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Invités d’honneur

Les ingérences du renseignement américain dans la campagne électorale de 2020

Le Dialogue

Le 14 octobre 2020, en pleine campagne présidentielle opposant Joe Biden à Donald Trump, le New York Post révéla à travers deux articles que Hunter Biden avait exploité la position de son père à des fins personnelles, en accord avec celui-ci. En effet, en avril 2014, il avait organisé pour le dirigeant de la société ukrainienne Burisma Holdings – qui faisait l’objet de poursuites pour corruption et dont il était membre du conseil d'administration – une rencontre avec son père alors que ce dernier était vice-président des Etats-Unis. Joe Biden avait alors obtenu du président Porochenko le renvoi du procureur général d’Ukraine Viktor Chokine qui avait ouvert une enquête concernant l’entreprise. 

Les révélations du journal se fondaient sur les emails retrouvés dans un ordinateur portable que Hunter Biden a oublié dans un magasin de réparation informatique du Delaware. Le New York Post déclara avoir reçu et exploité une copie du disque dur lui ayant été transmise par l'avocat personnel du président Donald Trump, Rudy Giuliani, qui l’avait obtenu du propriétaire de magasin. 

Ces révélations mettaient à mal Joe Biden, accusé par Donald Trump d’être impliqué dans les affaires de son fils, mais qui niait catégoriquement les faits.

 

 

La prise de position des ex-dirigeants de la communauté du renseignement

Cinq jours plus tard, une lettre signée par 51 anciens ex-dirigeants et membres des services de renseignement américains fut transmise par Nick Shapiro  un ancien conseiller du directeur de la CIA, John Brennan – au journal Politico et largement reprise par les médias.

Dénonçant l'article du New York Post, ces représentants de l’Intelligence Community affirmaient, sans aucune preuve à l’appui, que les données provenant de l’ordinateur portable du fils du vice-président Biden étaient de la désinformation russe. Invoquant leur expérience en matière de renseignement, ils « soupçonnaient que le gouvernement russe ait joué un rôle important dans cette affaire » et citaient divers éléments suggérant que le Kremlin était à l'œuvre :

- « Une telle opération serait conforme aux objectifs de la Russie, tels qu'ils ont été décrits publiquement et récemment par la communauté du renseignement, de créer un chaos politique aux États-Unis et d'approfondir les divisions politiques ici, mais aussi de saper la candidature de l'ancien vice-président Biden et d'aider ainsi la candidature du président Trump » ; 

- « Pour les Russes, à ce stade, avec Trump en baisse dans les sondages, il y a une incitation pour Moscou à faire tout ce qui est possible pour aider Trump à gagner et/ou pour affaiblir Biden s'il gagne ».

Parmi les signataires figuraient cinq anciens directeurs ou directeurs par intérim de la CIA : John Brennan, Leon Panetta, le général Michael Hayden, John McLaughlin et Michael Morell. On y trouvait également nombreux autres cadres supérieurs du renseignement américain. Selon eux, cette histoire présentait « toutes les caractéristiques classiques d'une opération d'information russe » afin « d'influencer le vote des Américains lors de cette élection ».

Les signataires déclaraient avoir pris la décision de cette déclaration publique au nom de la Sécurité nationale. Tous avaient travaillé pour les quatre derniers présidents, y compris Trump, car ils voulaient « que le peuple américain sache qu'une fois de plus, les Russes interfèrent ». Ils affirmaient solennellement leur conviction que « ce sont les citoyens américains qui doivent déterminer l'issue des élections, et non les gouvernements étrangers ». Il est important de noter que plusieurs de ces anciens responsables des services de renseignement avaient ouvertement apporté leur soutien à la candidature de Joe Biden.

La majorité des médias américains reproduisit cette lettre et le New York Times alla jusqu’à mettre en cause la rigueur du processus du reportage du Post, lequel défendit ses articles, affirmant qu'ils avaient été vérifiés avant d'être publiés. La lettre fut également largement diffusée sur les réseaux sociaux pour justifier le blocage de l'article. Le compte Twitter du New York Post fut même suspendu pendant deux semaines.

Pourtant, il n’y avait aucun doute que les articles du Post étaient fondés. A l'époque, le directeur du renseignement national (DNI), John Ratcliffe, avait déclaré que l'ordinateur portable de Hunter Biden « ne faisait pas partie d'une campagne de désinformation russe » et que le FBI et la communauté du renseignement savaient que les informations contenues dans l'ordinateur étaient authentiques. Paradoxalement, les anciens fonctionnaires reconnaissaient dans leur lettre qu'ils n'avaient « aucune preuve de l'implication de la Russie ». Mais ces faits essentiels ne furent pas pris en considération par les médias. 

Au contraire, la « lettre des 51 » fournit aux Démocrates la justification idéale afin de rejeter les accusations de trafic d'influence concernant Hunter Biden, éliminant ainsi un obstacle sur le chemin de la victoire de son père. Lors du second débat présidentiel, ce dernier ne manqua pas de s’appuyer sur cette lettre afin d’empêcher Donald Trump d'exploiter les faits révélés dans l'article accablant du New York Post

Mais la vérité finit par éclater. En 2022, les médias américains présentèrent les estimations d'experts indépendants affirmant que les données trouvées sur l'ordinateur portable de Hunter Biden n'étaient ni fabriquées ni modifiées. 

 

 

Le témoignage accablant d’un ex-directeur de la CIA

C'est clairement ce qui ressort du rapport provisoire publié début mai par deux commissions de la Chambre des représentants, qui ont enquêté sur les origines de la lettre d'octobre 2020 concernant l'ordinateur portable d’Hunter Biden. 

Intitulé How Senior Intelligence Community Officials and the Biden Campaign Worked to Mislead American Voters, ce rapport met en lumière la manière dont Joe Biden et son équipe de campagne ont pris des mesures actives pour discréditer les accusations concernant son fils Hunter, notamment en faisant appel aux allégations mensongères d’éminents membres de la communauté du renseignement. 

Le témoignage de Michael Morell, ex-directeur de la CIA par intérim (en 2011, puis de 2012 à 2013) a été un événement majeur dans l'enquête de la Chambre des Représentants. Dans son témoignage privé sous serment en avril dernier, Morell a déclaré qu’Anthony Blinken, – actuel secrétaire d’État, alors co-directeur de campagne de Joe Biden Blinken – l'avait appelé le 17 octobre 2020 et que cet appel avait « clairement » déclenché son intention de coordonner la rédaction et la diffusion de la lettre en association avec d'anciens responsables du renseignement.

Morell a déclaré l’avoir fait pour deux raisons : pour « partager notre inquiétude avec le peuple américain » et pour « aider le vice-président Biden parce que je voulais qu'il remporte l'élection ». Il fallait donc que le candidat démocrate ait « un sujet de discussion » à l’occasion du dernier débat présidentiel au cours duquel Trump ne manquerait pas de l’attaquer.

James Clapper, ancien Directeur du renseignement national (2010-2017), a également activement contribué à la rédaction du texte. Le rapport du Congrès indique que le 18 octobre 2020, l'ancien DNI a envoyé un courriel à Mike Morell lui suggérant d'ajouter une phrase clé à la lettre : « Je pense que le texte serait renforcé si vous disiez que cela présente toutes les caractéristiques classiques d'une opération d'information soviétique/russe, plutôt que la 'sensation' d'une opération russe ». 

Morell et ses complices ont ensuite fait campagne pour recruter de nombreux signataires, estimant que « plus il y aura d'anciens officiers de renseignement, mieux ce sera » ; ils se sont également attachés à mettre en exergue la légitimité des personnels impliqués – la plupart ayant une grande expérience de la Russie – afin de donner de la crédibilité à leurs affirmations non fondées. 

A noter cependant que 26 anciens responsables du renseignement approchés par Mike Morell ont refusé de signer cette lettre, fait que les instigateurs de cette manipulation ont omis de préciser lorsqu'ils ont présenté la déclaration publique comme étant l'opinion générale de la communauté du renseignement. 

Après le débat au cours duquel Joe Biden a utilisé la lettre pour sa défense, Jeremy Bash – ancien chef de cabinet de la CIA – a téléphoné à Morell de la part de Steve Richetti, directeur de la campagne de Joe Biden, et l’a remercié pour son travail. À l'époque, Morell était pressenti pour devenir directeur de la CIA si Biden était élu. Mais ses espoirs ont été déçus car il n'a pas été nommé à ce poste.

 

 

Les conclusions de l’enquête du Congrès

Dans leur rapport intérimaire, les deux commissions affirment que la « lettre des 51 » a contribué à discréditer les révélations concernant l'ordinateur juste avant les élections, en soutien à la campagne présidentielle de Joe Biden. 

Leurs deux présidents ont par ailleurs déclaré dans un communiqué le 11 mai « Bien que les signataires de la déclaration aient un droit incontestable à la liberté d'expression et à la liberté d'association  ce que nous ne contestons pas  l’évocation de leurs références en matière de sécurité nationale a donné du poids à l'histoire et a suggéré l'accès à des informations spécialisées non disponibles pour d'autres Américains. Cet effort concerté pour minimiser et supprimer la diffusion publique des graves allégations concernant la famille Biden a gravement nui à la participation informée de tous les citoyens américains à notre démocratie ».

Le rapport observe que les efforts déployés par la CIA pour soutenir la campagne du vice-président Biden ont été particulièrement marqués, en dépit du fait que nombre de ses membres participant aux travaux de Commission du renseignement de la Chambre des Représentants et savaient donc pertinemment que les données de l'ordinateur portable étaient authentiques. 

Les commissions considèrent que la CIA a conspiré avec son ancien directeur par intérim pour valider et diffuser la lettre. Mike Morell a en effet demandé au Prepublication Classification Review Board (PCRB) de l’agence qu'il avait besoin que la lettre soit approuvée en urgence, le 19 octobre 2020, car elle devait être publiée « le plus rapidement possible », c’est-à-dire avant le débat présidentiel du 22 octobre entre Joe Biden et Donald Trump, afin qu'elle donne au candidat démocrate un « argument » de poids pour réfuter les attaques de son concurrent. La lettre n'a été donc été examinée qu'à des fins de classification, conformément à la pratique habituelle.

Autre preuve de l’implication de la CIA dans ce « complot », ce même 19 octobre, un employé du PCRB a demandé à un ancien analyste de l’agence, David Cariens, qui était en train de faire approuver un de ses livres par le comité de révision des publications, s’il voulait signer la lettre, ce que celui-ci a accepté de faire, tout comme son épouse, elle aussi ancienne officier de l’agence

Le rapport indique également que « les commissions continueront à rechercher des informations supplémentaires sur les actions et les événements décrits dans ce rapport ». Les enquêteurs des commissions ont donc écrit au directeur de la CIA, William Burns, lui demandant de fournir des explications relatives aux liens entre l'agence et les signataires de la lettre, mais il n'a pas donné suite à cette demande. 

De même, à la suite du témoignage de Morell, Jim Jordan et Michael Turner – respectivement présidents de la Commission judiciaire et de la Commission du renseignement de la Chambre des Représentants – ont envoyé une lettre au secrétaire d’État Blinken lui demandant « d'identifier toutes les personnes avec lesquelles vous avez communiqué au sujet de la conception, de la rédaction, de l'édition, de la signature, de la publication ou de la promotion » de la lettre et « de produire tous les documents et communications » s'y rapportant. Blinken a contesté les assertions de Morell, déclarant qu'il n'était pas à l'origine de la lettre qui a contribué à faire pencher la balance politique en faveur de M. Biden au cours des dernières semaines de la campagne de 2020. « En ce qui concerne cette lettre, ce n'était pas mon idée, je ne l'ai pas demandée, je ne l'ai pas sollicitée » a-t-il déclaré sur Fox News

En dépit de ces témoignages accablants, les Démocrates ont réagi de manière extrêmement partisane : « Appelons ce rapport pour ce qu'il est : une nouvelle tentative flagrante de Jim Jordan d'induire le peuple américain en erreur » a déclaré Jerrold Nadler, membre de la Commission judiciaire. « L'affirmation de M. Jordan selon laquelle la CIA a promu cette lettre n'est pas justifiée par son enquête » a renchéri Jim Himes, membre de la Commission du renseignement de la Chambre des Représentants. Et Ian Sams, l’un des porte-paroles de la Maison Blanche, a déclaré dans un communiqué : « Au lieu de travailler avec le président Biden sur les questions qui comptent le plus pour le peuple américain, les Républicains de la Chambre des Représentants utilisent leur pouvoir pour s'en prendre à leurs adversaires politiques et relancer l'élection de 2020 avec des affirmations trompeuses ». « Le peuple américain voit ces attaques du House GOP pour ce qu'elles sont : des cascades politiques visant à nuire au président Biden » a-t-il ajouté. 

 

 

La politisation inadmissible du renseignement américain

Il semble donc bien l’élection de Joe Biden, le 4 novembre 2020, soit en partie due à la manœuvre des anciens responsables des services de renseignement et de la CIA qui a faussé, au moins partiellement, le second débat entre les deux candidats et l’appréciation des électeurs.

Après la dissimulation des programmes d’écoutes de la NSA à la Maison-Blanche, les mensonges de 2003 afin de justifier l’invasion de l’Irak (2003), ceux de 2014 en Ukraine, l’espionnage du Congrès lors de la rédaction du rapport sur la torture et le Russiagate (2016), c’est un nouvel exemple de mensonge et de manipulation des dirigeants de la communauté américaine du renseignement.

Le fait qu'un ex-directeur de la CIA ait organisé la rédaction et la diffusion d’un faux témoignage, mobilisant en partie les ressources l’agence, et ait comploté avec l’équipe d’un candidat afin de contribuer à sa victoire mérite d'être fermement dénoncé. D’autant qu’il était mieux placé que quiconque pour savoir que les révélations du New York Post – donc les accusations portées contre les Biden – étaient vraies. Une telle manipulation soulève la question légitime de savoir de quelle autre manière les services américains ont pu influencer le scrutin de 2020. Quels que soient les défauts de l’ex-président Trump – et ils sont nombreux –, il n'y a pas d'excuses pour une telle immixtion dans un processus électoral. Il s’agit là d’une dérive antidémocratique digne des pires régimes totalitaires alors même que les États-Unis ne cessent de s’ériger en modèle de vertu et de donner au monde des leçons de transparence, de bonne gouvernance et de respect des libertés.

Il convient également de signaler une autre dérive des ex-dirigeants du renseignement américain. Sous le mandat de Donald Trump, trois d’entre eux (Brennan, Clapper et Hayden) ont chacun publié un livre dans lequel, à côté de souvenirs de leur carrière à la tête des services, ils critiquent ouvertement le président en exercice, manifestent clairement leur hostilité à son égard et appellent, de manière à peine dissimulée, à sa non-réélection, bafouant ainsi le devoir de réserve que leur imposent leurs fonctions antérieures.

Les Etats-Unis sont depuis plusieurs décennies confrontés à une préoccupante politisation de leurs services de renseignement, mais aussi du FBI, qui s'immiscent de plus en plus fréquemment dans la politique – via des fuites, des enquêtes, des dénonciations de politiciens, etc. –, puis se retranchent derrière l'argument du secret lorsqu'ils sont mis en cause. En raison de tels comportements, il n’est pas surprenant que les citoyens américains considèrent que leurs services représentent une menace directe contre les libertés civiques et le fonctionnement de leur démocratie.

De plus, avec cette nouvelle affaire, comment le renseignement américain peut-il demeurer crédible aux yeux de ses alliés et de l’opinion internationale ? C’est pourquoi il est essentiel de se défier toujours des allégations de Washington fondées sur les analyses de son Intelligence Community qui ne sont souvent que des manipulations., comme cela a pu être observé lors de l’invasion illégale de l’Irak (2003) et des pseudo « révolutions arabes » (2011). Il importe d’en être bien conscient à l’occasion de l’actuel conflit en Ukraine