17 heures, heure du Caire 8
Rien ne me brise…
Et les tristesses se fracassent sur mes doigts comme de la poterie…
Se brisent les villes anciennes et les souvenirs…
Cette vieille cicatrice… cette querelle…
Je me souviens ;
j’avais dix ans,
quand mon crâne fut fendu
et qu’une marque demeura…
Je suis du Sud…
Je désire toujours être
celui que je n’ai pas été…
Je désire rencontrer deux choses :
la vérité,
et les visages absents.
Tout ce que j’ai traversé était-il un rêve ?
Ou bien la manie de la séparation,
lorsqu’elle est ombragée par les pins,
et que Bagdad est enveloppée de moulins
qui ont cessé de tourner…
Le Maître me précédait,
cheveux et âme en désordre,
haletant de jalousie,
et moi, derrière son souffle, je récitais :
Je ne regarde pas ma patrie par le trou de la serrure…
Je la regarde par mon cœur perforé…
Et je distingue la patrie victorieuse
de la patrie vaincue…
Ceci est une patrie, mon fils,
qui n’a pas témoigné faussement…
mais contre laquelle on a porté de faux témoignages…
C’était la première fois
que je le rencontrais face à face.
Je l’avais connu à travers
La dernière confession de Malik ibn al-Rayb,
Le Livre de l’Apocalypse,
La Dame aux quatre pommes,
et j’avais appris par cœur
son icône magnifique : Le Maître…
Je le comparais toujours
à Mahmoud Darwich ;
Darwich avait foulé dans l’âme
un lieu que nul avant lui n’avait atteint…
Et Al-Saïgh avait creusé dans mon cœur une brèche
par laquelle j’ai vu Bagdad,
et les communistes crucifiés
sur le mur du Baas…
Un monde de papier…
des restes de femmes…
et un train qui passe,
écrasant les façades des villes…
Une balançoire de supplice
qui, dans son mouvement, projette
ceux que la vérité a trop alourdis
sans cous…
Et il balance ceux qui mangent
aux tables du calife
les cœurs des simples
issus des classes
qui ont huilé leurs âmes…
Le battement de la paupière
au passage d’une jeune fille qui se cambre…
elle est la coupe, le myrte,
la soie et la pleine lune
en une seule phrase…
Voici Bagdad l’ancienne.
Il est assis à l’écart
dans l’un de ses cafés,
me racontant les détails de son voyage
dans ce temps lointain,
s’étendant dans l’explication de l’Histoire,
voyant, avec l’œil de la vérité,
ce qui vient…
Et ce qui fut, fut…
L’épi l’a trahi…
Puis l’hirondelle l’a offert
aux yeux des tueurs…
Al-Saïgh racontait,
et Bagdad défilait devant moi
en images de giroflée…
C’était durant la première semaine
de mars 2003…
Je ne sais comment j’ai survécu,
par miracle, quelques jours plus tard,
au bombardement aérien américain
contre l’hôtel Al-Rachid à Bagdad,
qui servait alors
de résidence aux journalistes
de toutes nationalités,
et dont l’attaque fit
des centaines de morts et de blessés…
Ce n’était pas la première fois
que j’échappais à une mort certaine…
Mais ce jour-là, j’ai compris
que la mort et moi
étions devenus compagnons…
Notre première confrontation
eut lieu à Minya, en 1990,
lorsque des éclaireurs
de la Gamaa islamiya
m’encerclèrent, sabres levés,
voulant ma tête…
Mais des amis me prévinrent
au dernier instant ;
je partis,
et Le Caire
fut refuge et salut…
Les affrontements se multiplièrent ;
de Minya à Paris,
en passant par Bagdad et Amsterdam…
À chaque fois, il m’apportait une surprise,
et moi, à chaque fois,
je lui apportais
ma certitude en Dieu…
Quand j’appris la mort d’Al-Saïgh,
j’étais à Beyrouth.
Un frisson me saisit,
et je me mis à répéter :
« Ô ma patrie, quand bien même tu m’occuperais… »
Et les gens me regardaient
comme absent d’eux…
Les années passèrent…
Je partis à Paris,
où m’attendait son contraire…
Une icône de passion
dont l’élan fait perdre l’équilibre
à ceux que la poésie alourdit
sans métrique…
La croupe d’un cheval
cachait un feu…
Un oiseau hésitant
entre mes pas et les vents,
dans les déserts lointains…
Il était le roman des amants,
et des pèlerins tournant autour
des mots de l’amour…
Un météore qui passe et disparaît
dans les chuchotements de la nuit,
mais qui laisse dans le cœur
sa belle blessure…
Adonis…
Je l’ai détesté quand j’aimais
Darwich et Al-Saïgh,
mais je l’ai aimé
à la mesure de cette haine,
lorsque j’ai compris
la passion d’atteindre,
le détachement,
la traque,
et l’accès au lotus du désir…
Il est une langue
qui accoste sans salutation
dans le port de la parole…
Mihyar est son surnom,
son odeur et sa formule,
son silence quand il traverse le langage…
Je lui dis :
Je suis loin de mon pays…
Mais quand je te lis,
je sens une piqûre d’aiguille
qui me pousse au départ,
de planète en planète,
oiseau volant
d’arbre en arbre…
Il rit de son beau rire,
puis me lança cette question :
Sais-tu que votre civilisation ancienne
équivaut à tout ce que les Arabes
ont produit comme civilisations ?
La phrase me transperça…
Me secoua…
M’éloigna des lettres du langage…
Je saisis la piété
entre les lignes…
Je lui répondis :
Peux-tu croire
qu’elle n’ait pas encore été racontée ?
Je me fis violence
et m’apprêtai à partir…
Il me salua.
Et sur le quai de l’âme,
je me vis traîner mes jours…
Vieillard marchant
avec le cadavre de son compagnon
au terme de la course,
offrant leurs jours
à ce que les chevaux les piétinent.
Paris — 17 heures, heure du Caire