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Ukraine/Russie

Trois mois de contre-offensive ukrainienne pour quels résultats ?

Le Dialogue

Au début du mois de juin dernier[1], l'armée ukrainienne démarrait une contre-offensive d'envergure sur plusieurs axes afin nous annonçait-on de percer les lignes de défense russes en direction de la mer d'Azov pour isoler la partie occupée de l'oblast de Zaporijia et la Crimée. Le président Zelensky laissait entendre qu'il espérait même se baigner dans la mer Noire depuis les plages de la péninsule sous peu. Trois mois plus tard, force est de constater que rien ne s'est déroulé comme prévu.

 

La pression occidentale

Après la prise de Bakhmout le 20 mai 2023 par la SMP Wagner, les parrains occidentaux du régime de Kiev semblent avoir exercé une pression croissante sur leur proxy pour qu'ils lancent une opération majeure afin de reconquérir une partie des territoires annexés par la Fédération de Russie. Les médias occidentaux, et en particulier français, nous annonçaient en effet qu'après la livraison d'au moins une centaine de chars Leopard 1 et 2 allemands, une douzaine de Challenger 2 britanniques, d'AMX-10 RC français et de plusieurs centaines de véhicules blindés d'infanterie comme le Bradley et le Stryker américains ou les YPR-765 (M113 américains modifiés), l'armée ukrainienne avait désormais les moyens de passer à l'offensive et de porter un coup majeur à l'armée russe. Dans la litanie des moyens envoyés par les pays de l'OTAN, tous les observateurs remarquaient cependant que l'aviation ukrainienne n'était toujours pas reconstituée pour assurer l'incontournable suprématie aérienne au-dessus du champ de bataille pour permettre aux troupes au sol d'agir sans interférence des VKS[2]. Les Ukrainiens eux-mêmes insistaient fort légitimement sur ce point en réitérant leur demande quant à la livraison de F-16. Par ailleurs, on constate l'absence de livraison en grande quantité de matériels de génie pour notamment franchir les vastes champs de mines installés par les Russes sur l'ensemble du front. De plus, après l'hécatombe subie à Bakhmout (40 à 60 000 pertes selon les observateurs) par les brigades les plus aguerries de l'armée ukrainienne, cette offensive, même en cas de succès, risquait de coûter très chère en vies humaines à l'armée ukrainienne et certains ne manquaient pas de s'interroger sur les réserves d'hommes encore disponibles. La fourniture de missiles SCALP et STORM SHADOW devait permettre aux Ukrainiens de frapper les dépôts de munitions et les centres de commandement russes dans la profondeurs afin de les neutraliser au cours de la phase inaugurale de l'offensive. Face à ces difficultés, en mai dernier, l'armée ukrainienne ne semblait pas pressée de se lancer à l'assaut des redoutables positions russes de la ligne Sourovikine.

 

Le front antichar russe

Tout au long de l'hiver et du printemps, les Russes ont décidé de figer la quasi totalité du front tout en menant une bataille d'attrition à Bakhmout avec la SMP Wagner appuyée par les forces aéroportées (VDV). Ainsi, de la frontière russe au nord de l'oblast de Lugansk jusqu'à Donetsk, une ligne simple de fortifications a été érigée à quelques kilomètres en retrait du front pour repousser toute offensive ukrainienne. Du sud de Donetsk jusqu'à Vasylivka sur le Dniepr, l'armée russe a installé une triple ligne de défense à l'initiative du général d'armée Sourovikine pour interdire toute percée en direction de la mer d'Azov. Ce choix correspond à l'une des options opératives développées par le penseur soviétique Alexandre Sviétchine qui préconise de mener une guerre défensive d'attrition lorsque les moyens de poursuivre l'offensive sont momentanément impossibles à réunir. De plus, la montée en puissance de l'armée russe, constatée dès le printemps dernier par le général américain Cavoli[3] qui commande l'EUCOM[4], permet à l'armée russe de tenir ces lignes de défense avec une densité de personnel adéquate tout en disposant de réserve pour mener d'éventuelles contre-attaques pour colmater toute brèche dans ce dispositif. La première ligne de défense est couverte par une ligne d'avant-postes située en moyenne à 8 km et qui borde la zone grise entre les deux armées. Les deuxième et troisième lignes se trouvent respectivement en retrait de la première et l'une de l'autre d'une dizaine de kilomètres en moyenne. Chacune de ces trois lignes est composée de plusieurs lignes de tranchées, de bunkers en béton, d'abri pour les unités, de positions de tir, le tout couvert par des champs de mines, des dents de dragon et des fossés antichars pour canaliser les assaillants dans des zones de tir pré-définies à la fois pour les troupes qui occupent ces lignes, mais aussi pour l'artillerie installée plusieurs kilomètres en arrière, artillerie bien plus nombreuse et bien mieux dotée en munitions que l'artillerie ukrainienne. Les villes et les villages sont incorporées dans ces systèmes défensifs pour servir de points de résistance majeurs le long des axes routiers. Bien évidemment, les troupes disposent d'un équipement antichar varié (RPG/9M133 Kornet) pour détruire les blindés ukrainiens à n'importe quelle distance. Enfin, en ayant la supériorité aérienne et disposant d'un nombre important d'avions d'attaque au sol et d'hélicoptères Ka-52, les troupes russes peuvent compter sur des missions d'appui aérien en permanence. L'ensemble de ce dispositif n'est que la mise en application des principes mises en oeuvre par l'Armée rouge lors de la Seconde Guerre mondiale une première fois lors de la défense du saillant de Koursk en juillet 1943[5] mais aussi en Hongrie en janvier – mars 1945 pour barrer la route de Budapest aux dernières contre-offensives de la Wehrmacht[6]. Au cours de ces opérations, les Allemands avaient certes atteint dans certaines zones la troisième ligne de défense soviétique, mais au prix de pertes trop importantes pour pouvoir poursuivre leurs attaques d'autant qu'ils devaient faire face à l'engagement des réserves soviétiques. Il est donc difficile de comprendre comment les stratèges de l'OTAN, mais aussi les généraux ukrainiens, ont pu oublier à ce point cette double leçon de l'histoire militaire récente avant de déclencher leur offensive et ce d'autant qu'ils ne disposaient pas de la maîtrise du ciel.

 

Un premier bilan

Alors que les attaques ukrainiennes se poursuivent principalement dans le secteur du saillant de Rabotyne et au sud de Bakhmout, l'offensive ukrainienne n'est pas parvenue à percer la première ligne défensive russe, elle vient seulement de l'atteindre et au prix de très lourdes pertes. Il a d'ailleurs fallu engager les dernières brigades de la réserve opérationnelle (82e brigade d'assaut aéroportée et 46e brigade aéromobile) pour prendre les ruines de Rabotyne – situé à 15 km de leur ligne de départ – sans pouvoir déboucher vers le sud en direction de Tokmak. Selon les observateurs occidentaux les plus optimistes, au moins 133 chars dont 17 Leopard et depuis peu un Challenger 2 ont été perdus[7] (détruits, abandonnés, sabordés, capturés) ce qui représente probablement 1/3 de l'effectif dont disposait l'armée ukrainienne début juin. En ce qui concerne les précieux véhicules blindés d'infanterie, les mêmes observateurs évoquent la perte d'au moins 189 engins ce qui a considérablement réduit la mobilité de l'infanterie d'assaut ukrainienne. Ces pertes sont en l'état des annonces de livraison par l'OTAN irremplaçables avant plusieurs mois. En ce qui concerne, les pertes humaines elles oscillent entre 40 000 et 66 000 hommes hors de combat (tués, blessés, prisonniers, disparus) selon les sources. Il s'agit d'un coup majeur porté aux meilleures brigades ukrainiennes dont certaines avaient déjà payé un lourd tribut à Bakhmout au cours de l'hiver avant d'être reconstituées. Au final, les gains territoriaux obtenus à ce prix sont insignifiants et ce d'autant qu'aucune brèche n'a été faite dans la première ligne russe et que les réserves pour la réaliser sont déjà engagées. Ainsi, même en cas de succès, l'armée ukrainienne ne dispose probablement pas de moyens pour mener une phase d'exploitation vers la deuxième de défense russe. On peut donc parler d'échec opératif aux vues des éléments dont nous disposons aujourd'hui.


 


[1]Les observateurs ne sont pas d'accord sur la date exacte de son lancement entre le 4 et le 8 juin

[2]VKS : Voenno Kosmitcheskie Sily : forces aériennes et spatiales qui comprend l'armée de l'air

[3]https://edition.cnn.com/2023/04/26/politics/russia-forces-ukraine-war-cavoli/index.html?fbclid=IwAR28zbnBq7iPTvgs-o_lcZebfXYHTSBR7DB3DFuZs3sxwGqV9Nqvaiu2pak

[4]United States European Command

[5]Ferreira, Sylvain, Les secrets du Pakfront, Ligne de Front n°82, Caraktère, 2019, pp. 40-47

[6]Ferreira, Sylvain, Le III. Panzerkorps, l'élite des Panzer à l'est, 1942-1945, Caraktère, 2023

[7]https://www.oryxspioenkop.com/2022/02/attack-on-europe-documenting-equipment.html