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Politique - Société

Le grand entretien du Dialogue avec Arnaud Lacheret

Le Dialogue

Ancien chef de cabinet du maire LR de Rillieux-la-Pape (Rhône) de 2014 à 2017, docteur en science politique et habilité à diriger des recherches (HDR) dans cette discipline, Arnaud Lacheret est l'auteur de plusieurs ouvrages traitant de l'intégration des Français issus de l'immigration arabo-musulmane. Depuis août 2022, il a intégré SKEMA Business School en tant qu’associate professor et directeur du MSC « Program and Project Manager and Business Development » sur le Campus du Grand Paris à Suresnes. Avant cette date, il était associate professor et directeur de la French Arabian Business School, programme conjoint entre l’ESSEC et l’Arabian Gulf University à Bahreïn depuis 2017. Ce poste est arrivé après une solide expérience dans l'enseignement supérieur privé en tant qu'enseignant chercheur, responsable pédagogique d'un programme puis adjoint du Directeur Général de l'Idrac Business School (10 campus sur toute la France), et une carrière parallèle au service d'élus locaux et nationaux qui l’a menée du Parlement européen à la direction de cabinets d'élus locaux en passant par l'Assemblée Nationale.

Il a également fait un passage réussi dans le privé, au département des relations institutionnelles d'un grand groupe

Arnaud Lacheret nous présente son dernier livre, Les Intégrés, Réussite de la deuxième génération de l’immigration nord-africaine, (éditions du Bord de l’Eau).

Propos recueillis par Angélique Bouchard 

Au travers de l’étude d’une cinquantaine de profils, l’auteur démontre que l’intégration des français issus d’Afrique du nord fonctionne mieux que beaucoup ne le croient. A l’heure des émeutes qui ont frappé l’ensemble du territoire national et du basculement démographique, Arnaud Lacheret traite de questions fondamentales, au cœur de l’actualité : l’intégration est-elle toujours possible ? Le modèle français d’intégration est-il toujours préservé ?  Qu’entend-on nous réellement par intégration : s’agit-il d’insertion dans le tissu économique ou doit-on parler à l’heure actuelle d’intégration socio-culturelle ? Au moment où les français réclament un référendum sur l’immigration, l’Europe peut-elle accueillir « toute la misère » du monde ?

 

Le Dialogue : Arnaud Lacheret, votre dernier livre va à contre- courant du traitement médiatique du sujet identitaire. Dans une approche résolument optimiste, vous expliquez que le modèle d’intégration à la française fonctionne bien et que les jeunes issus pour la plupart de la deuxième génération d’immigrés d’Afrique du nord (la génération des 30/50 ans) réussissent mieux qu’on ne le pense. Pouvez-vous nous présenter votre étude et la méthodologie qui a présidé ?

Arnaud Lacheret : J’ai utilisé une méthodologie qualitative, basée sur des entretiens semi directifs passés avec des personnes correspondant à des critères bien précis. Elles devaient avoir entre 30 et 50 ans, être enfants d’immigrés nord-africain, avoir un bac + 3 à 5 et occuper une fonction valorisée socialement (cadre, entrepreneur…) Afin d’étudier la variable religieuse j’ai aussi demandé que les personnes se définissent a minima comme « de culture religieuse », de façon à ne pas interroger de personnes ayant complètement coupé avec l’islam, car la fin du questionnaire porte sur des considérations liées à la religion.

En fait, ce questionnaire vient de mon deuxième livre, qui interrogeaient des femmes du Golfe ayant les mêmes caractéristiques, dont je me demandais comment elles avaient fait pour occuper des fonctions d’encadrement aussi rapidement, profitant des réformes leur ouvrant le marché du travail, sans occasionner de retour de bâton conservateur de la part d’une société réputée très traditionnelle. J’ai identifié plusieurs mécanismes d’intégration que j’ai voulu tester sur les femmes, puis les hommes enfants d’immigrés nord-africains en France.

L’autre déclencheur de cette enquête qualitative, ce sont les données quantitatives disponibles, mais peu utilisées, qui montrent que globalement, les enfants d’immigrés nord africains sont diplômés de l’enseignement supérieur et cadres dans des proportions très proches de la moyenne nationale, alors qu’ils viennent de familles souvent très pauvres. Personne n’a vraiment étudié cette réussite d’un point de vue qualitatif, alors je m’y suis collé.

 

LD : Beaucoup s’accordent à dire que l’assimilation imposée est un processus qui a échoué. Vous traitez dans votre livre des parents magrébins arrivés en France avant 1974. Pensez-vous que votre corpus d’études est signifiant et s’applique à la dernière génération, c’est-à-dire celle des émeutiers, celle qui place les lois de l’Islam au-dessus des lois de la République Française (cf. dernier sondage IFOP qui démontre que 74% de la troisième génération de moins de 25 ans, placent l’Islam au-dessus des lois de la République) ?

 

AL : J’ai volontairement choisi d’écarter la notion d’assimilation, pas assez bien définie sociologiquement, pour me concentrer sur une définition de l’intégration assez partagée en sciences humains et sociales. Il s’agit du processus par lequel le membre d’un groupe minoritaire entre dans la société majoritaire en en acquérant les codes, attitudes et valeurs, tout en sachant que la société majoritaire n’est pas spécialement accueillante avec lui. Lorsque l’on prend cette définition, on se doit de relativiser le constat d’échec : déjà parce que partout, autour de nous, il y a des salariés, cadres ou non, qui vivent et s’épanouissent en France en ayant des origines très différentes. Cependant, mon corpus d’étude ce limite à la population étudiée ! On peut prendre certains mécanismes et émettre l’hypothèse qu’ils s’appliquent à d’autres populations proches mais cela nécessite d’autres enquêtes.

Concernant les chiffres sur l’islam, je vais être assez sévère car ceux qui les mettent en avant sont souvent ceux qui disent que « les sondages ne veulent rien dire ». Alors évidemment, ces chiffres sont effrayants mais se contenter de données brutes est souvent un moyen de se faire peur à peu de frais. Cela nécessiterait que des chercheurs aillent un peu plus creuser sur les valeurs de cette population dont on sait très bien qu’elle ne connait pas très bien l’islam mais qu’elle a tendance à l’idéaliser et à n'en retenir que certains aspects. Autrement dit j’aimerais beaucoup avoir des conversations du même type que celles que j’ai pu avoir avec ceux qui ont l’âge d’être leurs parents pour pouvoir nuancer et affiner les données brutes, souvent brandies par des gens qui ne proposent en définitive pas grand-chose.

Pour en revenir aux émeutiers par exemple, il faut aussi regarder les sources policières… J’échangeais avec un préfet il y a peu qui m’indiquait que parmi les personnes arrêtées, la population d’origine subsaharienne était surreprésentée par rapport à la population d’origine nord-africaine. Autrement dit, une nouvelle fois, la variable religieuse est peut-être un peu trop mise en avant, au détriment d’autres facteurs qui ne sont pas moins préoccupants du reste.

 

LD : Votre point d’entrée est l’intégration économique des familles d’Afrique du nord. Pensez-vous que la seule « socialisation par le travail » soit suffisante pour répondre aux enjeux actuels ?

AL : Assurément non. En revanche, ce qui permet l’intégration est la rencontre avec autrui, avec un tiers prescripteur qui peut vous présenter un modèle alternatif, pour reprendre un peu Gérald Bronner. En France, le meilleur endroit pour rencontrer des gens différents, cela reste le monde professionnel et particulièrement lorsque l’on occupe des postes à responsabilités. J’ai du mal à imaginer que le cadre qui fréquente 50 heures par semaines repas compris des collègues issus de la population majoritaire devienne un casseur ou un intégriste sitôt passée la porte de sa maison. Bien évidemment, c’est un processus qui n’est pas immédiat, mais le monde du travail, dont on fustige de plus en plus le fait qu’il empiète sur la vie privée, trouve ici une fonction intégratrice intéressante. Pour faire carrière, on apprend à ressembler à autrui, à être comme ceux dont on aspire à occuper la fonction. On fait de même au cours des études, notamment dans les écoles de commerce ou d’ingénieur. 

Donc bien entendu ça ne suffit pas, quelques personnes interrogées tenaient d’ailleurs à conserver un mode de vie particulier au sein du cadre privé, mais il est difficile d’imaginer que l’environnement dans lequel on passe le plus clair de son temps n’ait qu’une influence marginale sur la façon dont on se comporte en privé.

Ceux qui m’ont fait ce reproche sont d’ailleurs bien en peine de trouver un environnement plus propice à l’intégration que le monde professionnel… Et qu’on ne me parle pas de l’école publique dont on sait parfaitement que sa répartition en secteurs géographiques ne permet en aucun cas des contacts avec des gens différents.

 

 

LD : Selon vous, quelles sont les « forces » qui travaillent les jeunes magrébins issus de la troisième génération, non intégrés ou « désintégrés » pour qu’ils ne se sentent plus à leur place dans la société française ?

AL : Elles ne sont pas si simples à identifier, ce serait trop facile ! Celle qui saute le plus aux yeux car médiatiquement elle est omniprésente et très visible dans l’espace public, c’est l’islamisation de la jeunesse issue de l’immigration. Kepel parle de djihadisme d’atmosphère, Florence Bergeaud Blackler de frérisme… Bref, la doctrine énoncée par Tarik Ramadan il y a plus de 20 ans visant à introduire un islam qui ne soit pas aculturé chez les descendants d’immigrés fonctionne bien et est devenue un mouvement endogène qui s’auto-entretient. Plus la peine de regarder vers l’étranger pour savoir d’où viennent les prêcheurs, ils sont désormais parmi nous et se débrouillent hélas seuls en utilisant fort bien les moyens de la technologie moderne.

Toutefois, l’islamisation n’est qu’une partie de ce qui peut éloigner un jeune de la société française qui est, disons-le, la seule qu’il connaisse. On trouve notamment, chez les jeunes une soudaine passion pour le pays d’origine de leurs grands-parents, qui se manifeste par le port de signes ostensibles dont le plus connu est le drapeau algérien, brandi en de multiples occasions, tout comme le maillot des équipes de football de pays qu’ils ne connaissent pas vraiment. On assiste à une espèce de fantasme de pays où, lorsqu’ils leur arrivent de s’y rendre, ils ne sont pas forcément très bien traités.

On retrouve aussi un sujet connexe : l’idée selon laquelle la France est raciste et discriminatoire, empêchant l’intégration. C’est un discours très bien rodé, notamment à gauche, qui a pour corollaire une forme de déresponsabilisation : à partir du moment où on est persuadé que le racisme est systémique et que la discrimination est omniprésente, il est difficile de se sentir serein dans la société à laquelle on est supposé appartenir.

La gauche véhicule également le message postcolonial, par lequel la France se rend coupable d’attitudes héritées de la colonisation. Ce message est assez nouveau et arrive plus de 60 ans après l’indépendance de l’Algérie. Pourquoi maintenant et pas il y a 30 ans ? Et comment expliquer que ce discours fonctionne si bien auprès des jeunes ?

Enfin, on assiste aussi à une inversion des valeurs et à une forme de rejet de l’occident, civilisation où ils vivent depuis maintenant 3 générations. J’entends de plus en plus une forme de fascination pour des modèles « alternatifs » comme les BRICS, voire pour la Russie dans la bouche de personnes plutôt bien formées et rationnelles en apparence. Le traitement des minorités musulmanes dans les pays en question n’est même pas questionné : ils se posent en alternative à l’occident, donc ils sont admirés. 

Ces 5 composantes sont liées et bien entendu sont les fruits de la mondialisation et de son instrument privilégié qu’est internet. La manipulation fonctionne très bien car elle utilise des biais cognitifs qui permettent de mettre des boucs émissaires derrière des échecs individuels et de rassurer ceux qui se sentent exclus. Ce qui est surprenant, c’est que ces forces sont relativement nouvelles et n’étaient pas vraiment importantes au siècle dernier, alors qu’il y avait déjà beaucoup d’immigrés nord-africains. Chercher des responsables est complexe : on trouve bien entendu des islamistes, l’action des Etats d’origine, la nouvelle dialectique de l’extrême gauche qui trouve en l’immigré la figure du nouveau damné de la terre. On trouve aussi bien entendu l’action de déstabilisation d’Etats étrangers, on peut penser à la Turquie, au Qatar, à la Russe, qui activent bien entendu les segments les plus fragiles de notre société.

 

 

LD : Vous faites la démonstration dans votre livre que la France a énormément donné, notamment grâce aux leviers de la discrimination positive. En une seule génération, la deuxième génération d’immigrés magrébins a connu une ascension économique fulgurante par rapport aux enfants issus des classes populaires, d’extraction européenne, qui eux, mettent en moyenne 6 générations pour arriver au même niveau. Votre approche tord le cou aux idées reçues qui font de la France un pays raciste. Est-ce le cas : la France est-elle un pays raciste ?

AL : La société majoritaire française est comme toutes les sociétés : elle a des réticences à accueillir ceux qui ne lui ressemblent pas. C’est un phénomène assez naturel. Toutefois, le niveau de racisme en France n’est pas souligné par les personnes interrogées comme quelque chose de très gênant. En revanche, plusieurs soulignent en creux le changement de type de rejet donc elles peuvent faire l’objet. Là où il y a 30 ans, il y avait davantage de manifestation d’un rejet lié à la couleur de peau ou à l’origine, elles soulignent qu’aujourd’hui, c’est davantage leur religion supposée ou des stéréotypes liés à des faits divers qui leur sont opposés. Beaucoup des personnes interrogées soulignent que le débat politique sur l’islam et sa place en France, mais aussi les prises de position particulièrement radicales exprimées sur les réseaux sociaux contribuent à créer un climat malsain. Beaucoup estiment que la radicalisation, ou tout au moins la manifestation d’un islam plus orthopraxique vient aussi de ce sentiment d’être rejeté.

Donc non : la France n’est pas raciste au sens originel et comme on peut le voir dans d’autres pays européens. Quelqu’un ne sera pas rejeté à cause de la couleur de sa peau, mais l’image et les stéréotypes attachés à la religion supposée des nord-africains n’aident pas forcément à la sérénité, c’est le moins que l’on puisse dire.

 

LD :  L’intégration économique ne préjuge en rien de l’intégration culturelle. C’est l’ignorance des codes socio-culturels de la France qui sont à mettre en cause. En effet, 67% des personnes parties faire le Djihad étaient issues des classes moyennes et 17%, d’extraction des classes moyennes supérieures. Que dire de la « dissonance identitaire » en France ?

AL : On peut voir les choses comme ça, puis regarder aussi l’extraction sociale de ceux qui ont commis les attentats en France : la plupart du temps, ce ne sont pas des gens issus de classe moyenne, bien au contraire. Anzarov, Merah, Kouachi, Abdeslam, Koulibaly sont des jeunes issus de familles très pauvres ! Il faut aussi se dire que pour s’expatrier en Syrie, il faut souvent de l’argent, il faut passer par la Turquie, il faut donc être capable de voyager, de parler quelques mots d’anglais, puis quelques mots d’arabe… Les plus pauvres n’ont parfois pas les moyens de partir ainsi et sont tout simplement restés sur place. Une nouvelle fois, les chiffres sont piégeux : les radicalisés les plus pauvres ne sont souvent pas partis, par manque de moyens et de connaissance. Par ailleurs, on parle d’une population de moins de 1000 personnes. C’est beaucoup, mais c’est à comparer avec une base de 6 millions de personnes d’origine Nord-africaine en France…

 

LD : Quel est votre regard sur la Politique de la Ville à la Française ? La Qualifieriez-vous de « tonneau des danaïdes » ou de formidable levier de développement et de rénovation des quartiers ?

AL : J’ai toujours du mal à donner un avis sur le sujet parce que lorsque l’on critique les acteurs de la politique de la ville, on critique des travailleurs sociaux, des fonctionnaires, des associatifs qui sont sur le terrain au jour le jour et sont souvent plein de bonne volonté. Critiquer ces gens nécessiterait de se mettre à leur place et ce n’est pas si simple. Alors oui : le volet humain de la politique de la ville est selon moi contre-productif car on fait l’éloge de la différence, de la diversité, plutôt que de donner les clés pour justement « devenir français » et acquérir des codes sociaux qui permettent de s’intégrer pleinement. En voulant bien faire, on renvoie les gens à leur origine supposée, c’est notamment le cas lorsque des associations socio culturelles se réunissent autour de plats traditionnels des pays d’origine des habitants, ou quand on invite des artistes originaires de pays orientaux ou africains dans des quartiers, en pensant bien faire : on renvoie les habitants à leurs origines et on ne se préoccupe pas assez de leur intégration. Le volet urbain est exactement du même acabit : on suréquipe les quartiers en y mettant des écoles, des collèges, des gymnases, piscines, toute sorte d’activité qui donnent l’impression qu’on prend soin des habitants. Sauf qu’en faisant cela, on ne permet pas à ces habitants de rencontrer la population majoritaire en sortant du quartier. Il est toujours étonnant d’observer les plans de transports en commun : le métro de Paris a plus de 100 ans et a maillé la capitale, puis on a créé quelques lignes de RER et de trains de banlieues qui allaient le moins possible dans les quartiers populaires où, souvent, il fallait se contenter d’une ligne de bus pour en sortir. Le tramway n’est arrivé que beaucoup plus tard et le projet de métro du Grand Paris est encore en chantier. Toute la philosophie des transports en commun autour des métropoles se résume ainsi : il faut tout faire pour que les plus pauvres ne se déplacent pas : en leur mettant beaucoup d’équipements dans les quartiers et en rendant leurs déplacements plus compliqués. Cette réflexion m’a été faite par énormément de personnes interrogées.

 

LD : Il y’a eu un phénomène de réislamisation en France et en Europe. Nous observons des signes qu’on ne voyait pas il y’a 20 ans, notamment le voile islamique. La date fatidique du voile de Creil date de 1989. Selon vous, pourquoi cette rupture a-t-elle eu lieu ? 

AL : Le point de départ, c’est l’incompréhension lorsque les banlieues ont exprimé des revendications. La marche contre le racisme et pour l’égalité dite « marche des beurs » et les grèves dans le secteur de l’automobile du début des années 80 réclamaient un droit à l’indifférence. Mais le pouvoir y a vu une aspiration à voir ses différences reconnues et valorisées. Dès l’or, tout ce qui permettait d’exprimer cette différence a été valorisé et les islamistes se sont engouffrés. En 1989, on est en pleine guerre civile algérienne et l’islamisation devient de plus en plus visible. Les populations d’origine immigrée auraient apprécié être défendues par l’Etat et la parole publique et malheureusement, les hésitations ont été trop nombreuses avant qu’enfin la loi se mette en place. Pourtant, à chaque fois que la parole publique a été ferme, il n’y a pas eu de problèmes : la loi sur les signes religieux à l’école est globalement respectée et dès que le ministre a indiqué que l’abaya n’était plus acceptée, cela n’a pas posé de problèmes insurmontables. Bien entendu, les réseaux sociaux ont mis l’accent sur quelques phénomènes locaux, mais, comme je l’explique à mes étudiants : à partir du moment où une loi doit être appliquée, il faut être capable d’accepter que ceux en charge de son application commettent des erreurs d’appréciation. On ne peut pas continuer à vivre en hystérisant le moindre problème local, les réseaux sociaux et le déversement constant d’information nuisent beaucoup à la sérénité de notre société.

 

LD : Vous parlez dans votre livre d’un « revival d’une origine fantasmée », notamment durant les grandes rencontres sportives ou culturelles ou encore du culte d’une pensée « décoloniale ». Or, ce droit à la différence a été exploité par des « forces exogènes ». Quelles sont-elles ?

AL : Pour le coup c’est un problème très français. Ce qu’on appelle le « wokisme » n’est qu’un énième avatar de la déconstruction chère à Jacques Derrida… qui s’actualise au fil des années et qui a traversé l’Atlantique avec l’avènement des « French Studies ». Si je ne me trompe pas, Michel Foucault et Pierre Bourdieu sont, encore aujourd’hui, parmi les sociologues les plus cités au monde ! De cela découle la pensée décoloniale qui analyse tout au spectre de l’antiracisme et d’une attitude néocoloniale que la France aurait vis-à-vis des descendants d’immigrés. Tout n’est pas à jeter là-dedans, mais comment cette pensée s’est-elle développée et a-t-elle à ce point imprégné les esprits, notamment à gauche ces dernières années alors que ce n’était absolument pas le cas auparavant ? La gauche n’était pas moins présente dans le débat public il y a 30 ans pourtant. Cela reste un mystère. Ce qui est nettement moins un mystère, c’est la façon dont les chaines de télévisions et les médias en ligne étrangers ont surfé là-dessus, touchant de plein fouet leur cible qui sont les descendants d’immigrés en perte de repères ! Al Jazira, la chaine turque TRT, mais aussi le média russe RT s’en sont donné à cœur joie en reprenant tous les codes de la jeunesse et ont mis de l’huile sur le feu. Le mal est fait désormais et nombreux sont les jeunes qui se détachent de la société française, voire de l’occident tout en n’ayant pas de véritable alternative… Ils se retrouvent porteurs d’une frustration explosive.

 

LD : Peut-on intégrer tout le monde. Compte-tenu des arrivées massives de migrants, doit-on selon vous suspendre les flux migratoires ?

AL : Non, on ne peut pas. On a pu intégrer les enfants d’immigrés car leurs parents étaient venus en France sur demande du patronat, pour répondre à des besoins précis. Un travailleur algérien qui arrivait en France avait un emploi à l’usine et un logement, souvent en foyer. A partir du moment où on a un besoin chiffré et qu’on fait appel à une main d’œuvre étrangère par l’intermédiaire de filières bien définies, on peut se lancer dans un projet d’intégration. Là, nous parlons davantage d’immigration humanitaire : des personnes qui se retrouvent à traverser la mer en canot pneumatique sans vraiment de projets définis, parce qu’on les à encourager à le faire… Ils ne répondent pas à un besoin particulier exprimé par le monde économique. Ils vont donc errer en Europe, sans droits ni titres et finir par déposer une demande d’asile qui souvent ne sera pas acceptée car ils ne répondent pas aux critères du droit d’asile. Une fois le refus signifié, ils ne partiront pas car nous n’expulsons pas et que les pays d’origine refusent de les reprendre. A l’heure d’internet, la moindre régularisation sera interprétée favorablement dans les pays d’origine et attirera de nouveau des candidats à l’exil. Il ne faut pas non plus oublier que les migrants payent souvent cette traversée de leur vie : en n’étant pas clairs sur la gestion de nos frontières, nous nous rendons complices des passeurs et sommes comptables de ces milliers de morts. Nous ne parviendrons à juguler cela qu’en faisant ce que nous ne faisons plus que trop rarement : en étant fermes et en gardant nos frontières. Plus nous montrons de la faiblesse, plus les canots pneumatiques tentent la traversée et plus de pauvres gens mourront noyés. Il devient urgent de faire passer le message, même s’il est désagréable : la générosité et les bons sentiments tuent de pauvres gens. Ayons une pensée pour eux avant de faire passer des messages insensés.

En revanche, organisons une immigration économique en ayant des objectifs précis : il n’est pas impossible que nous ayons des besoins chiffrés, y compris pour du travail peu qualifié, et qu’il soit possible de faire venir des immigrés économiques. Et surtout, nous devons être conscients qu’en n’étant pas clairs et fermes, nous avons du sang sur les mains.