Accueil recherche MENU

Invités d’honneur

« Oh la vache ! »

Le Dialogue

ROMAIN LAFABREGUE /AFP

Les Chroniques afghanes de David Vallat

 

La chronique que vous allez lire est vraie, mais je sais parfaitement qu’elle pourra passer pour une affabulation. Pour autant, je vais vous en faire part, puisque cette anecdote illustre bien ce que peut être la projection de l’esprit humain et qu’il est facile de l’attribuer au divin.

Nous sommes donc proches de la date de l’aïd al Kébir de 1994. Cela fait quelques jours que le contact est inexistant avec l’extérieur de Khalden et notamment avec « al baït al shou-ada », « la maison des martyrs » de Peshawar. Ce mois de mai est chaud, et pas uniquement sur le thermomètre. Les tensions avec ce qu’il s’appellera Al-Qaïda et le Pakistan sont presque palpables dans l’air. Notre émir ne nous en aura rien dit, mais cette tension est peut-être la raison du « black-out radio ».

Toujours est-il qu’il y a un doute parmi nos cadres sur la date de l’aïd. Nous avons bien un calendrier qui indique le jour précis de cette fête, mais il est de facture pakistanaise… Autant dire qu’en terme de fiabilité, pour notre encadrement, ce calendrier ne vaut pas grand-chose. Cependant, à défaut d’une autre source, celle-ci est retenue. Il faut dire que la question de la date à été posée aux afghans qui travaillent dans le camp et un paysan qui vient parfois depuis sa ferme à une heure de marche, mais sans réponse ferme. Et puis les afghans, en dehors du combat, ne paraissent pas très fiables pour nos cadres.

Le second point qui rend cet Aïd unique en son genre, est le fait qu’il n’a pas été possible de trouver un mouton, et que le responsable de cette mission est revenu avec une vache. Il ne lui a pas été possible de trouver un mouton à acheter dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres alentours… Trouver un mouton dans les montagnes afghanes peut rendre « chèvre »… Il est à préciser que certaines vaches en Afghanistan sont à peine plus grandes que des moutons irlandais.

D’ailleurs en Afghanistan, cette fête porte le nom Perse de Ghorban, ou « sacrifice », et tous les afghans veulent s’en acquitter. En Turquie, dans les pays turcophones et les Balkans, cette fête prend le nom de kurban bayrane, ou fête du sacrifice.

Cette pratique n’est pas en soi une obligation. Mais là comme ailleurs, le « qu’en dira-t-on si je ne sacrifie pas un mouton ? » l’emporte, de sorte que trouver un ovis aries ressemble à la quête du graal, si l’on n’anticipe pas d’en réserver un, au prix fort, parfois des semaines en avance.

Le jour de l’abattage rituel arrive et l’un de nos formateurs, par acquis de conscience nous réunit sur « al maydane al rimaya », « le pas de tir ». Il nous précise qu’il y a un doute sur le jour retenu, mais que notre intention doit être celle de fêter l’Aïd à la bonne date. Il rappelle ce hadith que pas un seul musulman ne peut ignorer, et qui précise que les intentions prévalent sur les actions, « innama al a’malou bil niya », et qu’une action se saurait être jugée sans connaitre l’intention de son ou ses auteurs.

Sur ce propos, il ajoute que si nous nous sommes trompés, Allah enverra une « ayate », « un signe ». Cela tombe bien qu’il nous dise cela, puisqu’à ce moment exact, les nuages derrière lui semblent l’avoir entendu. J’interpelle Abou ‘Omar al djezaïri, notre cadre, pour lui dire de regarder ce qu’il se trouve « écrit » avec les nuages… Sans forcer l’imagination, nous pouvons voir un nom qui fait crier un tonitruant « Allahou akbar ! » à tout le groupe que nous sommes. En effet, les nuages forment un « Allah »… Dans mon esprit, presque par reflexe, raisonnera également un « oh la vache ! » Il y avait les cumulonimbus, et ce jour-là, nous avons vu un cumulo scriptus...

Cette fois, nous sommes « certains » que nous avons un jour d’avance sur l’Aïd. En conséquence de quoi, et malgré l’intention, nous sommes bons pour trouver une autre vache… Cette année 1994 sera la seule de toute ma vie durant laquelle se seront déroulés deux fois l’Aïd al Kebir et l'Aïd al akbar kebira...

L’avantage pour nous aura été celui d’avoir de la viande dans nos repas, alors qu’elle était plutôt rare au menu.

En somme, les repas carnés se seront incarnés quelques jours, de façon « miraculeuse » … Heureusement que Abou 'Omar al djezaïri n'avait pas dit:

"Si nous avons raison, Allah enverra un signe !"

Nous n'aurions pas eu autant de viande à manger…