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Monde

Le Christ s’est arrêté à Aparecida !

Le Dialogue

Hospitalisé deux fois en l’espace de trois mois, le pape François aborderait « la dernière partie de son pontificat » et les observateurs avertis ont souligné une accélération du rythme de la communication papale : il y a quelques semaines le Pontife suprême a créé 21 nouveaux cardinaux, redessinant totalement le collège chargé de l’élection de son successeur, au point que l’aile conservatrice a été décrite comme marginalisée. Il a ensuite réuni début août 1,5 million de jeunes catholiques à Lisbonne où il a martelé le thème d’une Église inclusive ouverte à tous, avant d’annoncer son passage fin septembre à Marseille pour parler des migrants.

Sur le fond comme sur la forme, le style du pape François dérange car il s’écarte des us et coutumes du Vatican. On s’est ainsi beaucoup interrogé sur le fait qu’il avait improvisé un discours à Fatima, au lieu de lire le texte préparé et validé par la Curie. Cependant, il serait à mon sens réducteur de s’en tenir aux détails, ou bien de faire au contraire une généralisation excessive en analysant François comme un pape « progressiste » en guerre avec une Curie réactionnaire ou conservatrice. 

En réalité, l’ancien évêque de Buenos Aires, venu « du bout du monde », comme il le déclara avec simplicité le jour de son élection, est profondément influencé par la manière dont l’Église sud-américaine voit la mondialisation et la religion catholique, et mieux encore par le passif existant entre le clergé sud-américain et le Saint-Siège. Pour trouver la clé de Sol de la partition papale, il faut suivre les gestes symboliques opérés par le souverain Pontife, comme des petits cailloux, du Brésil au Portugal. De sanctuaire marial en sanctuaire marial, ces indices ne nous ramènent non pas à Rome mais dans l’hémisphère Sud. Ainsi, au début des Journées Mondiales de la Jeunesse de 2013 qui s’étaient déroulées au Brésil, le pape était venu vénérer la petite statue de la Vierge noire "Aparecida". La statuette de Notre Dame d’Aparecida avait été recueillie en 1717 par trois pêcheurs dans les eaux du fleuve Paraïba. Elle a été proclamée patronne du pays en 1930. Aparecida est ainsi le nom du plus grand sanctuaire marial du pays et du monde. Bergoglio s’y est non seulement rendu en 2013 - il y avait célébré la première grande messe de son pontificat hors de Rome - mais aussi en 2017. 

Aparecida, c’est aussi une basilique où a été adopté un document auquel le pape François se réfère beaucoup, au point qu’il a été présenté comme la feuille de route de son pontificat, ayant beaucoup influencé son Exhortation apostolique « Evangelii gaudium ». 

Le document d'Aparecida a été rédigé en 2007 pour la Ve Conférence générale du Conseil épiscopal latino-américain (Célam), alors que Jorge Bergoglio était évêque de Buenos Aires.

La conférence d’Aparecida (lancée par Jean-Paul II mais conclue par Benoit XVI), avait été organisée pour réconcilier Rome - et plus exactement la Curie - avec l’Église sud-américaine. En effet, une crise interne assez virulente avait éclaté entre les responsables de pastorale sud-américains, qui partaient des réalités du terrain pour proposer des actions d'évangélisation, et la Curie romaine, centrée sur des questions théologiques et bloquant l'adoption des mesures que souhaitaient les acteurs de terrain, provoquant en 1992 l’échec de la précédente Conférence de Saint-Domingue. Le clergé sud-américain était très désireux que la spécificité ecclésiale latino-américaine soit respectée : ainsi, bien avant Vatican II, il existait un Conseil épiscopal latino-américain consultatif qui était une manière de penser l’Église différemment sur la base de la collégialité. 

Le futur pape François a joué un grand rôle dans l’organisation de la conférence d’Aparecida et surtout dans la rédaction des actes finaux. 

Que dit ce document ? 

Premièrement, tout en soulignant les bouleversements liés à la mondialisation - un désordre généralisé que propagent de nouvelles turbulences sociales et politiques, la diffusion d'une culture lointaine et hostile à la tradition chrétienne, l'émergence d'offres religieuses concurrentes - il pointe le problème du repli individualiste qui affaiblit les liens communautaires. On laisse de côté la préoccupation pour le bien commun, mais on fait passer d'abord la réalisation immédiate des désirs individuels, la création de nouveaux et d'arbitraires droits individuels, les problèmes de sexualité, la famille, la maladie et la mort. A Aparecida, l’Église sud-américaine égratigne la domination exclusive des mécanismes de marché. 

Deuxièmement, le document constate que l’Église peut s’appauvrir de l’intérieur avec l’émergence d’une « spiritualité individualiste » de la part des fidèles, et une perte de vitalité coté Église ; une évangélisation peu ardente, sans nouvelles méthodes ni expressions ; un accent mis sur le ritualisme en l'absence de formation correspondante, en négligeant d'autres tâches pastorales. Le clergé sud-américain porte un jugement sévère et inquiet sur la capacité de la vieille structure ecclésiale à y faire face : « Ne résisterait pas longtemps aux assauts du temps une foi catholique réduite à un bagage, à un catalogue de quelques normes et interdictions, à des pratiques de dévotion fragmentées, à une adhésion sélective et partiale aux vérités de la foi, à une participation occasionnelle à quelques sacrements, à la répétition de principes doctrinaux, à un moralisme mou ou crispé qui ne convertisse pas la vie des baptisés. ». Le salut de l’Église ne dépend pas, dit-il, tant, de grands programmes et de structures, que d'hommes et de femmes nouveaux qui incarnent la tradition et la nouveauté, comme disciples et missionnaires. 

Face à ce danger, l’Église Sud-Américaine a des atouts. Le document insiste sur le fait que l’Amérique du Sud n’est « pas vraiment un continent, à peine une réalité géographique avec une mosaïque indescriptible de contenus » mais « pas non plus une superposition d'ethnies qui se juxtaposent. ». Une et plurielle, « l'Amérique est la maison commune, la grande patrie des frères ». Sa force est que sa diversité a permis de converger en une synthèse qui, dans une variété de sens, est capable de la projeter en une histoire commune. La maison commune est habitée par un métissage complexe et une pluralité ethnique et culturelle.

Elle vise donc une unité faite de réconciliation et d'intégration.

Son second atout est qu’elle peut s’appuyer sur une « religiosité populaire », cette piété qui « pénètre délicatement l'existence personnelle de chaque fidèle », sans être une "spiritualité de masses". Le pape François avait déclaré avoir compris cette piété populaire justement au sanctuaire d’Aparecida. 

Le document esquisse ainsi une Église plurielle redevenue missionnaire, acceptant son ADN fait de religiosité populaire et de diversité culturelle. Cette Institution, pour être véritablement universelle, doit adopter un fonctionnement collégial, avec des conseils pastoraux au plus proche des croyants. En cela, Aparecida est une manière différente de faire vivre la chrétienté catholique, qui correspond à la conception d’assemblée du Concile Vatican II. A travers la réunion de « synode », c’est à dire une assemblée large et représentative, on redonne une place centrale aux fidèles.

C’est sans doute cette projection que François a en tête. Pour François, chaque église peut en effet s’inspirer de la méthode synodale pour repenser ses structures, en fonction du terrain et de la culture qui sont les siens. On retrouve ainsi dans le document d’Aparecida des mots qui sonnent comme frères de ceux de Lisbonne : « l’Église est, pour ces peuples, une demeure, c'est la maison des pauvres de Dieu. Elle les appelle et les réunit tous (…) sans discrimination ni exclusion, pour motifs de sexe, de race, de condition sociale ou d'appartenance nationale. ». A Fatima, François s’est exclamé : 

« Il y a de la place pour tout le monde dans l'Église, pour tout le monde ! Personne n'est inutile, personne n'est superflu, il y a de la place pour tout le monde. Tel que nous sommes, tout le monde. (…) "Allez chercher tout le monde, jeunes et vieux, bien portants et malades, justes et pécheurs : tous, tous, tous". Dans l'Église, il y a de la place pour tous. »

Sur le fond, il serait donc plus pertinent de conclure que le pape est moins affairé à changer une doctrine qu’une culture ecclésiale et une approche de son époque. La tension entre « doctrine » et « approche pastorale » a d’ailleurs traversé tout le pontificat de François. Le pape veut une approche adaptée aux situations de notre époque sans s’enfermer dans un certain parisianisme, qui prétend trancher de manière abstraire en toutes choses, sans entrer dans la réalité de l’expérience vécue. Ainsi, à chaque fois qu’on l’a interrogé sur les points les plus controversés de la doctrine catholique, François s’est explicitement (et prudemment) référé à l’enseignement traditionnel de l’Église, au Catéchisme de l’Église catholique et à la doctrine sociale de l’Église. En revanche, il n’a pas hésité à modifier les structures du Vatican (en mettant l’évangélisation comme priorité d’action) et, à Fatima, d’évoquer des pistes de refonte profonde.

L’intention de François est de prendre acte de la mondialisation et de dissocier l’Église catholique, en particulier le Vatican, du modèle occidental, pour aboutir à une Église synodale qui assume sa diversité et sait rassembler les oppositions. En annonçant que les prochaines Journées Mondiales de la Santé se dérouleraient dans un pays non-chrétien - la Corée - le Pape cherche ainsi à renforcer l’universalité de l’Église catholique en réveillant les églises locales. En 1995, Jean-Paul II avait réuni 5 millions de fidèles à Manille, capitale d’un pays peuplé à 80% de catholiques…. C’est peu ou prou le nombre total de catholiques en Corée du Sud (8% de la population). On le comprend : François a pris son risque, et l’affluence de la prochaine édition permettra de déterminer si le pape argentin a gagné son pari.