Accueil recherche MENU

Monde

Faut-il avoir peur du Milli Görüş en Europe ? [ 2 - 2 ]

Le Dialogue

Necmettin Erbakan, chef du parti Saadet (parti du Salut) assiste à un rassemblement électoral à Istanbul le 15 juillet 2007. La Turquie organise des élections législatives le 22 juillet. Photo : HOCINE ZAOURAR / AFP

 

Milli Göruş est un nom relativement  méconnu, il a été prononcé dans la presse lors de l’édification de la mosquée de Strasbourg, derrière laquelle planait l’ombre d’Ankara. Cette organisation née dans les années 1970 est l’héritière de la doctrine de la Synthèse turco-islamique qui s’est érigée en défenseur des valeurs islamiques et turco-ottomane. Ainsi, ce mouvement est-il  une menace pour la laïcité à la française ? 

 

Contre toute attente, le Milli Görüş – le plus important mouvement politique turc islamiste qui permettra aux islamistes de détruire les acquis de la laïcité kémaliste dans les années 1990 - n’a pas vu le jour en Turquie, mais en Allemagne en 1969, à Brunswick, à l'initiative de Necmettin Erbakan, en tant qu'Union turque d'Allemagne, elle n’adoptera le nom de Milli Göruş qu’en  1994. Le choix de l’Allemagne, pour lancer ce vaste mouvement n’a rien de fortuit, puisque, le pays accueille la plus grande diaspora turque d’Europe. Necmettin Erbakan a des liens  avec ce pays où il a obtenu son diplôme d’ingénieur. Le  mouvement  a affiché dès sa création sa volonté de ramener les travailleurs turcs à la fois dans le giron, de la mère-patrie et de l’islam.

Erbakan, mentor d’Erdogan, fonde le 26 janvier 1970 sa première formation politique,  le parti de l’ordre national ou Milli Nizam Partisi, est rattaché au Milli Görüş. Cette nouvelle formation politique, créée au nom de la bourgeoisie provinciale, s'ouvre à l’ensemble de la classe moyenne provinciale, en proie au désarroi devant l'évolution des mœurs et des valeurs de la société turque et qui se sent exclue du développement économique que connaît le pays. Le Parti de l’ordre national prône un retour aux valeurs traditionnelles de l’ancien Empire ottoman et de l'islam et  Necmettin Erbakan rejette catégoriquement des réformes kémalistes  dont il réprouve le caractère laïc et  trop complaisant à l’égard de l’Occident. Le coup d'État de 1971 en Turquie provoque la dissolution, le 20 mai 1971 de son parti par la Cour constitutionnelle  pour atteinte au principe fondateur de la laïcité turque. 

En 1972, Il fonde le Parti du salut national (MSP) ou Selamet Partisi avec les membres. Il entre au parlement avec 48 députés et 3 sénateurs, obtenant 12 % des voix lors des élections de 1973. Après les élections de 1973, le CHP et le MSP dirigés par le kémaliste Bülent Ecevit (1925-2006) deviennent des partenaires gouvernementaux, et Erbakan est nommé ministre d'État et vice-Premier ministre du gouvernement. Mais les divergences d'opinion entre Erbakan et Bülent Ecevit ne tardent pas à apparaître, et le 17 novembre 1974, le gouvernement de coalition CHP-MSP est dissout. 

Le Milli Nizam Partisi à la suite du  coup d'État du 12 septembre 1980 est dissous par la Cour constitutionnelle. Cette fois-ci, Erbakan est arrêté et incarcéré à la prison d’Izmir Uzunada pour activités et propos anti-laïques notamment pour avoir donné une interview au journal Milliyet en 1973 où il critiquait la réforme sur l’habillement d'Atatürk. Il sera frappé d’une interdiction d’exercer des activités politiques pendant dix ans. Mais cette interdiction ne sera levée qu’en 1987, et à la faveur du référendum organisé le 6 septembre 1987, il revient en politique. Il  est nommé à l'unanimité président du parti lors du congrès du Refah Partisi, fondé en 1983. Aux élections du 20 octobre 1991, il est de nouveau élu député de Konya. Lors des élections de 1995, à tête du Refah Partisi, qui a recueilli 21,37% des voix lors de ces élections. Il est devenu le premier parti avec 158 députés. Après ces élections, il prend ses fonctions de Premier ministre le 28 juin 1996 dans le gouvernement Refah Partisi qu'il forme avec le DYP.

 

Milli Görüş étend ses tentacules

L’Occident se méfie du Milli Göruş et non sans raison, car en 1991,  Necmettin Erbakan déclarait à Ludwigsburg, un discours aux accents douguiniens : « Les Européens sont malades… Nous leur donnerons les médicaments. L’Europe entière deviendra islamique. Nous conquerrons Rome. »[1] Une déclaration qui n’est pas sans rappeler le  célèbre poème de Ziya Gökalp (1876-1924), nationaliste qui fut écarté par Mustafa Kemal en raison de son panturquisme et qui affirmait : « les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques et les mosquées  sont nos casernes les croyants nos soldats. Cette armée divine garde ma religion ». Le Milli Göruş chapeaute au total 71 mosquées, 286 associations, 11 établissements confessionnels et compte 19 000 membres en France. En matière de siège social, elle a implanté son siège régional à Vénissieux, en 2013 et le siège européen est implanté à Cologne en Allemagne. Lors de l’édification de la mosquée de Strasbourg, qui doit son nom à Abu Ayyub al-Ansari, appelé par les turcs Eyüp Sultan qui fut l’ un des compagnons du prophète Mahomet, tombé lors du premier siège de Constantinople, la polémique autour du Milli Göruş a fait sa réapparition. Le nom de la mosquée allie à la fois la religion et l’empire ottoman. 

Lors d’une commission du Sénat sur la radicalisation en France, l’inquiétude sur le Milli Göruş était due à l’entrisme de l’État turc : «  L’État turc déploie une stratégie d’influence visant à asseoir l’emprise des turcs sur une partie du  territoire, particulièrement en Alsace, et particulièrement à Strasbourg, avec la construction de la  grande mosquée du Milli Görüş, l’installation de la très puissante Ditib, et de l’école Yunus Emre, le  projet d’ouverture d’une faculté́ de théologie islamique dépendante de l’université de Marmara (...) tout  cela marque la volonté d’emprise politique, via la religion, d’une puissance étrangère sur le territoire,  l’objectif étant de tenir en main la diaspora turque.»[2]

Les autorités y voient une intrusion de la Turquie dans les affaires françaises, et  pose clairement le problème de la mainmise de la Turquie sur la population musulmane. Quant  à la DITIB mentionnée dans le rapport, a été créée le 3 mars 1924 par la loi no 429 sur ordre de Mustafa Kemal lui-même, afin de permettre au pouvoir d’exercer un droit de regard sur la religion. D’ailleurs, l’article 136 de la Constitution turque stipule clairement que la DITIB doit respecter la laïcité et ne pas se mêler de politique. Par conséquent la France, ou d’autres pays européens possèdent un levier  juridique permettant de limiter l’ingérence supposée ou réelle de la DITIB. 

 

Conclusion 

Le site de Milli Göruş a gommé le rôle politique de la confédération, ainsi que le nom de son fondateur qui n’a jamais été favorable à la laïcité, ni même à l’Occident et à sa culture qu’il jugeait décadente. Héritier de la Synthèse turco-islamique, le mouvement revendique les valeurs typiquement turques et d’Asie centrale, comme la référence constante au passé prestigieux des Turcs, la référence aux stèles de l’Orkhon[3] qui est marquent l’acte du peuple turc en Asie centrale est pour eux, la référence.  Ils n’ont par conséquent que faire des valeurs occidentales jugées pour eux  comme pernicieuses car la perde de  l’empire est perçue comme un complot des nations maçonniques contre l’identité ottomane. 

Le Milli Göruş prône les valeurs propres à l’islam et à la Turquie-ottomane et ne fait aucune place aux valeurs de la République. 

 


[1] Koc, C,  Claire le prénom de la honte, Albin Michel, 10 février 2021.

[2]Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble Tome I : Rapport, 2020 https://www.senat.fr/rap/r19-595-1/r19-595-12.html

[3] Bazin, L, Les premières inscriptions turques (VIe-Xe siècles) en Mongolie et en Sibérie méridional. In : Arts asiatiques, 1990  45  pp. 48-60.