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Monde

Et au milieu coule un fleuve

Photo : JOEL SAGET
Photo : JOEL SAGET / AFP

Années 1850 : la France est la deuxième puissance commerciale du monde, mais son savoir-faire industriel et l’accession au pouvoir d’un Napoléon font qu’elle est perçue comme la principale puissance politique du continent européen. Dans son ombre, se trouve l’ancien Saint-Empire germanique, éclaté en une myriade d’états, d’où va progressivement émerger la Prusse. Napoléon III et Otto Von Bismarck, alors ambassadeur à Paris, vont se rencontrer dans les années 1855-1857, et nouer des relations privilégiées, avec dans l’idée de renverser l’ordre de Vienne, établi par la Grande-Bretagne, la Russie et l’Autriche-Hongrie après la chute de l’Aigle. Napoléon entend pratiquer une politique de puissance et utilise le réveil des mouvements nationaux pour redessiner la carte de l’Europe. La guerre de Crimée, qui voit s’affronter les grands pays qui ont battu son oncle, est un coup de maître pour Napoléon III. Bismarck, qui arrive au pouvoir en Prusse en octobre 1862, va continuer à feindre d’être un allié pour la France, l’Empereur réclamant des compensations pour les conquêtes prussiennes (la « politique des pourboires ») mais la créature va progressivement s’émanciper jusqu’au choc frontal de 1870 qui provoquera l’effondrement français et consacrera la prééminence allemande. 

Années 1950 : la France est la quatrième puissance commerciale du monde, mais son statut nucléaire, sa place au conseil de sécurité, puis l’accession au pouvoir de Charles de Gaulle font qu’elle est perçue comme la principale puissance politique du continent européen. Dans son ombre, se trouve l’Allemagne éclaté en deux parties, occupée militairement par les alliés. En 1958, de Gaulle et Adenauer, chancelier de RFA, vont se rencontrer et sceller des relations privilégiées qui vont amener au Traité de l’Élysée. Pour le Général, il s’agit de faire cause commune contre les visées soviétiques, mais aussi tenter de détacher la RFA et l’Europe du leadership américain, avec en horizon lointain une possible réunification. A partir de Giscard / Schmidt, et surtout de 1990, une répartition implicite des zones d’influence se met en place : à l’Allemagne réunifiée, la puissance économique ; à la France, la puissance diplomatique, militaire et politique. L’Union Européenne et l’euro sont leur bébé commun, même si Berlin ne parle pas de « couple » franco-allemand mais plutôt de « moteur » (Der deutsch französische Motor). La France voit dans l’Europe une réincarnation, et un moyen de ligoter le géant allemand. L’Allemagne voit dans l’Europe une rédemption, la neutralisation du politique et du nationalisme qui lui ont tellement fait de mal par le passé. 

A un siècle d’intervalle, la comparaison des relations entre la France et l’Allemagne permet de dégager des points communs et des permanences. Voisins, concurrents et alliés, les deux pays ne peuvent pas s’ignorer. Ils oscillent entre une entente basée sur des intérêts mutuels lorsque la France domine et une concurrence possible qui fait peur lorsque hier la Prusse, aujourd’hui l’Allemagne devient trop puissante. 

Bien entendu, la perspective d’un nouvel affrontement franco-allemand est totalement chimérique. Mais sans aller jusqu’à la guerre, les prémices d’une compétition stratégique ont émergé. 

En effet, les deux pays ont considérablement divergé depuis la création de l’euro. L’Allemagne a plutôt profité de la mondialisation et de l’élargissement vers l’Est pour se transformer en puissance commerciale, ciblant les exportations de produits à haute-valeur ajoutée, en développant une dépendance énergétique à l’égard du fossile russe pour sortir du nucléaire et développer des énergies intermittentes. La France a profité des taux d’intérêt maîtrisés pour s’endetter, perpétuer un modèle social chroniquement déficitaire afin de dissimuler à sa population le coût de la désindustrialisation.  

La guerre en Ukraine a cependant rebattu les cartes : la dépendance criante de Berlin vis-à-vis de voisin Russe a mis sur la table la question de l’indépendance énergétique, l’Allemagne n’étant plus en mesure de produire à un coût avantageux. Depuis dix ans, la France dont la production d’électricité est l’une des plus nucléarisées au monde, a flirté avec l’idée d’euthanasier lentement sa filière, dans le sillage de l’Energiwende allemande, mais seule deux réacteurs ont fermé sur 58, alors que l’Allemagne a fermé ses trois derniers réacteurs en avril 2023. Pour Paris, c’est peut-être l’occasion de se réindustrialiser et de rétablir ses comptes commerciaux. 

C’est dans ce contexte que les soupçons s’accumulent sur les mauvais coups portés par Berlin à l’indépendance économique de la France. L’Allemagne n’a pas caché sa volonté d’exclure le nucléaire de tout mécanisme de soutien financier européen, provoquant un bras-de-fer avec Paris. Cette première bataille sur l’éligibilité des investissements aux labels environnementaux (ou taxonomie) s’est close en juillet 2022. Un rapport récent de l’École de guerre économique a démontré que ce travail de sape ne datait pas d’hier, détaillant les manœuvres des fondations allemandes comme Rosa Luxemburg (rattachée  au PDS/Die Linke) ou Heinrih Böll (rattachée aux Verts allemands), qui ont ouvert une guerre contre l’industrie nucléaire française par la rédaction de documents pseudoscientifiques visant à diaboliser de manière manichéenne la filière, le financement de formations biaisées destinées aux élites ou des liens avec des ONG (GreenPeace France, les amis de la Terre, ou Réseau Action Climat, fédérant une trentaine d’associations écologistes) ou des partis écologistes (notamment Europe Écologie Les Verts, avec des conférence de presse communes). Ce travail s’est fait avec la bénédiction du Bundestag qui a presque triplé les dotations aux fondations concernées, mais aussi avec l’appui des ministères du Développement ou des Affaires étrangères qui ont financé des projets d’influence visant à entraîner « des transformations socio-écologiques ». 

De leur côté, d’anciens patrons d’EDF comme Henri Proglio ont raconté l’obsession allemande pour la désintégration d’EDF. En réalité l’abandon de l’atome par l’Allemagne en 2011 a eu pour conséquence un renchérissement des prix de l’énergie. Cela a été rendu possible parce que Berlin avait fait adopter le marché commun de l’énergie en 2007, sous sa présidence, avec des mécanismes permettant de maîtriser la hausse des prix, moyennant une architecture hautement acrobatique obligeant EDF à vendre à ses concurrents l’électricité qu’elle produisait. La réforme de ce marché de l’énergie a donné lieu à une passe d’armes entre Paris et la Commission, et à travers cette dernière, Berlin. Paris souhaiterait en effet se dégager des mécanismes imaginés en 2007 et mieux profiter des avantages financiers liés à la production nucléaire. Bruxelles a proposé de démembrer EDF. 

La bataille s’est enfin portée sur la directive Red 3 sur les énergies renouvelables, en application de la stratégie « Fit for 55 » (réduction de 55% des émissions de CO2 par rapport à 1990 en 2030) à propos de l’hydrogène, l’Allemagne refusant que l’hydrogène « jaune », produit avec de l’électricité nucléaire, soit considéré dans les objectifs de décarbonation européens, au même titre que l’hydrogène « vert », fabriqué à partir d’énergies renouvelables. Il vaudrait mieux parler d’hydrogène « vert-de-gris » car lorsque ces énergies intermittentes ne fonctionnent pas, il faut avoir recours au fossile. La France a dû taper très fortement du poing sur la table pour que Berlin cède.  

Si la France peut reprendre pied sur le terrain économique, l’Allemagne a choisi de son coté d’empiéter sur le stratégique. Un nouveau traité, signé en 2019 à Aix-la-Chapelle, a tenté de régler les divergences sur les exportations d’armements, après que le gouvernement Merkel avait en 2019 décidé de geler unilatéralement les ventes vers l’Arabie saoudite. Néanmoins, le plus critique reste la coopération industrielle en amont. 

Jusqu’ici, c’est la France qui menait le tandem sur ces questions. Peu à peu cependant, l’Allemagne s’est émancipée et a fait valoir des objectifs divergents. Chaque pays insiste sur la nécessité de retombées industrielles, même si côté Français il ne s’agit pas d’une industrie comme une autre, mais d’un élément indispensable pour l’autonomie stratégique. L’Allemagne, pays pragmatique, ne voit pas de problème majeur à acheter américain si c’est plus rapide ou moins cher. Deux des quatre projets de coopération franco-allemands en la matière ont été fortement ralentis et la guerre en Ukraine n’a rien arrangé. Les deux autres projets n’ont pas survécu. 

L’Allemagne a ainsi fait une mauvaise manière à la France en acquérant cinq avions de patrouille maritime P-8A Poseidon à Boeing en 2021, alors que les deux pays travaillaient depuis 2017 à un programme commun (MAWS pour Système de Combat maritime aérien) pour remplacer les Atlantique 2 Français et les P-3C Orion de la marine allemande. Paris a tenté de proposer de prêter à l’Allemagne des Atlantique 2 rénovés de Dassault pour faire le relais avec le MAWS européen, en vain. La France a dû sortir de MAWS, et le projet s’est ainsi terminé. 

Quant au second programme de coopération, lancé en 2018, l’hélicoptère Tigre au standard MkIII, fabriqué par la filiale d’EADS, Eurocopter, il a été victime de Berlin, qui a en effet renoncé à moderniser ses 53 Tigre, comme prévu par le programme qui prévoyait une prolongation jusqu’en 2050, pour les remplacer par des Apache américains de Boeing. La France, qui a 67 appareils, ne pouvait assumer seule avec l’Espagne un coût estimé à 4 milliards d’euros, et Paris a réfléchi à abandonner cette modernisation. On a donc basculé vers un Tigre MK 2+ technologiquement moins ambitieux, et l’Allemagne est sortie du projet en avançant que « l’évaluation globale du rapport coût-risque était désavantageuse du point de vue allemand ». 

Dans les deux cas, l’Allemagne a préféré acheter américain que construire avec la France.

Subsistent deux gros programmes de coopération, politiquement liés, car reposant chacun sur un avantage compétitif de chaque pays, en matière aéronautique pour la France (SCAF) et en matière de chars (MGCS) pour l’Allemagne. 

S’agissant du Système de combat aérien du futur (SCAF), porté par Dassault et Airbus, la France souhaitait que l’avion du futur (NGF), destiné à remplacer le Rafale à partir de 2040, soit capable de se poser sur un porte-avions ou remplir des missions nucléaires, tandis que l’Allemagne avait une vision défensive, d’un avion complémentaire des F-18 de Boeing, en remplacement des Eurofighters. Les disputes industrielles entre Dassault et Airbus font que pour le moment, le projet n’est pas approuvé sur sa phase 2 (assemblage et test en vol), même si un accord a été trouvé fin 2022 sur la maîtrise d’ouvrage par Dassault et la préservation de sa technologie. 

Même histoire sur le programme MGCS (Système principal de combat terrestre), lancé en 2017, qui devait accoucher – entre autres - d’un char franco-allemand en 2035, destiné à remplacer le Leclerc : la question du blindage fait l’objet de disputes de territoire entre Nexter et Rheinmetall, car Nexter entend faire respecter une stricte parité franco-allemande, malgré l’irruption dans le programme de Rheinmetall. Les partenaires allemands Rheinmetall et KMW sont quant à eux convaincus d’être en capacité de faire sans le français Nexter, soupçonné de vouloir récupérer le savoir-faire allemand alors qu’il n’est plus en capacité de fabriquer des chers Leclerc (la France n’a plus conçu de chars lourds depuis plusieurs décennies) : ils estiment avoir une expérience bien supérieure du fait du parc Leopard 2 installé et des récents succès commerciaux. Rheinmetall n’a pas caché travailler sur un projet concurrent, le char KF-51 « Panther », dévoilé en 2022 comme un successeur du Leopard et pour qui la guerre en Ukraine est un terrain d’exercice potentiel. Nexter et l’allemand KMW, unis dans une coentreprise KNDS, ont dévoilé une alternative avec l’EMBT (Euro Main Battle Tank), sorte de croisement hybride du Leopard et du Leclerc. KMW envisage cependant de concevoir une nouvelle version du Leopard, le 2AX, qui reprendrait une partie des avancées technologiques du Panther. La date de 2035 semble désormais, pour tous les acteurs, lucidement inatteignable, ce qui met la France en situation de vraie rupture capacitaire. La France continue à moderniser ses chars Leclerc et la Défense allemande a passé commande de 18 chars Leopard 2A8 de KMW, qui par ailleurs intéressent la République Tchèque, les Pays-Bas et l’Italie.  Rien n’est encore garanti. 

Ce découplage franco-allemand se déroule alors que Berlin a changé de discours sur les ambitions de sa puissance militaire, tout en se mettant dans la roue de Washington. En votant un fonds exceptionnel de 100 Milliards d’euros et en consacrant 2% de son PIB à sa Défense, Berlin se donne les moyens de dépasser la France sur son domaine de prédilection, et peut-être demain la chasser de ses marchés d’export. En effet, concurrencée par l’Asie sur certaines de ses industries traditionnelles (l’automobile, l’éolien), l’Allemagne se cherche de nouveaux prospects. Elle lui permet aussi de se doter rapidement d’équipements militaires étrangers, c’est-à-dire américains : un tiers du fonds spécial est destiné à acquérir des avions américains F35, permettant la participation de Berlin à la dissuasion nucléaire de l’OTAN. Olaf Scholtz a également prôné un bouclier antiaérien européen (European Sky Shield), formalisé en octobre 2022 par une lettre d’intention, soutenue par 14 pays de l’OTAN mais critiqué par la France. Cette initiative, qui fait concurrence à la dissuasion nucléaire française et cherche à se prémunir contre la Russie, est orthogonale aux doctrines stratégiques de Paris, et pourrait relancer la course aux armements. 

On le voit, ce rapide tour d’horizon démontre qu’à défaut de parler de guerre, une rivalité stratégique s’est installée de chaque côté du Rhin. Effrayée par la Russie, l’Allemagne cherche son réconfort dans les bras de l’Oncle Sam, tout en assumant de rester la principale puissance économique du continent, et demain sa principale puissance politique. Olf Scholtz, alors vice-chancelier, avait mis sur la table en 2018 une proposition sonnant comme le dernier clou dans le cercueil pour la puissance française : mutualiser le siège de la France au Conseil de sécurité des Nations-Unies pour le transformer en siège commun à tous les pays de l’Union, c’est-à-dire, dans les faits, le transmettre à Berlin. Angela Merkel avait elle-aussi plaidé pour une telle solution. Pour la France, qui tient à son autonomie stratégique, ce réveil allemand l’oblige à regarder l’Europe et le monde tels qu’ils sont, et non tels qu’elle aurait aimé qu’ils fussent. Si Paris continue à fermer les yeux, elle pourra méditer sur cette phrase de Jomo Kenyatta : « Lorsque les Blancs sont venus en Afrique, nous avions les terres et ils avaient la Bible. Ils nous ont appris à prier les yeux fermés : lorsque nous les avons ouverts, les Blancs avaient la terre et nous la Bible ». Prions pour l’Europe les yeux grands ouverts.