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Monde

Exercice en rationalité : la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine en février 2022 a-t-elle participé d’une forme de rationalité ?

Le Dialogue

Le président russe Vladimir Poutine s'exprime lors de son discours à la nation au Kremlin à Moscou le 21 février 2022. Le président Vladimir Poutine a déclaré le 21 février 2022 qu'il prendrait une décision "aujourd'hui" sur la reconnaissance de l'indépendance des républiques rebelles de l'est de l'Ukraine, après que les hauts responsables russes ont prononcé des discours passionnés en faveur de cette décision. Photo : Alexey NIKOLSKY / Spoutnik / AFP.

Frédéric Éparvier a étudié les relations internationales aux États-Unis dans les années 1980 sous la direction des Professeurs Wahl, et Jervis. Il travaille depuis les années 90 comme cadre dirigeant dans des grandes entreprises françaises d’intérêts stratégiques. Il a vécu aux États Unis, en Russie et en Inde. Il écrit régulièrement sur les questions stratégiques, et tenant de l’école « réaliste », considère que les États cherchent avant tout à maximiser leurs intérêts. Il enseigne la stratégie commerciale et la géopolitique.  Il prépare actuellement un essai sur « le temps, facteur de puissance en géopolitique ». Chaque été, il parcourt la Méditerranée en voilier, sur les traces d’Ulysse, son Bérard en mains. 

Peu avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie fin février 2022, la quasi-totalité des commentateurs Français[1] prédisait que la Russie n’attaquerait pas l’Ukraine, car selon eux, cette décision n’était pas rationnelle.  Les renseignements américains ont annoncé cette invasion, d’abord pour le 16 février, puis le 22, et enfin le 24, mais comme ils sont parties-prenantes en Ukraine, et qu’ils ont déjà été pris à mentir, y compris à la tribune de l’ONU, à l’occasion des guerres d’Irak de 1990 et de 2003, notamment, leur crédibilité est fortement écornée. Ainsi en est-il de la réputation : une fois perdue, c’est pour longtemps.[2]

La mauvaise tournure qu’a pris l’Opération Militaire Spéciale en Ukraine au Nord, alors qu’elle fut plutôt une réussite au Sud, ne fit que renforcer l’idée que Vladimir Poutine avait pris une décision irrationnelle, et qu’il payait sa folie par sa défaite. 

Et si au contraire, la décision de Vladimir Poutine, fondée sur les informations dont il disposait, son expérience, et sa psychologie avait été rationnelle ? 

 

Qu’est-ce qu’une décision rationnelle en géopolitique ? 

 Une décision rationnelle en géopolitique, est une décision qui, une fois prises en compte toutes les informations disponibles (et que l’on espère aussi complètes que possible, mais dont on doit savoir qu’elles peuvent être partielles ou fausses), postule que le gain attendu justifie les risques encourus, ou que le coût de ne pas agir dépasserait largement le coût ou les risques de l’action elle-même. Et ces gains et ces coûts doivent se mesurer sur les quatre piliers de la puissance : l’Espace, la Population, les Ressources, et le Temps.

 

Comme si tout n’était pas assez compliqué, cette rationalité porte sa part de subjectivité : les préjugés que l’on porte sur soi-même et les autres. En l’espèce, pour les Russes, la certitude que le pouvoir et l’armée ukrainiens s’effondreraient rapidement, car, pour reprendre les propos de Benoit Vidkine dans son excellent roman politique Les Loups: « A Moscou, espions et diplomates sont formés dans l’idée que les Ukrainiens ne sont que de vagues cousins dégénérés à qui il convient de taper régulièrement sur le crâne pour leur rappeler les bonnes manières. »  [3] .

 

Dans notre pays qui se pique de cartésianisme, on a tendance à croire que la rationalité protège de l’erreur. Comme si tout était réductible à l’analyse ? Vladimir Poutine, qui dit ce qu’il pense, même s’il ne dit pas tout ce qu’il pense, a toujours été très clair sur ses intentions, particulièrement concernant l’Ukraine : à savoir que l’Ukraine ne doit en aucun devenir membre de l’OTAN. 

Passons donc cet avertissement au tamis des quatre piliers de la Puissance, pour comprendre en quoi l’Ukraine est si importante pour Vladimir Poutine, et pourquoi il joue le futur de son pays et de son régime pour la garder arrimée à la Russie, ou pour le moins, interdire qu’elle ne rejoigne l’orbite américaine.

 

L’espace

La Russie est le plus grand pays du monde : 17,1 M de km² et, de ce point de vue-là, l’Ukraine avec ses 603 k km² n’est en rien critique au futur de la Russie. En revanche, le contrôle de la côte sud (mer Noire et mer d’Azov) revêt un double intérêt pour la Russie. Priver l’Ukraine de son accès à la mer, c’est lui retirer son intérêt stratégique. Surtout c’est interdire à la marine Américaine une base permanente à Odessa, Nikolaev ou, horrescoreferens, Sébastopol, qui bloquerait définitivement la marine russe dans ses ports. Inversement, prendre le contrôle du littoral côtier de la mer Noire, c’est pour la Russie, transformer la mer Noire en lac russo-turc. Et Poutine sait qu’avec Recep Tayyip Erdogan, ils parlent le même langage stratégique. Bref ils peuvent s’entendre. C’est simplement une question de rapport de forces. 

Un dernier point, plus psychologique pour la Russie, la perte de la « Novorossia », et particulièrement de la Crimée, l’enfermerait dans son triste et déjà défavorable face-à-face avec les steppes orientales et le géant chinois. Poutine, natif de Saint Pétersbourg, sait que le futur de la Russie est d’une manière ou d’une autre lié à l’Europe. 

Enfin l’argument de la sécurité de la Russie face aux missiles de l’OTAN basés en Ukraine est le plus faible, car la Pologne ou plus encore les Pays Baltes sont tout aussi proche de Moscou que Kiev : Varsovie est à 1150 km, Talinn à 866 km, et Kiev à 756 km De Moscou. Avec les armes modernes, 100 km ne font pas une énorme différence. 

 

La population

La deuxième raison donnée par Vladimir Poutine pour justifier l’invasion de l’Ukraine orientale est la protection des populations russophones des républiques du Donbass. Ce point révèle une motivation plus profonde. Dans son long article du 12 juillet 2021, il écrivait très clairement « J’ai dit que les Russes et que les Ukrainiens sont un seul peuple » [4]. Ils le sont culturellement, mais ils doivent surtout le redevenir quantitativement. 

Face à une situation démographique extrêmement compliquée, et dans un monde ou une partie de la puissance se compte toujours en millions d’hommes, agréger les populations russes de la mère patrie et de l’étranger proche permettrait de protéger le monde russe de l’effondrement annoncé : 145 millions en 2020, 133 millions en 2050 et 120 millions en 2075. Essayer de rassembler les populations russes sous une seule bannière est une nécessité absolue quand on a une vision wilhelminienne de la Géopolitique. Ce qui est le cas de Vladimir Poutine. 

Si l’on additionne aux 145 millions de Russes (dont 80% de Russes ethniques), 15 millions d’Ukrainiens russophones, 9 millions de Biélorusses, et sous une forme ou une autre, 5 millions de Kazakhs ethniquement russes, on arrive à un total de 174 millions d’habitants. Et l’on asymptote les 200 M si l’on intègre la totalité de ce qui reste de la population ukrainienne : 51 M en 1991, 45 au début de la guerre, moins de 38 aujourd’hui avec les réfugiés. 

Avec 175 millions d’habitants, la Russie devient le huitième pays le plus peuplé en 2020, et surtout reste au contact du « top 10 », à l’horizon 2050. Alors que sans cet apport, elle disparaît face à des géants comme l’Inde ou la Chine (présente sur sa frontière orientale), elle décroche face à sa grande rivale les États-Unis (330 M en 2020 et 375 en 2050) et même face à l’Europe, si l’on additionne les populations des 27 pays membres :  510 M en 2020 et 525 M en 2050[5].

D’un point de vue « démographico-politique » on peut donc considérer que la décision de Vladimir Poutine a été parfaitement rationnelle. Reste bien sûr la question de la volonté des peuples russophones à rejoindre l’espace russe. On peut être russophone, on n’en est pas nécessairement pour autant poutinophile.

 

Les ressources

Les ressources naturelles (blé, charbon…) de l’Ukraine sont essentiellement localisées dans son Sud-Est, et particulièrement ses ressources agricoles. En contrôlant l’Ukraine, la Russie de Vladimir Poutine deviendrait le deuxième producteur mondial de blé avec 119 M tonnes, derrière la Chine (134 Mt), mais avec une population six fois moindre. C’est-à-dire que la Russie deviendrait la grande puissance exportatrice de blé. Et avec cette ressource, obtiendrait un pouvoir énorme sur les pays du Moyen Orient et d’Afrique, d’autant que les États-Unis, avec une production en baisse (de 60 Mt en 2010, à 49 Mt en 2020), ne pourraient pas compenser et donc concurrencer la nouvelle puissance russe à court terme.

 

Le temps

Si Poutine a 70 ans aujourd’hui, et semble bien fringuant face à un Biden qui fait largement ses 80 ans, il est en revanche d’une autre génération que les Macron (45), Sunak (43) ou encore Zelensky (45).  Pourtant, politiquement parlant, le temps joue pour lui. Sauf surprise, lors des présidentielles russes de 2024, il sera encore là quand Biden sera incapacité par sa campagne présidentielle (à partir de l’année prochaine), ou quand Sunak et Macron partiront (2025 et 2027). Cette profondeur lui donne un avantage énorme, d’autant que son principal allié (la Chine de XI) se trouve dans la même situation.

En plus du temps constitutionnel, Poutine a le temps de la profondeur historique pour lui, car ses prédécesseurs sont : Catherine la Grande : 34 ans au pouvoir, Pierre le Grand : 42 ans, ou encore Staline : 31 ans. Et que dans la pensée stratégique russe, la Russie est grande, car son dirigeant est grand.[6]

Toutes ces bonnes raisons : Espace, Population, Ressources, n’ont été cristallisées que parce que Vladimir Poutine a fini par penser (comprendre ?) que les dirigeants du bloc occidental (les Américains et leurs vassaux européens en pensée poutinienne) cherchaient uniquement à gagner du temps, et que celui-ci finissait par jouer contre lui. A ce titre, les déclarations de l’ex-chancelière Angela Merkel dans le journal allemand : Die Zeit du 7 décembre 2022 : « Les accords de Minsk de 2014 ont servi à donner du temps à l’Ukraine […] Un temps qu’elle a utilisé pour se renforcer, comme on peut le constater aujourd’hui. L’Ukraine de 2014-2015 n’était pas l’Ukraine d’aujourd’hui. Comme nous avons pu l’observer début 2015 lors des combats autour de Debaltsevo [ville du Donbass, dans l’oblast de Donetsk], Poutine aurait pu alors facilement gagner. Et je doute fortement qu’à l’époque l’Otan aurait été en capacité d’aider l’Ukraine comme elle le fait aujourd’hui… Il était évident pour nous tous que le conflit allait être gelé, que le problème n’était pas réglé, mais cela a justement donné un temps précieux à l’Ukraine” », lui donneront longtemps raison aux yeux de l’Histoire. Ceci même si l’on peut penser que ces propos ont été fortement dictées par le souci de ne pas donner l’image d’avoir été trop faible avec celui qui était devenu le nouveau diable. 

Si les « occidentaux » n’avaient aucunement l’intention de respecter les accords de Minsk, dans la continuation du non-respect par les États-Unis de leur engagement de ne pas étendre l’OTAN vers l’Est,[7] alors pour Poutine, voir l’Ukraine quitter le giron russe, devenait une question de temps.

Les historiens débattront longtemps pour savoir si Poutine est arrivé au pouvoir avec l’intention sincère de se rapprocher de l’Occident, ou si ses premières années (2000-2008) ne furent qu’une longue dissimulation pendant qu’il reconstituait les socles de la puissance de la Russie. Aujourd’hui cela n’a plus grande importance.  Pour évaluer la rationalité de la décision de Vladimir Poutine, il faudra la jauger à l’aune du grand ennemi des journalistes, et particulièrement ceux des chaines d’info en continue : le temps long. Pour faire simple, si la Russie gagne la guerre, sa décision aura été rationnelle, si elle la perd…

 

Il y a trois grands cas de figures : 

 

1-Une défaite de la Russie correspondant à une reprise au moins partielle des territoires du Donbass, et de la Crimée par l’Ukraine. De l’avis général, cela entraînerait une chute de Poutine, et possiblement l’arrivée au pouvoir d’un homme et d’une équipe encore plus durs. Une autre option étant avec l’effondrement du régime actuel, la chute d’un pays nucléaire dans une forme de chaos, sa partition entre la Chine, et les mafias. On peut rêver mieux. 

 

2-Un embourbement de la guerre, qui ne joue pas en faveur de l’Ukraine, des États-Unis et de l’Europe. En effet, avec une supériorité nette dans 3 des 4 piliers de la puissance (L’Espace, la Population, le Temps), la continuation des combats favorise la Russie, qui, logiquement, devrait finir par l’emporter. Et j’ai indiqué plus haut que dans trois ans, Poutine, et Xi seraient toujours en place, alors que Macron, Sunak et Biden ne le seront probablement pas. Le temps long est aussi l’adversaire des démocraties face aux « démocratures ».

De manière surprenante, il se pourrait bien que ce soit le choix de Poutine. En rasant l’Ukraine sous les obus d’artillerie, il inventerait une nouvelle forme de dissuasion : la dissuasion par l’exemple.[8]

 

3-Une victoire de la Russie, qui serait actée par une demande de négociations venant des Ukrainiens, et a minima, à la fin de celles-ci, une reconnaissance des nouvelles frontières de la Russie et une renonciation à entrer dans l’OTAN. Pour les Russes, l’UE ne compte pas.

 

Indépendamment du résultat de la guerre, et dans l’attente du résultat de l’offensive ukrainienne du printemps, dont tout dépend - comme le dit Pascal Boniface dans ses vidéos sur Youtube -[9], force est de constater que la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine avait sa part de rationalité, mais qu’elle dépend maintenant de sa conclusion. Si la Russie finit par gagner la guerre, et que dans cinq ans, Vladimir Poutine est toujours au Kremlin, alors que Macron, Biden, Sunak sont à la retraite démocratique, il faudra bien retrouver le chemin de Moscou pour négocier un retour à des relations qui ne pourront pas être « normales » mais qui devront néanmoins exister.  Gérard Araud, pour avoir esquissé cette solution, a été mis au pilori télévisuel. Ces négociations ne seront pas faciles, car, comme l’a dit Vladimir Poutine à la suite des déclarations d’Engela Merkel : [10] « La confiance est presque inexistante, mais après de telles déclarations, une question de confiance se pose : comment négocier, sur quoi, et s’il est possible de négocier avec quelqu’un, quelles sont les garanties »[11]


 


[1] Le quotidien libre du 30 décembre 2022.


 


[1] Hubert Védrine, René Girard, Xavier Moreau. En France, seul Dominique Moïsi eut cette préscience ?

[2] Il en va de même pour la réputation de l’armée russe.

[3] Vidkine, Benoit, Les loups, Les arènes, 2022. p.60.

[4] www.en.kremlin.ru/events/president/news/66181

[5] Eurostat

[6] Herd, Graeme. Understanding Russian Strategic Behavior. Contemporary Security Studies. Ch.2

[7] La réalité de cette « promesse » est sujette à caution.

[8] A ajouter aux trois concepts de dissuasion russes : La dissuasion par l’intimidation, par interdiction, et enfin par la punition (Herd 2022, p. 39)

[9] Boniface : ses vidéos d’une rare intelligence sur Youtube. 

[10] Supra.

[11] Le quotidien libre du 30 décembre 2022.