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Arménie / Azerbaïdjan

Le soutien à l'Arménie est un défi civilisationnel à relever

Le Dialogue

Des Arméniens de souche passent devant la cathédrale arménienne de Moscou, officiellement connue sous le nom de cathédrale de la Sainte Transfiguration, la plus haute église arménienne du monde et la plus grande en dehors de l'Arménie, le 4 octobre 2023. Les législateurs arméniens ont approuvé une étape clé vers l'adhésion à la Cour pénale internationale ( CPI), une décision qui devrait aggraver les tensions avec Moscou, l'allié traditionnel de l'ex-pays soviétique. Les tensions sont également montées entre Erevan et Moscou sur le rôle des soldats de maintien de la paix russes dans la république autoproclamée du Haut-Karabakh, qui a annoncé sa dissolution la semaine dernière à la suite de l'opération militaire éclair de Bakou.
Photo : Alexandre NEMENOV / AFP.

 

 

« Si personne n’agit, l’Arménie va disparaître » le martèle tout de go, Madame l’ambassadeur d’Arménie en France, Mme Hasmik Tolmajian. Et en l’occurrence, elle ne dramatise pas ! 

L’Arménie est un cri adressé à une partie du monde, un appel à la justice et au respect, notamment dans le cadre des relations internationales. Mais la tentation de beaucoup, en Occident, est souvent de regarder ailleurs, de tourner le dos à ce pays qui renvoie pourtant les Occidentaux à des responsabilités historiques, à la défense de leurs propres valeurs, souligne le journaliste et essayiste Frédéric Pons dans son ouvrage « L’Arménie va-t-elle disparaître ? Un conflit oublié aux portes de l’Europe », récemment publié chez Artège.

Carrefour historique, culturel et religieux dans le sud de la Transcaucasie, l’Arménie est un point de rencontre entre l’Europe et l’Asie ; un lieu d’échanges, certes, mais aussi et surtout de confrontation. 

Pour son malheur, ce minuscule pays de 29 743 km2 est une poussière dans le Caucase, sans aucune profondeur stratégique. Parmi ses quatre voisins, deux lui sont résolument hostiles – la Turquie et l’Azerbaïdjan –, tout en étant activement courtisés par l’Occident. 

Le projet Panturc est bel et bien inquiétant, d’autant plus qu’il a été exprimé en toute transparence, au plus haut niveau à savoir : affaiblir encore davantage l’Arménie pour mieux disposer de pans entiers de son territoire, afin de satisfaire leurs intérêts stratégiques, notamment dans les domaines pétrolier et gazier. 

Le soutien des rares amis de l’Arménie est tout aussi inquiétant pour l’avenir de son peuple. Ni les uns ni les autres n’ont été au rendez-vous de l’amitié quand il le fallait. Son allié naturel, la Russie, a pris ses distances, préoccupée par d’autres dossiers plus urgents, d’autres intérêts vitaux: la poursuite de la guerre en Ukraine, la nécessité de maintenir son partenariat stratégique avec la Turquie, le souci de ménager l’Azerbaïdjan, utile pour continuer à exporter le gaz et le pétrole russes. 

Tout montre que la Russie n’a aucune envie de s’engager davantage dans le Caucase, malgré son partenariat avec l’Arménie dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), cette alliance militaire née en 2002 autour de Moscou, regroupant quelques anciennes Républiques soviétiques (outre l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan). 

L’Iran serait l’autre allié potentiel. Mais cet État est mis au ban des nations, placé sous sanctions internationales depuis des années. Ennemi déclaré des Etats-Unis et d’Israël, affaibli, l’Iran n’a pas beaucoup de marge de manœuvre. Son soutien à l’Arménie se limite à laisser ouverte sa frontière nord, pour apporter un peu d’oxygène à l’économie arménienne – et à la sienne au passage. 

Quant à l’Europe, elle est en position délicate vis-à-vis de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan. La guerre en Ukraine et les difficultés d’approvisionnement énergétique qui en sont la conséquence ont changé la donne, indique Frédéric Pons. 

Dans les faits, il en va bien autrement. La préoccupation de l’Europe est double : réduire au minimum les importations de gaz russe, pour sanctionner l’agression de la Russie contre l’Ukraine ; garantir ses approvisionnements de gaz et de pétrole qui transitent de la Caspienne vers l’Europe, par l’Azerbaïdjan et la Turquie. Forts de cette rente de situation, ces deux pays en profitent pour tenir la dragée haute à l’Europe et faire courber l’échine à l’Arménie 

Dans leur recherche d’alliés sinon d’amis, les Arméniens sont à chaque fois tombés de haut. Ils avaient beaucoup misé sur la protection militaire de la Russie. Souvent liés à des circuits de corruption économique ou militaire qui gangrènent la société arménienne depuis l’indépendance (1991), à Erevan les réseaux pro-russes avaient entretenu cette illusion. Ils comptaient aussi beaucoup sur le soutien moral, politique et militaire des Occidentaux. Associée à une dose de lâcheté, la realpolitik de l’Europe et de l’Amérique a torpillé leurs espoirs. 

Défendre l’Arménie, c’est défendre aussi une « certaine vision » des relations internationales : « Aujourd’hui on refuse d’acheter le gaz russe, mais on continue d’acheter le gaz azéri. Que faut-il comprendre ? Que le Haut-Karabakh vaut moins que le Donbass ? On doit pouvoir conditionner ces achats à la réouverture du corridor de Latchine. » 

« Cette dimension religieuse est au cœur de la confrontation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, rappelait Aram Mardirossian, professeur agrégé de droit à l’université́ Paris-I Panthéon-Sorbonne et directeur d’études à l’École pratique des hautes études, dans la revue Front Populaire, en mars 2021 : « Les crimes contre l’humanité – mutilations ou décapitations de soldats et de civils, tortures des prisonniers – et la destruction systématique des monuments chrétiens commis par les assaillants attestent leur fanatisme religieux. » Il lançait cet avertissement aux dirigeants occidentaux : « En abandonnant l’Arménie qui représente un poste avancé de l’Occident face au monde turco-musulman, ils agissent de façon suicidaire dans la guerre de civilisation qui leur est livrée. » 

La défense du corridor de Latchine, de l’identité chrétienne de l’Artsakh et, au-delà, du peuple arménien dans son ensemble, concerne toute l’Europe. Rejeter cette réalité, par ignorance ou complaisance idéologique, fait courir le risque de ne pas comprendre tous les enjeux de l’ambition du monde turco-musulman et du « message » de l’Arménie. La conséquence serait un nouveau recul sur un front que les ennemis de l’Arménie ne cessent de faire avancer.

La France pouvait jouer un rôle décisif, comme co-présidente du Groupe de Minsk chargé de gérer le conflit de l’Artsakh. Mais elle n’a pas su définir une ligne claire et lisible. Elle se retranche derrière sa neutralité, comme pour mieux se dérober. Aram Mardirossian rappelle ce mot du philosophe essayiste Michel Onfray : « L’Occident [n’a] pas de politique de civilisation. » 

Terre chrétienne arrachée à l’Arménie en 1921, reprise en 1994, puis de nouveau perdue en 2020, l’Artsakh nourrit une grande nostalgie et des rêves de reconquête chez les Arméniens. En les écoutant parler de cette terre, on pense évidemment au Kosovo, cette « province historique serbe » arrachée à la Serbie en 1999, au terme d’une guerre menée par l’Otan (dont la France) contre les Serbes. Le Kosovo fut pourtant la matrice de l’histoire et de la spiritualité de ce peuple. Mais sa légitimité historique et religieuse ne pesa rien contre la volonté occidentale, sous influence américaine, de créer un nouvel État musulman en Europe, au nom de la démocratie. 

Les dirigeants azerbaïdjanais connaissent cette histoire. Ils cherchent assurément à s’en inspirer, en travaillant à modifier le rapport de force démographique dans l’en- clave. Leur projet volontariste vise le remplacement des populations, ce qu’on appelle ailleurs l’épuration ethnique. Bakou encourage les départs et bloque les entrées. La communauté́ internationale regarde ailleurs. 

« Parmi les chrétiens d’Orient, il n’est que les Arméniens pour entretenir, à la fois par leur être et par leur destinée, un parfait parallèle, biblique et historique, avec les Juifs. Eux aussi forment indistinctement un peuple, une langue, une foi. Eux aussi ont une terre et une diaspora. Eux aussi sont les survivants d’une indicible catastrophe ayant visé à leur extermination. Eux aussi, en tant que témoins dans leur chair du siècle de l’inhumain, engagent, lorsqu’ils sont menacés dans leur existence, l’entière humanité Expulser tous les Arméniens du Haut-Karabakh – par la force, la famine ou par le meurtre – et utiliser la guerre et la violence contre la République d’Arménie pour envahir et occuper davantage les terres. », écrit l’essayiste et Directeur des Editions du Cerf, Jean- François Colosimo 

Les célèbres khatchkars (littéralement, des « pierres à croix ») sont des marqueurs essentiels de l’identité arménienne. Ces stèles sculptées de plusieurs croix, d’ornements et d’inscriptions sont propres à l’art arménien, à la foi arménienne. Produites principalement entre les IXèmeet XVèmesiècles, jusqu’au XVIII ème siècle, ces khatchkars figurent sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. 

Les Arméniens ont-ils des amis ? Les sourires se figent, les visages se ferment. Ils soupirent, presque peinés de devoir donner cette réponse : « La France, bien sûr, en numéro 1, même si... » Il leur est impossible d’en dire plus, d’exprimer ce qu’ils ont sur le cœur, sans risquer d’offenser leur invité français. Forte en paroles, moins en actions, 

Si l’Arménie est réellement ce fameux « message de civilisation » dont parlent si souvent les amis de l’Arménie – mais trop peu les Arméniens eux-mêmes –, c’est à eux qu’il revient de mieux définir ce message, pour savoir ce qu’il peut réellement apporter au monde, comme le notait déjà Charles de Gaulle, en juillet 1941‚ à Damas : « Vous êtes un petit peuple, riche de culture et d’histoire : l’humanité vous doit beaucoup et je suis persuadé aujourd’hui que de ce petit nombre de rescapés, demain une jeunesse vaillante fera ressurgir une Arménie en sécurité, libre et indépendante. » 

 On l’aura compris, les voies de cette renaissance méritent d’être explorées par les élites politiques et intellectuelles arméniennes. L’un des chantiers importants est le redressement démographique, une condition majeure de ce réveil de l’Arménie.

Une catastrophe humanitaire sans précédent se réalise sous nos yeux et, de nouveau, l'Occident regarde ailleurs, prêt au compromis avec l'Azerbaïdjan et la Turquie. Cette complaisance européenne ne fait qu'encourager leur implacable politique de puissance.

Grand reporter familier du Caucase et spécialiste des questions militaires, Frédéric Pons raconte avec force et clarté la situation dramatique de l'Arménie. Il rappelle comment le destin de ce petit pays - le plus vieil État chrétien du monde - concerne directement l'Europe et ses valeurs. Le soutien à l'Arménie est un défi civilisationnel à relever.

L’Arménie va-t-elle disparaitre ? Un conflit oublié aux portes de l’Europe, éditions Artège, 240 pages, 2023