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Culture - Livres - Histoire

Réflexions sur l’art de la guerre russe. L’essai du colonel Olivier Entraygues, La Russie et la guerre, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine

Le Dialogue

Dimanche dernier, en ces journées du patrimoine, je suis allé me promener dans un des plus beaux monuments de Paris : L’hôtel National des Invalides.  J’ai bien fait, car en plus de saluer le plus beau canon du monde, une pièce en bronze de la Renaissance, dont les poignées sont faites de couples en train de s’enlacer et de s’embrasser, j’ai découvert avec surprise qu’il y avait sous un chapiteau, dans la cour d’honneur, le salon des écrivains de l’armée de terre.

Parmi la quarantaine d’écrivains, j’ai croisé le colonel Olivier Entraygues qui dédicaçait son livre sur la Russie et la guerre. Déjà, Entraygues a une belle gueule de guerrier, et cela fait plaisir à voir. Ensuite, comme tous ces militaires sont bien élevés et passionnés par ce qu’ils font et ce qu’ils écrivent, les discussions s’engagent facilement et sont toujours enrichissantes.

Vu le titre de son livre : La Russie et la guerre, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine[1], nous sommes très vite passés à la guerre d’Ukraine, et j’ai été surpris de découvrir un homme écoutant l’opinion de son interlocuteur, plutôt que d’imposer la sienne. Une qualité rare.

J’ai donc acheté son livre, qu’il a bien voulu me dédicacer -je sais, je suis un incorrigible snob- et je me suis plongé dedans dès mon retour à la maison. Il est tellement intéressant que j’en ai raté le début de Fidji-Australie. C’est dire !

 

Il existe une vraie pensée militaire russe !

Le Colonel Entraygues nous entraine à la fois dans une histoire de la Russie, de ses guerres et de ses conquêtes, et à travers elles de sa pensée militaire. Car contrairement à ce que raconte les généraux de plateaux télé, qui y gagnent surtout des surnoms pas très glorieux, et ne font pas honneur à la pensée stratégique française, il y a un vraie pensée militaire russe, ou plutôt russo-soviéto-russe.  Et elle est passionnante.

En bon militaire, Entraygues commence son livre par une présentation géographique du monde russe, qu’il qualifie justement de « massif ». Et comme en géopolitique le temps et l’espace sont étroitement associé, il conclut : « Finalement la compréhension de ce « monde massif » montre que la puissance de la « Russie éternelle » ne réside pas tant dans la force de son armée que dans sa dimension tellurique : ses espaces immenses, ses routes sommaires, ses vastes forêts, ses larges fleuves et ses zones marécageuses auxquels s’ajoutent un été court, un hiver long et le dégel du printemps. »[2] Il faut avoir traversé la Russie en train, pour mesurer l’exactitude et la profondeur de ce propos.

La dimension spatiale étant posée, Entraygues, nous entraîne alors dans un long voyage temporel, puisqu’il commence son exploration des racines de la pensée militaire russe avec les invasions mongoles qui introduisent la mobilité, la surprise et la masse. De manière plus originale Entraygues relie aussi l’archerie mongole à la fascination russe pour l’artillerie. 

Vient ensuite la modernisation européenne et forcée de Pierre le Grand, qui dote son pays d’une école d’officiers, et de forges. De cette double capacité naissent de grands généraux, au premier rang desquels, le général aux 63 victoires : Alexandre Souvorov (1730-1800) qui dans son livre majeur : « L’art de vaincre » s’oppose à la pensée matérialiste allemande en écrivant que « le facteur essentiel de la guerre demeure l’homme. Pour Souvorov, c’est donc la valeur morale du combattant, sa volonté de vaincre qui doit avant toutes choses assurer la victoire de la Russie. »[3]

Souvorov est aussi l’apôtre de la « célérité » qui se dit de manière amusante « opérativnost » (оперативность) en russe. Il la synthétise en une formule lapidaire : « coup d’œil-rapidité-choc » car pour lui, la vitesse et la surprise remplacent le nombre, tant qu’elles sont accompagnées par le choc, l’acte décisif du combat.[4] On trouve donc dans la pensée militaire russe, avec plus de 200 ans d’avance la fameuse « boucle OODA » du Colonel Boyd de l’US Air Force… Mais il parait que les Russes se battent avec des pelles…

 

« Face à Napoléon, ce sont les cosaques qui campèrent sur les Champs-Élysées »…

Après Souvorov, vient Koutouzov, le prince de la défense dans l’espace. Nul besoin de réécrire la campagne de Russie, Tolstoï ou Patrick Rambaud, l’ont fait avec génie, mais il est clair, que face à Napoléon, ce sont les cosaques qui campèrent sur les Champs-Élysées…

Accélérons notre marche dans le temps, et sautons quelques chapitres pour aller directement au deuxième grand maître de la pensée militaire russe, le général Alexandre Svetchine (1878-1838) qui est l’inventeur de la notion « d’art opératif »,[5] un niveau qui découle du niveau stratégique décidé par le souverain mais qui se situe dans un cadre plus général que la tactique qui reste l’art de disposer et de faire combattre ses hommes sur le terrain. Pour illustrer la distinction, j’explique à mes étudiants que la stratégie c’est quand Rodolfe est amoureux de Béatrice et qu’il veut en faire la femme de sa vie. L’opératif, c’est quand réunissant ses économies, il l’invite au cinéma pour voir un film d’amour ou d’horreur (c’est beaucoup plus efficace), et que la tactique, c’est quand il profite de la frayeur de Béatrice (quand le requin sort de l’eau pour la première fois par exemple) pour faire « The move »[6].

Attention, l’art opératif de Svetchine n’est pas une doctrine rigide. C’est un cadre général de définitions qui explique comment faire la guerre en fonction des objectifs stratégiques du pouvoir politique, et des moyens économiques dont on dispose sur un territoire donné. Le matérialisme soviétique n’est jamais loin en Russie. On découvre quand même en lisant Svetchine, qu’il s’oppose à l’idée de la bataille décisive (qui était celle du Grand État-Major allemand ne rêvant que d’imiter le modèle de la bataille de Cannes, ou encore de Toukhachevsky) et qu’il lui préfère la guerre d’attrition qui est la destruction progressive du système militaire ennemi par la destruction de ses ressources matérielles et humaines.

 

Les théories de Svetchine, sont éclairantes pour comprendre ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui

Entraygues décrit parfaitement la richesse intellectuelle militaire de l’URSS des années 30, avec des penseurs comme Frounze, Broussilov, Isserson, Chapochnikov, Varfolomeev, Triandafillov, en plus de Svetchine et Toukhachevsky déjà cités. Ce travail inachevé, du fait des grandes purges des années 37-38, sera quand même la base théorique sur laquelle l’Armée rouge s’appuiera pour remporter la grande guerre patriotique. Ainsi ce sont les travaux d’Isserson et Triandafillov, avec notamment la doctrine de la bataille dans l’axe profond, qui trouveront leur application lors de l’opération Bagration, que les Allemands appellent pudiquement : la destruction du groupe armée centre.

Puis Entraygues couvre les guerres d’Afghanistan (1979-1989), de Tchétchénie (1990-2000), pour souligner la capacité permanente d’auto-analyse de l’armée russe « Cette génération d’afghans comprend qu’à l’échelle militaro-historique le conflit soviéto-afghan démontre que la valeur d’une armée repose sur sa capacité d’adaptation au cours des combats auxquels sa doctrine, ses équipements, et son entrainement ne l’ont pas préparée. » [7]

Enfin, Entraygues analyse en deux chapitres passionnants et nuancés les « opérations du Dombass »[8] (2014-2015), en Ukraine, et celui qu’il intitule « l’Agression russe en Ukraine »[9]. Il démontre qu’après l’échec au nord à s’emparer du centre politique du pays[10], mais après la réussite au sud à unifier la Crimée, le Dombass et la Russie, cette dernière est maintenant rentrée dans une longue guerre d’attrition, dont la logistique sera le facteur décisif. Entraygues parie sur un enlisement à la coréenne ; je ne vois pas comment le régime de Vladimir Poutine peut faire l’économie d’une victoire, je parie donc sur une longue guerre visant à la destruction progressive des forces ukrainiennes et du soutien de l’OTAN.

En clair, un livre nécessaire pour prendre de la hauteur et comprendre le déroulement et les évolutions de la guerre d’Ukraine.  Si les Pujadas, Rochebin, Toussaint, et consort voulaient faire œuvre d’information et non de propagande, ils inviteraient le Colonel Entraygues à nous expliquer ce qui se passe sur le plan militaire en Ukraine plutôt que les généraux Trinquand, Yakovleff, Desportes, Rischoux,  et autres Goya et Servent[11] (seuls Paloméros, Chauvancy, et De Jong sont à peu près intéressants), qui brillent surtout par leur ignorance crasse de la pensée militaire russo-soviéto-russe. Mais bon, il est vrai, comme me le disait Entraygues pendant notre échange, que celle-ci n’est pas (plus ?) enseignée à Saint Cyr. 

Quos vult perdere, Jupiter dementat prius.

 


 


[1] Entraygues, Olivier. La Russie et la guerre, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine. Les Éditions du Cerf. 2023.

[2] P. 25

[3] Page 77

[4] Page 79

[5] Sur l’art opératif, le lecteur consultera avec intérêt l’ouvrage de Benoit Bihan et Jean Lopez, Conduire la guerre. Perrin, 2022. 

[6] Ceux qui ont vu au cinéma le navet « Treize à la douzaine » comprendrons.

[7] Page 195

[8] Chapitre XVII

[9] Chapitre XIX

[10] Page 240

[11] Qui ne sont pas généraux