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Editos

Les Frères musulmans, un État parallèle en guerre contre les État-nations souverains [ 1 - 2 ]

Le Dialogue

La Confrérie des Frères musulmans, Al-Ikhwan al-Muslimin, fondé en 1928 par l’Égyptien Hassan al-Banna (1906-1949), a souvent été présentée en Occident et auprès des masses arabes et islamiques comme un mouvement de lutte contre la colonisation européenne, le sionisme et donc en faveur des nations arabes. Pourtant, la doctrine fondatrice et les objectifs de la Confrérie ont toujours été opposés, d'un point de vue théologique et doctrinal, aux nationalismes, tant "panarabe" (baathisme, nassérisme, etc) que des Etats-nations arabes indépendants. Comment expliquer cette contradiction? En fait, dans la pensée des Frères musulmans ainsi que dans celle de leur équivalent turc, le Milli Görüs, les notions de Nations-Etats n'ont pas la même signification que celle de "Nation-Oumma". Cette dernière, parallèle, est dans leur pensée théocratique transnationale, la seule légitime. De même que la société des Frères musulmans devant s'édifier "par étapes" est parallèle aux sociétés arabes, de même l'Etat des Frères musulmans a vocation à prospérer dans un État-Nation, mais pour le remplacer progressivement. Pour cette raison, là où les Frères s’implantent, leur premier souci est d’établir des écoles, cliniques, clubs sportifs, syndicats, partis politiques, institutions religieuses, entreprises, associations caritatives parallèles dans le cadre d'une stratégie d'édification d'une contre-société et d'un Etat dans l'Etat à combattre  de l'intérieur puis remplacer l'Etat-nation en place jugé illégitime. 

Aujourd'hui, l'association des Frères musulmans est présente dans tous les pays arabes, elle a infiltré plusieurs Etats, elle est à la tête de milliers d'associations et de partis politiques et syndicats, elle a gagné parfois des élections, et elle dispose d'appuis y compris hors du monde arabe, en Turquie et en Occident, notamment. A partir des pays européens et des Etats-Unis, ses chefs et cadres mènent avec l'appui du Qatar et de la Turquie, une campagne de délégitimation qui repose sur l'idée que les Frères musulmans représenteraient les "vraies" sociétés arabes libres, face aux Etats-Nations accusés de faire le jeu des "sionistes" et des anciens colonisateurs européens. C'est ainsi que l'actuel guide suprème des Frères musulmans, réfugié à Londres, Ibrahim Mounir, mène un intense combat international et médiatique de délégitimation de l'Etat égyptien et de son président, Abdelfattah al-Sissi, et défend les prisonniers politiques et jihadistes fréristes arrêtés en masse mais présentés comme des représentants du vrai Etat égyptien parallèle démantelé par Al-Sissi, face à un Etat légal répressif en place jugé "injuste" et anti-islamique. 

             

L'Etat-nation souverain : un mal absolu pour Hassan al-Banna

Revenons à la pensée fondatrice de Hassan Al-Banna concernant sa conception de l'Etat-Nation. Dans sa célèbre épître Da’watuna (« notre appel »), Hasssan al-Banna accuse les nationalistes du monde arabo-musulman d’être coupables du péché de « division » de la Oumma, et donc « d’être derrière la plupart des dissensions sur les terres d’Islam »[1] : « Ils veulent, avec leur patriotisme, diviser la Oumma en différentes communautés qui s’entr’égorgent, se haïssent, échangent des insultes, s’accusent mutuellement et se trahissent les unes les autres… ». A cette « mécréance », Al-Banna oppose le « patriotisme des principes » et la notion de « fraternité islamique » selon laquelle « le musulman considère que chaque parcelle de la terre où un Frère professe la religion du Coran est de fait un terrain appartenant à la vaste terre de l’Islam pour laquelle l’Islam exige de ses fidèles qu’ils luttent pour la protéger et lui offrir le bonheur. Ainsi s’ouvre grand les horizons de la patrie musulmane, au-delà des frontières géographiques et de la nationalité du sang ». Dans la même logique, Mohamed Mehdi Akef, l'ex-guide Suprême des Frères musulmans, a quant à lui qualifié sa confrérie de "plus grande organisation internationale du monde, et quiconque, dans l’arène internationale, croit en l’approche des Frères musulmans est l’un des nôtres – comme nous, nous sommes un des leurs ». 

En toute logique doctrinale, les islamistes fréristes combattent la Nation : qu'il s'agisse des Frères musulmans arabes historiques, ou de groupes terroristes comme Daesh, d'Al-Qaïda, mais aussi des islamistes panturquistes néo-ottomans du Mili Görüs et de l'AKP de Recep Taiyyp Erdogan, ou encore des islamistes chiites révolutionnaires iraniens dont le régime instauré par le dirigeant religieux chiite l'Ayatollah Khomeiny  a été très influencé par la pensée de Hassan al Banna et de Saïd Qutb. Les Ikhwan préfèrent à la qawmiyya et à la wataniyya "mécréantes", la Oumma al-islamiyya, ou Milla, en tant que "communauté-nation-Oumma" opposées à la Nation-Etat souveraine. Le concept même, Watan, patrie, en arabe, est considéré comme occidental, "jahilite" (héritier de la barbarie ignorante de la Jahiliyya préislamique), "kufar" (infidèle), et donc foncièrement "anti-islamique". Les Frères musulmans dénoncent la Wataniyya et la Qawmiyya, donc le patriotisme des Nations arabes indépendantes, parce qu'elles imposent des frontières qui "diviseraient" (in'aziliyya) la "nation panislamique", la Oumma, seule acceptable, ainsi que l'a fort bien expliqué l'intellectuel sunnite libanais Monah Soleh dans des études désormais classiques sur le nationalisme libanais. Pour Al-Banna, Saiyyd Qutb, l'Ayatollah Khomeiny, ou Monah Soleh, le nationalisme libanais, égyptien, tunisien, saoudien, émirati, etc, est condamnable en soi. Les Ikhwan reprochent et combattent les leaders nationalistes arabes historiques pour leur sécularisme, leur modernisme, et l'influence supposée sur cette idéologie qu'auraient eus des chrétiens, les "apostats" alaouites, comme le cofondateur du parti nationaliste panarabe Baath, Michel Aflak, les marxistes, comme le chef palestinien chrétien Georges Habache, les Juifs, les chrétiens et les Franc-maçons, tous accuser de "comploter" contre l'islam et d'avoir créé les frontières et nations arabes pour divisier la Oumma… Ceci explique également le nom même du mouvement islamiste turc proche des Frères musulman, le Milli Görüs, qui s'oppose au nationalisme turc de Mustapha Kémal Atatürk en remplaçant la notion de République turque ("Jumhuriyet") et d'Etat-Nation ethnique turc-kémaliste par celle de "communauté" néo-ottomane califale, donc d'un empire transnational panislamique à rétablir et aux frontières toujours extensibles. Dans cette "vision de la communauté", la Patrie nationale limitée à un Etat (Egypte, Turquie, France, etc) fondée sur des appartenances ethniques, linguistiques, tribales et nationalistes, est diabolisée et considérée comme "jahilite", ainsi que l'a théorisé le penseur islamiste non-arabe qui a le plus influencé Hassan al-Banna et Saiyd Qutb : le Pakistanais Abou Ala Al-Maoudoudi. Ce dernier invite en effet les musulmans de tous les pays à ne reconnaître que la souveraineté politique d’Allah (rouboubiya) et à rejeter celle de tout Etat dont les lois ne seraient pas entièrement fondées sur la suprématie juridique et politique de la Charià et la souveraineté divine mondiale. 

 

Nationalisme, étatisme, monarchie, république, socialisme et laïcité : des valeurs anti-islamiques

Pour les Frères musulmans, le fondement historique de l’identité n'est pas la Nation, mais l’appartenance à la Oumma-al Islamiyya, la communauté islamique. « L’idée, importée d’Occident, d’une nationalité ethnique et territoriale, demeure donc, de même que la laïcité, une idée étrangère », explique le célèbre islamologue anglo-américain Bernard Lewis. Le croyant musulman ne devant ici être loyal qu'envers la Oumma et pas envers la Nation-Etat de son pays. « En fait, explique Hassan El-Banna, de même que l’Islam est une foi et un culte, il est une patrie et une citoyenneté qui annule les différences d’appartenance des hommes entre eux. Les Croyants sont frères (…). Ainsi, l’Islam ne connaît pas de frontières géographiques, ni de différence raciale, ni civique. Il considère que tous les Musulmans sont une unique communauté-nation et que la patrie musulmane est une patrie unique, aussi éloignées que soient ses diverses provinces ». Les Ikhwan rangent par conséquent dans la catégorie de la « barbarie pré-islamique » ("jahiliyya") tout ce qui est antérieur ou extérieur à l’Islam. Loin d’être une simple réaction identitaire — au sens concret du terme— contre le monde occidental, l’islamisme révolutionnaire et néo-califal des Frères musulmans s’oppose à tous les mouvements arabo-musulmans prônant la laïcité et la défense de l’identité autochtone — surtout pré-islamique — (Mouvements identitaires kabyle, berbère ou touareg au Maghreb, copte en Egypte ; nationalismes iranien, syrien et libanais depuis 1930, systématiquement accusés de séparatisme — « In’aysiliyya » — par les Islamistes). 

Tout chercheur objectif qui étudie la pensée des Frères musulmans constate que l'Etat-nation moderne fondé sur un Etat rationnel - comme entendu par Max weber[2] (donc fondé sur une classe dirigeante éclairée, des institutions humaines et une identité ethno-linguistique, historique et nationale) est totalement délégitimé dans la pensée des Ikhwan. L'Etat en place dans un pays musulmans de la Oumma, est en lui-même une entité illégitime qui "trahirait" et fragmenterait la nécessaire unité de la seule nation légitime que serait la Oumma al-Islamiyya réunie dans un Califat mondial et ayant vocation à convertir et dominer toute l'Humanité, donc à entrer en guerre tôt ou tard avec les systèmes politiques mécréants et opposés au projet de "Takmine planétaire ».

Selon les Frères musulmans, le nationalisme arabe « impie » doit être remplacé par un internationalisme islamique, et pour ce faire, il convient pour eux de mettre sur pied et faire croître un véritable Etat parallèle. Ce n’est pas au nom de la nation que les peuples se rebellèrent contre l’occupant européen, mais au nom de l’Islam », a écrit dans ses textes fondateurs l'ayatollah Khomeiny, qui a réalisé une synthèse révolutionnaire unique entre l'islamisme chiite et la pensée des Frères musulmans dont il a été un disciple officiel, notamment de Saïd Qutb qu'il a souvent cité. « La doctrine musulmane et le nationalisme [arabe] ne s’accordent pas, c’est autre chose, enseignait l’ayatollah Khomeiny, car la philosophie musulmane et les textes coraniques s’opposent à ce patriotisme qui va à l’encontre de la doctrine musulmane et des intérêts des Musulmans, ne servant que les intérêts étrangers ».

Le professeur iranien Houchang Nahavandi explique les raisons de cet internationalisme panislamique voulu par les Frères musulmans et leur influence sur la révolution islamique iranienne de 1979 : « L’idéologie de la révolution islamique issue des Frères musulmans fut présentée au monde comme une tentative authentique et originale de retour aux sources des traditions culturelles et nationales. On a voulu en faire la manifestation d’une volonté du rejet de l’occidentalisation forcée et de la mainmise étrangère sur l’identité culturelle propre de chaque nation (…). Dans plusieurs pays musulmans, les intégristes mobilisent les foules au nom de l’authenticité patriotique et vont même jusqu’à répandre la xénophobie. [Mais] s’ils parviennent au pouvoir, ils tenteront de détruire jusqu’à la notion même de nation, du nationalisme et de l’identité culturelle de chaque peuple, comme en Iran où les actes ne reflètent que le discours ». C'est ainsi que l’ayatollah Khomeiny exigea, à l’école de Feyzieh de Qom, le 6 mars 1979 : « que ce maudit drapeau tricolore soit enlevé partout. Que ces maudits lion et soleil disparaissent à jamais ». « La patrie de l’Islam est une et indivisible, déclare l’ayatollah Khomeiny, Le peuple musulman a été divisé en plusieurs peuples… nous n’avons d’autre issue que de former un gouvernement universel ». Le nationalisme n’est qu’une idée impérialiste (…). Que les nationalistes aillent au diable.  Il y a une contradiction fondamentale entre islam et la notion de la patrie nationale ». « Toutes les corruptions existantes sont le produit de la nationalité et du nationalisme ». « Le nationalisme est un complot de l’Occident. Tous ceux qui pensent qu’ils sont Iraniens et qu’ils doivent travailler pour l’Iran se trompent…". Houchang Nahavandi confirme que si "dans plusieurs pays musulmans, les intégristes mobilisent les foules au nom de l’authenticité patriotique et vont même jusqu’à répandre la xénophobie. [Mais] s’ils parviennent au pouvoir, ils tenteront de détruire jusqu’à la notion même de nation, du nationalisme et de l’identité culturelle de chaque peuple, comme en Iran où les actes ne reflètent que le discours ». 

 

Le projet de "Tamkine planétaire" 

Le projet Tamkine ou « Tamkine planétaire » - objectif ultime des Ikhwan devant déboucher à terme sur le Califat universel, désigne la stratégie de conquête globale, semi-secrète des Frères-musulmans. Cette vision du Tamkine a été décryptée par la police égyptienne en 1992 lorsqu’elle mit la main sur le « document de Tamkine »dont le programme consistait, à travers un vaste réseau d’institutions, à faire accéder les Ikhwan au pouvoir, aux niveaux local, régional, national et mondial, de façon progressive, "par étapes", après avoir répandu l’idéologie néo-califale de Hassan Al-Banna partout où vivent des membres de la « Oumma ». Ce guide stratégique décrit le but ultime de prendre le pouvoir et réaliser partout la hakimiyya. Les trois étapes essentielles du plan sont : 1/ diffuser leur vision totalitaire de l'islam sous couvert d'islam officiel et de respect de la religion ; 2/ former-sélectionner les individus-clefs devant transmettre la conception frériste partout où ils agissent, via le témoignage et l'entrisme ; 3/ Parfaire la phase finale de prise du pouvoir politique une fois la société acquise et les élites préparées. Le modus operandi consiste à prendre le contrôle du pouvoir suprême par la constitution d’un vaste réseau décentralisé, par la création de multiples sections cloisonnées qui maillent toute la société égyptienne, sans oublier l'infiltration et l'entrisme dans l'enseignement, les ordres de médecins, d'avocats, les banques et institutions financières, les syndicats, les centres hospitaliers, les tribunaux puis les partis politiques et les médias (comme Al-Jazira). Ici, la priorité, que n'aurait pas démentie l'intellectuel communiste italien Antonio Gramsci (réputé pour la priorité donnée à l'entrisme et au combat culturel), est la formation des jeunes et des futures élites. L'accès final au pouvoir passe par des alliances pragmatiques avec des partis politiques plus classiques et la subversion de valeurs démocratiques et étatiques, aux niveau local, communal, régional et national et même en dehors des pays-musulmans. En fait, les Pères Fondateurs des Ikhwans avaient pour principal souci de créer une sorte d’homo islamicus mondial, et pour atteindre ce but, Hassan al-Banna et ses successeurs se sont inspirés des méthodes d’initiation prônées par des ordres soufis salafis mais aussi des techniques révolutionnaires communistes et nazies de conquête du pouvoir par la subversion, la force ou l'infiltration. Il est utile de revenir sur les fondements de cette vision des Frères musulmans et leur plan d'édification d'un pouvoir et d'un Etat parallèle en vue de la domination planétaire finale du Takmine.

 

De Hassan al Banna à Sayd Qutb en passant par Mawdoudi

La doctrine fondamentale des Frères musulmans qui consiste à opposer au pouvoir en place étatique un pouvoir parallèle à vocation universelle repose tout d'abord que la pensée d’Ibn Taymiyya, un théologien sunnite du XIIIe siècle, pensée interprétée et développée par Hassan al-Banna,  fondateur des Frères musulmans, puis par Saïd Qutb. cette doctrine des Frères musulmans s’appuie sur quelques thèses principales:

-La connaissance et le pouvoir politique sont exclusivement des dons de Dieu et ne s’exercent qu’à travers le Coran et la charia,

- Les musulmans ne doivent obéissance qu’à l’ordre divin (charia) régi par le califat, objectif suprème, et ils sont donc tenus de rejeter la laïcité, la démocratie, les pouvoirs tribaux, monarchiques et nationalistes-ethniques sous toutes leurs formes occidentales, musulmanes et non-occidentales. 

- le djihad est au sommet des commandements que les croyants doivent suivre. Pour Ibn Taymiyya, Al-Banna et Qutb, « la défense des terres musulmanes est la première obligation après la foi ».

- pour mener le musulman sur le droit chemin de la hakimiyya (souveraineté/arbitrage suprême appartenant à Allah et non au peuple), il convient de combattre la jahiliyya. La hakimiyya doit soumettre la oumma (nation islamique sans frontières) à des lois politiques, sociales et économiques théocratiques parallèles présentées comme "supérieures" à celle de l'Etat en place jugé "illégitime". 

- les Frères musulmans considèrent que les affaires de l’Etat et de la religion devraient être concentrées entre les mains de chefs, dits « serviteurs d’Allah », et que tout Etat non fondé sur ce principe est illégitime, "barbare-ignorant" ("jahilite"=houkm al jahili), donc tyrannique (taghout), donc à combattre directement ou indirectement. 

- cet Etat parallèle des Frères musulmans est aussi justifié par le fait que Dieu est l’unique propriétaire des biens terrestres : les propriétaires des biens privés comme les dirigeants de l'Etat légal et les dynasties ne possèdent que la jouissance usufruitière de ces biens et ont le devoir d’en faire profiter la communauté islamique.[3] En fait, ils ne sont pas les "vrais dirigeants".

 


 


[1] In Ikhwan France, « Hassan Al Banna sur le racisme, le racialisme et le nationalisme ».

[2]Cf Weber Max : Le Savant et le Politique (1919), préface de Raymond Aron et traduction par Julien Freund, Paris, Plon, 1959. 

[3] Thèse exprimée depuis plus de dix ans par le politologue et écrivain libanais Nicolas Nasr, cf. : Le suicide américain, Dar el-Amal, 1983, Beyrouth.