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Guerre en Ukraine : la stratégie du sabotage ou « Stay-behind » réactivée ?

Le Dialogue

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky apparaît à l'écran alors qu'il s'adresse à la réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies sur le maintien de la paix et de la sécurité en Ukraine le 24 août 2022, au siège des Nations Unies à New York. Zelensky a déclaré à l'ONU que la Russie devrait mettre fin au "chantage nucléaire". (Photo de TIMOTHY A. CLARY / AFP)

 

L’auteure explique que depuis le mois d’avril, on assiste, dans le conflit qui oppose la Fédération de Russie à l’Ukraine, à la réapparition d’une arme redoutable qu’aucune armée n’est préparée à affronter : le sabotage. Pour Lea Raso, la stratégie du Stay-Behind qui date des années de Guerre froide contre les visées expansionnistes de l’URSS semble avoir été réactivée en Ukraine….

Depuis le mois d’avril, la Russie fait face à une vague d’incendies criminels sans précédent : pas moins de 20 centres ont été détruits par les flammes, la base d’Engels a fait l’objet d’une attaque de drones le 26 décembre 2022. Au début du mois de décembre, c’est un centre commercial qui - pendant plus de trois heures - s'est transformé en torche géante, au fur et à mesure qu'explosaient les pots de peinture et les aérosols du magasin OBI. En Crimée, les choses ne vont guère mieux : c’est le pont Kertch reliant la péninsule à la Russie qui a été en partie détruit, le 8 octobre 2022, après que l’explosion d’un camion ait mis le feu à un train transportant du carburant. On évoque de plus en plus le sabotage de forces spéciales ukrainiennes, dont l’action clandestine vise à détruire la puissance de feu de l’adversaire tout, autant qu’à détruire et à saper le moral, en soulignant sa vulnérabilité. 

Cette stratégie, qui vise donc à déstabiliser l’ennemi, a été mise sur pied par les alliés dès l’année 1945, date à laquelle, deux conférences internationales eurent lieu. La première, se déroula du 4 au 11 février à Yalta entre Roosevelt, Churchill et Staline. La partition de l’Allemagne en zones d’occupation fut décidée. Le monde n'était pas encore partagé en deux hémisphères d'influence, mais les Occidentaux furent contraints d'accepter le rôle de Staline dans les territoires libérés par les chars soviétiques.

 La seconde, s’ouvrit du 17 juillet au 2 août à Potsdam. Mais la désillusion dominait, car l’alliance avec l’URSS se délitait et les antagonismes se firent jour. En effet, l'Europe centrale et orientale était désormais sous l'influence exclusive de l'Armée soviétique et les alliés craignait de voir s’étendre la zone d’influence soviétique à la Grèce, car la résistance au nazisme avait été menée exclusivement par les membres du parti communiste. Aussi, les alliés donnèrent-ils carte blanche au MI6 et à la CIA, qui, agissant dans le cadre de l’OTAN, organisèrent une armée secrète, destinée en cas d’attaque des Forces du Pacte de Varsovie de riposter. Cette armée de l’ombre était constituée de cellules composées d’agents formés en territoire américain et aguerris à la lutte armée en zone occupée. C’est que l’on appelle le Stay-behind et leurs actions étaient coordonnées par l'OTAN et  les services secrets américains. Implantés dans seize pays d'Europe de l'Ouest, ces réseaux clandestins s’appuyaient essentiellement sur les forces nationalistes de l’Ukraine, soit des paramilitaires, soit des civils. Les États-Unis affichaient ainsi une volonté de ne pas exposer les armées alliées dans une confrontation directe avec l’URSS et ses alliés, mais le souhait de ne pas placer les armées nationales, en première ligne s’imposait comme une évidence, on était dans la stratégie du « Zero Death » car l’on voulait réduire au maximum le nombre de victimes à la fois militaires, mais aussi civiles.

L’objectif du présent article est de montrer que le  Stay-behind a été réactivé : comme pendant la Guerre froide lorsque Washington a monté l’opération AERODYNAMIC en s’appuyant sur des groupes nationalistes, ukrainiens, elle s’appuie sur leurs descendants, le bataillon Azov, mais aussi le régiment Kerken, composé de volontaires nationalistes qui pratiquent entre autres choses le sabotage, actions spectaculaires destinées à freiner l’avancée, mais aussi de mettre en déroute  l’armée russe. 

Retour vers la Guerre froide ?

  On a coutume d’affirmer que l’histoire ne se répète pas, mais force est de constater que certains schémas tendent à se reproduire. En 1945, les forces de l’OTAN et l’Amérique  privilégiaient la guérilla face aux chars soviétiques, plutôt que la confrontation directe.  Un choix stratégique motivé, par l’aura dont bénéficiaient les communistes, qui avaient participé à la Résistance. Aussi, convenait-il d’agir avec mesure. La peur aussi de l’utilisation de l’arme atomique n’y était sans doute pas étrangère. Hiroshima et son traumatisme étant dans tous les esprits, le monde ne pouvait se permettre de recourir à cette arme de l’extrême. Il fallait donc envisager la création d’armées secrètes qui agiraient de manière clandestine dans les pays d’Europe occidentale. C’est ce que l’on désigne sous le nom de stratégie du Stay-behind, qui fut choisie par un certain nombre de pays européens qui créèrent leur propre armée, comme l’affirmait Giulio Andreotti, le 24 octobre 1990, lors d’un discours au Parlement : « Après la Seconde Guerre mondiale, la peur de l’expansionnisme soviétique et l’infériorité des forces de l’OTAN par rapport au Kominform conduisirent les nations d’Europe de l’Ouest à envisager de nouvelles formes de défense non conventionnelles, créant sur leur territoire un réseau occulte de résistance destiné à œuvrer en cas d’occupation ennemie, à travers le recueil d’informations, le sabotage, la propagande et la guérilla (…).Des réseaux de résistance furent organisés par la Grande-Bretagne, en France, en Hollande, en Belgique et vraisemblablement au Danemark et en Norvège.(…). Alors que la structure italienne avançait dans sa mise en place, un accord fut signé entre les services américains et le SIFAR, relatif à l’organisation et aux activités du « réseau clandestin post-occupation », accord communément appelé Stay-Behind par lequel furent confirmées toutes les obligations précédemment intervenues entre l’Italie et les USA. Ainsi, les bases furent jetées pour réaliser l’opération indiquée en code sous le nom de « Gladio ». Une fois constitué l’organisme clandestin de résistance, l’Italie fut appelée à participer, à la demande française, aux travaux du CCP (Comité Clandestin de Planification) opérant dans le cadre du SHAPE (Supreme Headquarters Allied Powers Europe. »[1]Le Stay- behind, est une guerre indirecte ou guerre par procuration que livraient Moscou et Washington par l’intermédiaires de « proxies ». Ce que pour  l’Amérique et la Russie se refusent toujours à faire.  Pour éviter l’escalade, Washington a officiellement invité l’Ukraine à ne pas s’engager dans un conflit sur le territoire russe. Un conseil  qui n’a pas été suivi puisque le 5 décembre 2022, Kiev a bombardé une base russe, d’où les avions décollent pour bombarder l’Ukraine. La réaction américaine a été rapide et s’est exprimée par la voix du porte-parole de la diplomatie, Ned Price : « Tout ce que nous faisons, tout ce que le monde fait pour soutenir l'Ukraine, vient en soutien à l'indépendance de l'Ukraine. Les États -Unis, fournissent à l'Ukraine  ce dont elle a besoin pour que cela soit utilisé sur son territoire souverain – sur le sol ukrainien – pour affronter l'agresseur russe ». Un communiqué qui en langage diplomatique signifie que Washington ne souhaite pas assister à une escalade. Mais Moscou sait que la partie se joue de manière plus subtile.[2]

Les Covert actions privilégiées

Ce qui est donc privilégié depuis la Guerre froide, ce sont  les Covert action apparues dès 1947, celle-ci ne pouvaient avoir lieu qu’avec l’approbation écrite du Président des États-Unis. L’action clandestine est autorisée la première fois par la directive  NSC-4-A, le 9 décembre 1947[3]. Elle confia à la CIA le soin de conduire des actions psychologiques clandestines qui furent élargies à d’autres modes d’action, parmi lesquelles figuraient la subversion, le soutien aux guérillas et le sabotage. Aussi, en février 1948 après le coup de Prague, la CIA entreprit de systématiser des préparatifs qui s’inscrivent dans un contexte de plus en plus tendu. Le 18 juin de la même année, le Conseil de sécurité américain adopta la résolution NSC 10/2, chargeant l'Office of Special Projects d'établir un programme d'action clandestine. L’Office of Policy Coordination  (OPC) est créé par la résolution NSC 10/2 et devint le service action de la CIA, jusqu'au regroupement des deux organisations en 1950. L’OSS /CIA souhaitant pouvoir compter sur le soulèvement de réseaux de résistance bien armés et bien organisés. Tirant les leçons de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, l’OPC ne se refusait à l’idée de  devoir  armer ses partisans après une occupation, cela étant jugé trop risqué car il  faisait appel aux techniques aléatoires du parachutage et d’infiltration d'agents en territoire ennemi. Cette nouvelle approche aboutit à  la décision d'implanter dans les pays « menacés » des capacités de résistance et de sabotage qui n’entreraient en œuvre qu’après une éventuelle invasion, comme les unités auxiliaires fondés au Royaume-Uni face au risque de menace d'invasion allemande.

 Sous le contrôle de  Frank Wisner, directeur des opérations de l'Office of Strategic Services (OSS)L’opération rassemble quelques vétérans de la clandestinité ayant affronté les services de sécurité de l’Allemagne nazie. Il est chargé par le département de la Défense des États-Unis d'établir un réseau Stay-behind en Europe occidentale et d'organiser des réseaux de résistance en Europe de l'Est. On trouve ainsi durant les premières années des réseaux Stand-behind, à côté d'agents de la CIA, et du MI6 (chargé durant la seconde guerre mondiale des réseaux d'évasions) ou du Special Operations Executive, devenu la Special Operations Branch du MI6. En juillet 1951, les activités du Comité clandestin de l'Union occidentale, chargé au début de la planification, sont transférées, sur l'initiative du général Eisenhower, au Coordination and Planning Committee (CPC) en « liaison directe et officielle » avec le Grand quartier général des puissances alliées en Europe, au sein duquel les rôles clés seront tenus par les services spéciaux américain et français. En schématisant, le CPC et la CIA se répartissent les rôles ; le CPC gérant les réseaux dans les pays de l'Alliance atlantique et la CIA les organisant dans les pays neutres. En 1955, un Special Group fut constitué au sein du CPC afin de superviser les actions clandestines. En 1990, le CPC, devenu depuis le Comité de coordination allié (CCA) se réunissait encore régulièrement. Le contexte théorique de leur éventuelle activation est toujours le même : si un des pays concernés est envahi par l'armée soviétique, son gouvernement légitime se réfugiait au Royaume-Uni, en Amérique du Nord ou en Irlande et les réseaux Stay-behind, devenusimmédiatement opérationnel(s), passe(nt) à l'action en étroite coordination, grâce à ses propres moyens de télécommunications, avec celui-ci. Les Américains proposèrent au Président Zelinsky de quitter l’Ukraine, ce que dernier refusa.

La principale activité du Comité de coordination allié consistait à repérer et à sélectionner, durant les périodes de service militaire, les appelés jugés assez mûrs et de confiance pour pouvoir appartenir au réseau. Une fois cooptés, ceux-ci étaient assez régulièrement convoqués pour des périodes d'exercice d'une durée approximative d'une semaine.[4] En théorie, l'appartenance à ces réseaux était incompatible, sauf pour l'encadrement, avec une fonction dans les services de sécurité officiels. 

Dans une note documentée au plus près des sources britanniques et américaines déclassifiées, il apparaît très nettement que l’expérience acquise face à l’armée allemande avait permis d’acquérir une connaissance du terrain et des méthodes de résistance. Avec le soutien de la France, son allié de toujours, avant de le délaisser au profit des États-Unis au début des années 1950, elle mit en place une coordination clandestine qui a perduré jusqu'en 1990. Elle était chargée de piloter la mise en place des réseaux dans les différents pays de l'Union de l'Europe occidentale. Elle sera concurrente de la politique américaine et ce, surtout en Italie. L’une des raisons qui a incité l’OSS à choisir  le Stay Behind, et donc la guerre clandestine, c’est l’influence de l’opinion publique américaine, qui à partir de la bataille de Tarawa en 1943, a commencé à exprimer son rejet de la guerre. La bataille a fait l’objet d’une médiatisation  et la vue de certaines images a eu pour effet de  traumatiser l’opinion publique américaine. C’est à ce moment que la doctrine de la guerre à « Zero Death »[5] ou « guerre propre », a vu le jour et marqua la volonté américaine d’éviter les morts tant civils que militaires. « La « guerre propre » est définie comme une guerre où la vie est respectée. Il s’agit d’une guerre opposée aux hécatombes des sales guerres, d’une guerre dans laquelle la mort et la souffrance doivent être limitées, quelle que soit la condition de l’homme : ami ou ennemi, militaire ou civil. Ce faisant, ce rapport à la vie nous place dans un régime historique distinct. »[6] L'idée directrice, à l’origine de cette nouvelle conception de la guerre, est la suivante : dans une démocratie, la guerre ne peut être menée qu'avec l'assentiment des citoyens.  Il en va ainsi pour les Etats-Unis, mais aussi pour les pays européens. Ce soutien des citoyens était relativement aisé à obtenir pendant la Guerre froide. En cas d'invasion soviétique, les forces paramilitaires avaient été créées un peu partout en Europe afin de faire obstacle aux forces du pacte de Varsovie. Néanmoins ces conflits qui auraient été asymétriques, auraient justifié sans difficulté l'entrée en guerre des membres de l'OTAN, voire l'emploi de l'arme nucléaire en ultime recours. Le sabotage tel qu’il est décrit par le Simple Sabotage Field Manual  apparaît ainsi comme une technique s’insérant parfaitement dans cette nouvelle stratégie.

La place du sabotage, action civile, risques à minima ?

En 2008, l’administration américaine a déclassifié un certain nombre de documents, parmi lesquels figurait le Simple Sabotage Field Manual destiné aux agentsen poste en Europe. Dès le 17 janvier 1944, ce manuel  fut adressé à tous les espions, dont la mission était de coordonner les forces de résistance à l’occupant nazi, puis dans l’hypothèse d’une tentative d’invasion soviétique, de faire obstacle aux forces du Komintern. Initialement prévus pour combattre le nazisme, après 1945, il a servi  de vade-mecum destiné aux agents chargés de coordonner les forces de contre-guérilla. Dès les premières lignes il insiste sur les deux types de sabotage existant. Le premier étant le fait de personne hautement qualifiées et rompues au maniement des explosifs et aux techniques, donc de militaires ou de forces spéciales. L’ampleur de l’explosion et de l’incendie du centre commercial survenu à Moscou en décembre 2022, laisse supposer que l’on est en présence de personnes ayant ce profile. Le Field Manual, pour les opérations de sabotage va privilégier deux types de profils : le citoyen et les nationalistes. Ainsi apparaît comme personnage clef de cette nouvelle forme de sabotage que l’on peut qualifier de sabotage à minima, le « citoyen saboteur » qui n’est pas destiné à être un héros, mais un homme ordinaire capable de gêner la progression de l’ennemi. Le recours au sabotage devait être envisagé, non pas comme action offensive, mais comme une action défensive activée en cas d’invasion. Le citoyen-saboteur et les groupes nationalistes acteurs de la guerre asymétrique

Le Stay-behind s’appuyait à la fois sur la complicité de citoyens et sur les forces nationalistes des pays concernés. Le « citoyen-saboteur », n’avait pas vocation à devenir l’élément d’une cinquième colonne autonome, mais à faciliter les actions de commandos aguerris. Ils étaient néanmoins  encadrés par des professionnels de la lutte clandestine. L’objectif du Simple Sabotage Field Manual était de s’assurer de leur efficacité, et de faire en sorte qu’ils soient utilisés au mieux de leurs compétences. Car en tant que citoyens ce sont eux qui travaillaient dans les usines, qui peuvent gêner voire entraver une avancée des forces ennemies, qu’elles soient nazies ou soviétiques. Le 9 décembre 2022, l’incendie qui a ravagé le plus grand centre commercial dans la banlieue de Moscou, s’il ne fait aucun doute qu’il a nécessité la maîtrise d’une technologie importante, il est certain que les complices appartiennent au personnel. On est dans le cas d’une collusion entre civils qui ont facilité l’opération et membres des forces spéciales. Dans le chapitre intitulé « Tools, Targets and Timing », il est clairement stipulé : « que le saboteur ne devrait jamais attaquer des cibles qui sont au-delà des capacités de ses instruments », il est précisé que le « saboteur devrait porter atteinte seulement aux objets et matériaux connus pour être utilisés par l’ennemi ou être destiné à une utilisation précoce par celui-ci. »[7]. Le sabotage reste une action illégale, comme toute destruction du bien d’autrui, mais le Simple sabotage Field Manual a conçu un mode de sabotage à la fois indétectable, efficace et surtout destiné à préserver la vie du « citoyen-saboteur ». La lenteur, l’inefficacité, l’extrême maladresse, vont devenir des moyens de subversion, vivement encouragés. En effet, que faire contre des individus qui feignent d’être intellectuellement au plus bas, ou qui sont incompétents ? Autant de défauts qui n’ont rien de soi de répréhensible. Dans son introduction, le Simple Sabotage Field Manual insistait sur un type de sabotage « qui ne requiert aucun outil mais qui crée des dégâts physique par des moyens détournés.  Il est basé sur  les opportunités universelles de prendre des mauvaises décisions, d’adopter une attitude non –coopérative, et d’inciter les autres à en faire autant. Prendre une mauvaise décision peut commencer en plaçant des outils au mauvais endroit au lieu d’un autre. Une attitude de non-coopération peut consister à créer un climat délétère, parmi ses collègues de travail, par des chamailleries, en faisant preuve d’une humeur maussade et de stupidité. »[8] La négligence est également prônée : « une usine propre n’est pas susceptible de brûler, mais une usine sale peut l’être. Les ouvriers devront faire preuve de peu de soin  et les gardiens de l’usine faire preuve de très peu d’efficacité en matière de propreté. Si de la saleté et des ordures jonchent le sol, le bâtiment deviendra inflammable »[9]. L’objectif étant de saboter, sans avoir l’air de le faire, et présenter le sabotage comme le résultat d’une négligence extrême, voire d’une  grave incompétence. Elles sont préconisées pour ennuyer, ralentir, perturber l’avancée ennemie. Le document dans son ensemble met en avant la nécessité d’endommager voire détruire, l’air de rien du matériel, provoquer des incendies, faire des dommages importants avec les moyens du bord. Ce document s’inscrit donc dans un contexte de guerre secrète, et les stratégies proposées ne s’effectuent pas dans le pays allié, elles sont faites à partir du pays allié et destinées aux forces vives de la nation. Il appartient donc à l’agent-recruteur de trouver le discours adéquate susceptible de motiver le saboteur suffisamment pour qu’il s’engage. « Il convient de souligner au saboteur quand les circonstances sont appropriées, qu’il agit en légitime défense contre l’ennemi, ou qu’il exerce des représailles légitimes contre l’ennemi qui a commis d’autres actes de destruction. Afin de faire descendre les tensions et la peur, une quantité raisonnable d’humour dans les diverses suggestions de sabotages simples peut le détendre. »[10]Il doit aussi organiser des points de rencontre avec les saboteurs  et les convaincre de ne rien entreprendre de leur propre initiative. Il est recommandé aux agents de ne pas hésiter à faire des discours «  de parler aussi fréquemment que possible et en prenant son temps. Illustrez votre propos par des anecdotes et des retours d’expériences. Ne pas hésiter à faire des commentaires « patriotiques » appropriés ».[11]

La réactivation du projet AERODYNAMIC 

Depuis les débuts de la Guerre froide, les États-Unis n’ont jamais cessé d’apporter leur soutien aux forces nationalistes ukrainiennes et à son parlement clandestin. Un document classé datant du 13 juillet 1953, et depuis lors déclassifié, nous informe que  l’objectif du projet AERODYNAMIC est de fournir pour l’exploitation et l’expansion de la résistance antisoviétique en Ukraine pour la guerre froide et pour des guerres ouvertes. De tels groupes comme le conseil suprême de libération de l’Ukraine (UHVR) l’organisation des nationalistes ukrainiens (OUN et de son bras armé le l’UPA, afin de leur donner de nouvelles orientations. La représentation étrangère du conseil suprême de libération (UHVR) et le ZPUHVR en Europe occidentale et aux États-Unis et d’autres organisations comme OUN/B seront utilisés ». Dès 1970, la CIA a admis avoir été en relation avec le ZPUHVR et ce dès 1950.[12][13]Ce que l’on constate dès lors que Washington n’a jamais cessé d’agir avec les forces nationalistes ukrainiennes, même si certaines avaient eu des liens avec les nazis pendant la guerre. Cette trame et les liens ne sont pas récents et la présence des agents de la CIA et du MI6 est avérée. AERODYNAMIC a placé des agents de terrain à l’intérieur de l’Ukraine soviétique qui, à leur tour, ont établi des contacts avec le Mouvement de résistance ukrainien, en particulier les agents du SB (service de contre-espionnage) de l’OUN qui opéraient déjà en Ukraine. La CIA a organisé des parachutages de matériel de communication et d’autres fournitures, vraisemblablement des armes et des munitions, à l’armée « secrète » de la CIA en Ukraine. La plupart des agents ukrainiens placés sous l’autorité des Services secrets américains, ont reçu une formation en Allemagne de l’Ouest de la branche politique et psychologique du renseignement extérieur (FI-PP) de l’armée américaine. Washington n’a cessé  de s’appuyer  sur la fibre nationaliste des personnes, à l’intérieur de la Russie aux liens très étroits avec l’Ukraine, car nombreux sont ceux qui ont un membre de la famille de l’autre côté de la frontière. Certains de ces citoyens russes, par leur enrôlement dans l’armée peuvent approcher des hauts gradés, que l’on a retrouvés mort. Les morts font aussi partie d’une stratégie de déstabilisation. Alexandre Douguine, l’idéologue supposé de Vladimir Poutine était visé par un attentat, sa fille a trouvé la mort. Or l’attentat était bien réglé, car les caméras vidéo près du lieu de l’explosion étaient les jours précédents hors service. Les auteurs de l’attentat étaient en possession de cette information. On peut admettre qu’il y ait eu une complicité en interne, même si l’attentat a été télécommandé par Kiev. Le Stay-behind 2022, s’appuie donc sur les forces nationalistes paramilitaires qu’elle a contribué à former, comme le bataillon Azov, capable à la fois de monter des opérations d’envergure, parmi lesquelles figure le sabotage destiné à ralentir l’avancée des troupes russes. Le bataillon a été créé en 2014, au moment de l’annexion par la Russie de la Crimée. Qualifiés de nazis par leurs adversaires, ils n’en sont pas moins nationalistes et prêts à tous les sacrifices pour leur patrie. Azov a vu le jour au moment de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Il ne serait pas étranger au sabotage du vaisseau amiral de la flotte russe, le Moskva, qui a en avril 2022 a coulé en quelques minutes.

Le régiment Kraken, dont certains des membres appartiennent aussi à Azov, est surtout composé d’une unité de volontaires ukrainiens faisant partie deforces spéciales de la Direction générale du renseignement du ministère de la Défense ukrainien. Formé le 24 février 2022, le jour du déclenchement de l'invasion russe de l'Ukraine et nommé d'après la créature marine mythique, le régiment est composé de vétérans du régiment Azov ainsi que de volontaires. Son statut réel est ambigu puisque l'unité dépend directement du renseignement ukrainien, mais mène des opérations de guerre (bombardement, prise de localités etc.) sans faire partie des forces armées ukrainiennes. Au cours de la guerre, il a réussi à devenir l'une des unités de volontaires les plus en vue, notamment en raison de ses bons résultats face aux troupes russes lors des contre-offensives ukrainiennes dans les environs de Kharkiv.

Comme le régiment Azov, le régiment Kraken a fait l'objet de controverses entourant le recrutement de combattants seraient  issus de groupes d'extrême droite. Il s’agit pour la  plupart de civils nationalistes recrutés souvent dans les salles de sport, sur les tribunes de supporters de football, et qui seraient encadrés par des anciens de l’armée régulière, comme le  commandant du régiment, Kostyantyn Nemitchev, une personnalité militaire et politique de Kharkiv, membre du parti ukrainien d'extrême droite, Corps national et vétéran du bataillon Azov. Le régiment Kraken est très actif sur les réseaux sociaux, où il publie des vidéos de ses opérations, notamment des frappes d'artillerie sur un quartier-général russe en juin 2022 ou l'entrée dans Kupiansk libérée

Conclusion 

Il semble que le Stay Behind ait été réactivé, AEROYNAMIC apporte la preuve que dès la Guerre froide les bases d’une coopération entre les forces nationalistes ukrainiennes et la CIA étaient effectives et ce sous l’égide de l’OTAN. Daniele Ganser a démontré que la création des forces capables de mener une guérilla faisait partie d’un dispositif antisoviétique. Le bataillon AZOV et le régime Kraken en font partie.  Le conflit asymétrique depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine s’est donc imposé comme une évidence. Le Maréchal Tito avait donné comme conseil à la Résistance yougoslave aux prises avec les nazis pendant la seconde Guerre mondiale : "Ne combattez jamais l'adversaire sur son terrain. Baissez-vous et cachez-vous, et frappez-le ensuite, lorsqu'il n'est pas en position de vous dominer." [14]

Références

Albertelli, Sébastien, Histoire du sabotage, de la CGT à la Résistance, Perrin, 2016, 489 p.

Azoui, Cyril, Le jour où l’Amérique a vu la guerre ; 1943, le traumatisme de la bataille de Tarawa, éditions Lux, 2015, 144 p.

Bossuat, Gérard,  L’aide américaine à la France après la deuxième guerre mondiale, in : Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 1986, pp. 17-36

 Cogan,  Charles « “Stay-Behind” in France : Much Ado About Nothing? », The Journal of Strategic Studies, vol. 30, no 6,‎ décembre 2007p. 937-954.

Dumoulin, André, Le « zéro-mort » : entre le slogan et le concept, in : Revue internationale et stratégique, 2001/4 (n° 44), pp.17-26.

Ganser, Daniele, Les armées secrètes de l’OTAN. Réseaux stay behind, Gladio et terrorisme en Europe de l'Ouest, Editions Demi-Lune, 2007 , 416 p.

Kermoal, Jacques, L’onorata Società. La véritable histoire de la mafia, éditions La Table ronde, 1971, 233 p.

Martin, Alexandre et Coriou, Loïck, Définir un conflit asymétrique , in : Le Monde, 2003, https://www.lemonde.fr/international/article/2003/03/31/definir-un-conflit-asymetrique_315022_3210.html

Meyrowitz, H, La guérilla et le droit de la guerre, problèmes principaux

Tisseron, Antonin, L’énoncé « guerre propre » à la fin du xxe siècle : paradoxe ou suprématie ? La Documentation française, Les Champs de Mars 2003/1 (N° 13), https://www.cairn.info/revue-les-champs-de-mars-ldm-2003-1-page-151.html

Wijk (de), Rob, « Vers une nouvelle stratégie politique pour l’OTAN »,  in : Revue de l’OTAN, no 2, Bruxelles, été 1998, p. 16.

 

Documents

Coordination of Foreign Information Measures, National Archives and Records Administration, RG 273, Records of the National Security Council, NSC Minutes, 4th Meeting, Washington, 9 décembre 1947, https://fas.org/irp/offdocs/nsc-hst/nsc-4.htm.

 

Conventions de Genève du 12 août 1949 https://www.icrc.org/fre/assets/files/other/icrc_001_0173.pdf

 

FM 31-21 Guerilla Warfare and Special Forces Operations, milmanual-fm-31-21-guerilla-warfare-and-special-forces-operations, ark:/13960/t75t4w381.https://archive.org/details/milmanual-fm-31-21-guerilla-warfare-and-special-forces-operations/page/n1

Ruffner, K, Cold War allies. The Origins of CIA’s Relationship with Ukraine, https://www.cia.gov/readingroom/docs/STUDIES%20IN%20INTELLIGENCE%20NAZI%20-%20RELATED%20ARTICLES_0015.p

Simple Sabotage Field Manual, 17 janvier 1944, Office of Strategic Services, 

https://www.cia.gov/news-information/featured-story-archive/2012-featured-story-archive/CleanedUOSSSimpleSabotage_sm.pd


[1] Discours du Président du Conseil, Giulio Andreotti appelé à s’expliquer au Parlement sur l’existence des réseaux clandestins et du Gladio.

[2] Le Kremlin accuse Washington de mener une "guerre indirecte" contre la Russie, in : Le point, 22 décembre 2022https://www.lepoint.fr/monde/moscou-accuse-washington-de-mener-une-guerre-indirecte-contre-la-russie-22-12-2022-2502566_24.php.

[3] Memorandum From the Executive Secretary (Souers) to the Members of the National Security Council, 9 décembre 1947,  In : national Archives and Records Administration, RG 273, Records of the National Security Council, NSC Minutes, 4th Meeting.

[4] Les forces nationalistes turques avec à leur tête le général Alparslan Türkes firent de nombreux stages de formations aux Etats-Unis. 

[5] On a tendance à estimer que la doctrine du « zéro mort »  a vu le jour lors de la guerre d’Irak, ce qui n’est pas exact. 

[6] Tisseron, A, L’énoncé « guerre propre » à la fin du xxe siècle : paradoxe ou suprématie ?in : La Documentation française, Les Champs de Mars, 2003/1 (N° 13), https://www.cairn.info/revue-les-champs-de-mars-ldm-2003-1-page-151.html.

[7]  Simple Sabotage Field Manual, p.7.

[8] Ibidem, p.1.

[9] Ibidem, p.10.

[10] Field Manual, p.3

[11] Ibidem, p.28.

[12] https://cryptome.org/2016/01/cia-ua-aerodynamic.pdf

[13] Kuzio, T

[14] Martin, Alexandre et Coriou, Loïck, Définir un conflit asymétrique , in : Le Monde, 2003, https://www.lemonde.fr/international/article/2003/03/31/definir-un-conflit-asymetrique_315022_3210.html