A-t-il regretté ses choix ?

Justement, il n’a jamais été gracié ni amnistié dans la mesure où il n’a jamais été condamné ! L’Assemblée nationale, le 5 juillet 1962, a voté à la demande du gouvernement la suppression de son immunité parlementaire pour qu’il puisse être jugé. Pour autant, en dehors de son opposition politique et idéologique à la « séparation » de la France et de l’Algérie, comme il disait, aucun crime ou délit n’a pu être retenu contre lui. A son retour du Brésil après cinq années où il y vécut avec sa femme, Suzanne, il était complétement oublié. Il a tenté de revenir en politique mais n’intéressait plus personne, vaguement considéré comme l’homme d’une autre époque, de la France coloniale de la IVe République. Le monde avait changé sans lui… Son retour à Paris, en plein mai 1968, est passé totalement inaperçu. Par la suite, on a voulu lui attribuer une responsabilité dans la création du Front national en 1971. Encore un mensonge absurde ! La rumeur est venue de la participation de son secrétaire de l’époque, Guy Ribeaud a une réunion préparatoire à la création de ce parti nationaliste et antigaulliste. Dès qu’il en a été informé Bidault a démenti catégoriquement la moindre implication dans cette initiative et demandé à son collaborateur de rompre tout contact avec le nouveau parti. Quant à savoir s’il a regretté son engagement jusqu’auboutiste en faveur de l’Algérie française, c’est difficile à dire. Il ne l’a jamais reconnu en tout cas. Ce qui est sûr, c’est qu’il a énormément souffert de son ostracisation. A la fin de sa vie, il a prononcé quelques magnifiques discours sur Jean Moulin et sur la Résistance tout en évitant de revenir sur la question algérienne qui l’a tant fait souffrir et gâché sa place dans l’histoire… 

 

Le grand intellectuel et l’éminent universitaire qu’était Soustelle a toujours défendu la fermeté et la guerre contre le FLN, tout en prônant toujours l'intégration de tous les citoyens à la citoyenneté française en Algérie. Loin d’une simple « nostalgie d’Empire », le célèbre ethnologue avait même une vision géostratégique réaliste pour l’avenir de l’Algérie française qui était bien connue et qu’il n’a jamais reniée, même des années plus tard. Au-delà de ses convictions et de son honneur, quelles étaient les arguments et les explications concrètes du côté de Georges Bidault quant à sa position pour un maintien de l’Algérie dans le giron français ? Croyait-il, comme Soustelle jusqu’à la fin de sa vie, qu’il y avait vraiment une alternative sérieuse et viable à l’indépendance de l’Algérie ? Et si oui laquelle ? 

Bidault rejetait toute logique de « guerre de civilisation » entre la Chrétienté et l’Islam. Il croyait au contraire à une harmonie possible entre les religions du Livre, christianisme, islam et judaïsme. Pour lui, le patriotisme, l’amour de la France l’emportait sur les différences de croyance ou de culture. Il pensait que la France universelle avait vocation à fédérer des communautés différentes, notamment les « Européens » et les « Musulmans » comme on disait à l’époque. De Gaulle pensait au contraire que l’intégration de communautés aussi différentes était improbable, comme il l’a écrit dans les Mémoires d’Espoir. Donc, Bidault croyait à l’avenir pacifique d’une Algérie rattachée à la France dans le cadre d’un système fédéral respectant son autonomie et la richesse de sa diversité. Évidemment, 60 ans plus tard, cette vision semble utopiste sinon irréaliste. A l’époque Bidault envisageait un monde où l’héritage colonial servait de passerelle entre le Nord et le Sud. La monde actuel, chaotique, fracturé, violent, rongé par les haines, extrêmement inégalitaire, n’a évidemment rien à voir avec l’avenir tel qu’il le concevait.