Le Dialogue

La dégringolade de la livre libanaise ou la chute abyssale du Liban

Le Dialogue

Cette photo d'illustration montre un billet d'un dollar à côté d'un billet de cent mille livres libanaises à Beyrouth le 14 mars 2023, alors que la monnaie libanaise a chuté à un creux historique par rapport au dollar sur le marché parallèle. Officiellement indexée à 15 000 pour un dollar, la livre libanaise s'échangeait à 100 000 contre le billet vert, ont déclaré les concessionnaires - une chute vertigineuse par rapport à 1 507 avant la crise économique de 2019. (Photo :  JOSEPH EID / AFP)

La monnaie locale a atteint un triste record le 14 mars en dépassant la barre des 100 000 livres libanaises pour un dollar. Avant l’éclatement de la crise, en octobre 2019, le billet vert valait 1 500 livres seulement. Outre les nombreuses pénuries, la paupérisation de tous les pans de la société civile, la vacance du pouvoir, cette énième dévaluation plonge encore un peu plus les Libanais dans la crise 

Même si dans les faits, cela ne change pas grand-chose économiquement, la livre libanaise (LL) continue de chuter sur les marchés financiers par rapport au billet vert. En dépassant la barre des 100 000, sa valeur ne cesse de se réduire et renforce de fait l’abattement de toute une population aux abois. Après cette énième dépréciation, la monnaie locale a perdu 98% de sa valeur. Pour rappel, la livre libanaise s’était maintenue à 1500 et ce, depuis la fin de la guerre civile en 1990.

Ce naufrage monétaire s’inscrit dans la durée : la barre des 10 000 LL pour 1 dollar avait été franchie en mars 2021, celle des 20 000 LL en juillet 2021, et la courbe avait atteint les 30 000 en décembre 2021. La monnaie locale avait réussi à se stabiliser autour de 25 000 sur les marchés noirs en avril 2022. Mais sa chute abyssale a continué en atteignant les 50 000 en 2023.

Cette longue et constante descente est lourde de conséquences pour le peuple libanais. Si le salaire minimum mensuel était de 450 dollars en 2019, il n’est plus aujourd’hui que d’environ 20 dollars. Résultat, plus de 80% de la population vit sous le seuil de pauvreté et même 42% dans un état de pauvreté extrême.

 

Beyrouth, une ville qui perd de sa superbe

Cette situation aggrave encore un peu plus le quotidien des Libanais avec son lot de carences et de pénuries en tout genre. Les supermarchés ne sont plus achalandés, les produits de premières nécessités manquent ou sont devenus trop cher pour les plus pauvres, les médicaments se raréfient dans les pharmacies, l’essence et l’électricité se rationalisent suivant les régions et les heures de la journée. Le secteur hospitalier est en pleine crise avec la raréfaction des médecins ou des infirmiers pour le secteur public. Le secteur bancaire libanais, considéré comme étant le domaine refuge de l’économie libanaise, très prisée par les Syriens et les habitants du Golfe, est lui aussi en déliquescence. D’ailleurs, les scènes ont fait le tour du monde, plusieurs citoyens libanais lambda ont tenté de braquer leur banque pour tout simplement retirer leur argent. En effet, les institutions bancaires sont depuis insolvables.

Et comme si ce n’était pas assez, la guerre en Ukraine a un impact non négligeable sur le pays du Cèdre. Beyrouth importe de Kiev et de Moscou près de 90% de ses céréales. Une situation plus qu’alarmante sachant que l’aliment de base de la cuisine libanaise est le pain.

Il est loin le temps ou la capitale libanaise était le phare culturel du monde arabe, ou les investissements étrangers fleurissaient et que les touristes venaient flâner le long de la corniche. Aujourd’hui, Beyrouth n’est plus que l’ombre d’elle-même. Un classement international publié en début janvier indique que Beyrouth est parmi les pires villes au monde en termes de qualités de vie. Le dernier ressensement établi par Numbeo place la capitale libanaise à la 240ᵉ place sur les 242 villes recensées cette année par cette banque de données. Les informations fournies par cette étude mettent en exergue le déclin dramatique et brutal du Liban sur la qualité de vie à Beyrouth autrefois renommé pour le niveau des services offerts.

En effet, ce n’est plus une ville où il fait bon vivre. Tous les prix ont augmenté :170% pour l’alimentation, 180% pour les transports. Le coût du logement, qui comprend les prix de l’eau, du gaz et de l’électricité, a fait un bond de 235%. L’éducation a grimpé de 190% et les télécommunications de 226%.

 

Un pays qui se vide de sa population

Face à la gravité de la crise et à l’absence de perspectives d’avenir, beaucoup de Libanais sombrent dans le désespoir et ne rêvent que d’une chose : quitter le pays. La tragédie du 23 septembre dernier est venue rappeler au monde entier que le Liban est passé d’une terre d’accueil à une terre d’exil. Au moins 94 migrants de nationalités syriennes, libanaises et palestiniennes sont morts noyés au large de la Syrie après que leur bateau parti du Liban a coulé. Ce naufrage n’est malheureusement pas un épiphénomène pour le pays du Cèdre. Depuis la crise d’octobre 2019, les candidats au départ n’ont de cesse de se multiplier. Le Liban devient de plus en plus un point de départ pour les embarcations de fortunes en direction des côtes chypriotes ou grecques. 

De terre de refuge pour les Palestiniens en 1948 et 1967 et des Syriens à partir de 2011, le pays du Cèdre se mue en un lieu d’émigration. En effet, depuis 2018, le nombre d’émigrants a quadruplé. Les demandes de passeports ont doublé en un an. Rien que de janvier à avril 2021, plus de 230 000 Libanais sont partis à l’étranger, soit près de 3,8% de la population. Depuis le début de la crise, entre 500 000 et un million d’habitants auraient fui le pays. Un chiffre qui n’a rien d’étonnant lorsqu’on constate que près de 77% des jeunes libanais disaient réfléchir sérieusement à quitter leur pays selon l’enquête  Arab Youth Survey de fin 2020. Un chiffre en hausse constante.

Si la plupart décident de quitter le Liban par voie légale en rejoignant de la famille en Europe, en Amérique du Nord, au Brésil ou même en Afrique de l’Ouest, le problème sous-jacent pour le pays est bel et bien la fuite de la matière grise.

Compte tenu de l’absence de réformes politiques et économiques, en l’état actuel des choses, le Liban plus que jamais livré à lui-même semble incapable de remonter la pente. En effet, le pays du Cèdre ne répond pas aux exigences imposées par le FMI pour percevoir le montant des aides internationales. Le plan de relance Lazard de 2020 qui avait été accepté par l’institution international avait été torpillé par le « parti des banques » omnipotents dans les cercles du pouvoir libanais. Toutes les aides étrangères ont ainsi été gelées. Le Liban n’a pas touché un centime de l’enveloppe de 11 milliards de dollars récoltés pendant la conférence du Cèdre en avril 2018.

Face à la vacance du pouvoir, à l’effondrement monétaire et économique du pays, au repli communautaire de sa population, le Liban est devenu un État failli ou tous les scénarios catastrophes sont malheureusement envisageables.