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Turquie : « La génération Gezi », le cauchemar d’Erdoğan ? Le regard d’une experte sur les élections turques du 14 mai prochain

Le Dialogue

Kemal Kilicdaroglu, président du Parti républicain du peuple (CHP) de Turquie et candidat à la présidence, fait des gestes sur scène lors d'un rassemblement à Kocaeli, le 28 avril 2023. Kemal Kilicdaroglu, le candidat de l'opposition turque qui défiera Recep Tayyip Erdogan aux urnes le 14 mai, promet en souriant « le retour du printemps ». Photo : Yasin AKGUL / AFP.

 

C'est un scrutin à hauts risques, pour l’actuel  président de la République turque. En vingt années, son pouvoir s’est quelque peu érodé. La crise économique, puis la gestion calamiteuse du tremblement de terre ont écorné sa popularité, sans oublier l’opposition de la jeunesse. Pour la première fois, il se trouve face à une opposition unie derrière un candidat, Kemal Kiliçdaroglu. Un homme issu d’une minorité, la communauté alévie, malmenée au cours de l’histoire. En dépit de ce handicap, il a toutes les chances de mettre un terme au règne de l’AKP, dont le principal adversaire s’appelle : la génération Gezi. 

 

Sa candidature a fait consensus ou presque, Kemal Kiliçdaroglu est en politique depuis 20 ans, et c’est à 74 ans qu’il s'engage dans la bataille présidentielle à la tête du CHP, le Parti républicain du peuple fondé par Kemal Atatürk. Kiliçdaroglu est un « homme neuf » qui n’a pas de passif politique et, surtout, il incarne l’intégrité. Dès la fin de l'année 2008, il va dénoncer plusieurs affaires de corruption de membres du parti au pouvoir, à savoir le parti AKP dont Şaban Dişli, député de Sakarya et vice-président de l'AKP, démissionnera après avoir été accusé par Kılıçdaroğlu d'avoir empoché un million d'euros dans une affaire de vente de terrain à Silivri. Notre homme a également apporté certains documents dans le procès pour blanchiment d'argent intenté à l'organisation turque de bienfaisance, Deniz Feneri, basée en Allemagne et connue pour être proche des milieux islamistes. Enfin, il s'oppose à Dengir Mir Mehmet Fırat, bras droit de Recep Tayyip Erdoğan et député à l'Assemblée, qui démissionnera après un duel télévisé face à Kemal Kılıçdaroğlu qui l'accusait de blanchiment d’argent par le biais de sa société de transport.

Cet économiste, que l’on a surnommé le Gandhi turc, en raison de sa frêle apparence et de son calme olympien, contraste avec celui de son concurrent, au parler tonitruant et au vocabulaire outrancier, a  réuni autour de sa candidature, tous les partis d’opposition, avec cependant une réticence de la part du camp nationaliste incarné par Meral Akşener, présidente du parti Iyi (ou « bon parti »). Cette dernière lui a, in fine, accordé son soutien « du bout des lèvres » après avoir quitté la "Table des six", donc n’acceptant pas sa désignation. Son choix se portait alors sur Mansur Yavaş, maire d’Ankara et Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul, incité à se présenter. Meral Akşener est issue des rangs de l’extrême droite turque, elle a adhéré au Parti d'action nationaliste (MHP), un parti de la droite nationaliste turque (panturquiste et néo-fasciste, ndlr). Elle est devenue la première femme ministre de l'Intérieur de l'histoire de la Turquie lorsqu'elle a été nommée à ce poste dans le gouvernement de coalition de Necmettin Erbakan au milieu des années 1990. Elle n’a occupé cette fonction que 9 mois, dans un contexte de guerre dans le sud-est de la Turquie entre les forces de sécurité et le Parti des travailleurs du Kurdistan.

La faiblesse de Kiliçdaroglu c’est à la fois, sa religion (alévie, hétérodoxie chiite-syncrétiste vue comme apostate par l’islam sunnite), et son appartenance ethnique, qui selon les observateurs de la vie politique, serait soit zaza, soit kurde… La préférence de Meral Akşener à Mansur Yavaş ou à Ekrem İmamoğlu, n’est pas fortuite, car si tous deux appartiennent également au CHP, pour Meral Akşener, ils incarnent la Turquie et l’islam sunnite. Au Proche-Orient, où la religion suffit à désigner une personne comme ami ou ennemi, à définir son identité nationale, la présidente d’IYI a donc fait un choix religieux et ethnique. Rappelons qu’elle fut ministre de Necmettin Erbakan, dont le nationalisme se confondait avec l’appartenance religieuse et qui était l’un des tenants de la synthèse « turco-islamique ».

Les Alevis, que l’on désignait sous l’empire ottoman comme les Kızılbaş, ou « têtes rouges » en raison de leur fez, étaient perçus comme une cinquième colonne à la solde de la Perse voisine, car cette branche de l’islam n’est pas sunnite, mais chiite hétérodoxe et soufie. Les villages alévis en Turquie n’ont d’ailleurs pas de minarets et leurs réunions se font dans les maisons de poésie ou « Cem ». C’est en effet la religion des « secrets » qui se transmettent oralement et notamment par la poésie. Ils continuent à être perçus comme des ennemis de l’intérieur par les nationalistes. 

En décembre 1978, des massacres sur les populations alévies ont été perpétrés par l’extrême droite turque et les Loups gris. Ce sont entre 500 et 1000 personnes qui ont été massacrées dans toute la région. Les maisons des familles alévies étaient marquées, au préalable, d'une croix peinte sur leurs portes, et furent attaquées et détruites, leurs habitants massacrés dans les rues. Les violences perpétrées durant ce massacre ont marqué la Turquie entière. Les journalistes rapportèrent des photographies d'enfants tués dans les écoles, de bébés arrachés du ventre de leurs mères et de corps entassés.

Pour l’extrême droite, la défiance à l’égard des alévies est toujours de rigueur. De surcroît, le candidat à l’élection présidentielle est originaire du Dersim, lieu marqué par l’histoire en raison de son bombardement contre les populations. Durant les années 1937-1938, en effet, sous le régime de Kemal Atatürk, eut lieu une campagne d’extermination de la population civile de la province kurde de Dersim, depuis lors rebaptisée Tunceli. Aujourd’hui, les Dersimis luttent pour que ce crime soit reconnu en tant que génocide par des instances internationales comme les Nations-Unies. 

Le 21 avril 2019, Kemal Kilçdaroglu a échappé de justesse à un lynchage par une meute d’hommes en colère, lors des funérailles d'un soldat turc tué par des combattants kurdes à la frontière avec l'Irak. Cette attaque intervint un an après les paroles du ministre de l'Intérieur Süleyman Soylu qui demandait à ce que le CHP ne soit plus accepté dans les funérailles militaires à cause de ses supposées complaisances avec le PKK... Le président turc Erdoğan lui-même traitait régulièrement ses opposants de « terroristes ». A quelques jours du scrutin, le président sortant a d’ailleurs relancé des opérations contre les Kurdes, ce qui n’est pas innocent, car c’est sans nul doute un message à l’adresse du camp nationaliste et religieux .

 

La jeunesse :  le talon d’Achille d’Erdoğan

C’est elle qui pourrait faire tout basculer en la défaveur de l’actuel président de la République turque. Le mouvement complexe de contestation du gouvernement déclenché par l’opposition au projet de caserne ottomane au cœur d’Istanbul en mai-juin 2013 (révolution du parc du Gezi », ndlr), renvoyait en fait à un ensemble très hétéroclite de modes d’action, de terrains, de groupes sociaux et de dynamiques socio-politiques. Il faut rappeler que certains quartiers périphériques d’Istanbul ont participé à la résistance de Gezi, à leur manière, avec leurs référentiels d’action et leurs dynamiques propres, dès les premiers jours. Le 31 mai au soir, certains quartiers « rebelles » entrèrent dans la lutte de Gezi et articulèrent leurs efforts avec elle : le quartier de Gazi (dans l’arrondissement européen de Sultangazi), notamment, puis ceux d’Armutlu et d’Okmeydanı, foyer « révolutionnaire » endémique le plus proche de Taksim. Ainsi, le 1er juin 2013 à midi, un groupe de 300 jeunes d’Okmeydanı parvinrent à Taksim pour participer à la bataille et à la libération du parc et de la place.

La révolte de Taksim a été interprétée très différemment selon le moment et le point de vue : soit « événements », pour la qualification la plus neutre, soit « tentative de coup », soit « soulèvement », « révolte » ou « résistance ». Deux interprétations dominantes s’affrontent encore actuellement sur la scène politico-médiatique turque et même internationale. D’un côté prévaut une interprétation diabolisante portée par l’AKP. Celle-ci voit en ce « soulèvement » le produit d’un complot associant des éléments étrangers reprenant de facto le bon vieux thème nationaliste de la « citadelle assiégée ». L’esprit « du rébellion parc » perdure et s’est accentué avec la crise, où la jeunesse a en réalité exprimer son refus du projet visant à ressusciter l’empire panislamique de Recep Erdoğan et à donc restaurer la sphère d’influence ottomane au Proche-Orient. La crise, le Covid et la guerre en Irak, l’autoritarisme croissant lié à son souhait de voir éclore une « génération pieuse », ont fortifié depuis lors « l’esprit Gezi » qui a soufflé sur la Turquie. La jeunesse refuse désormais le discours qui vise à homogénéiser la société et à criminaliser les différences. Comme l’a affirmé l’écrivain Kenan Görgün, présent sur la place Taksim en 2013  : « en tant qu’architecte du miracle économique turc, en donnant à cette jeunesse les moyens de découvrir le monde des différences et des idées, et de nourrir cette sensibilité qui la pousse aujourd’hui à se sentir révoltée par lui ». Un slogan en dit long sur l’état d’esprit de cette jeunesse, qui avait lancé un défi au président sortant : « Tayyip Connecting people ? »