Le Dialogue

« Djinn tonic… »

Le Dialogue

Les Chroniques afghanes de David Vallat 

 

Bien que Oussama Ben Laden, et son organisation, Al-Qaïda, aient pu bénéficier de la « pachtoune wali » en Afghanistan, que l’on pourrait traduire par « invitation/protection », ou par « al Amana » en islam, les tensions étaient réelles entre une partie des afghans avec les arabes djihadistes, notamment après le départ des soviétiques et la chute du gouvernement communiste.

Nos cadres nous avaient d’ailleurs précisé qu’il fallait avoir une confiance toute relative avec les afghans. Il y avait un motto qui avait jeté un « froid » entre les moudjahids locaux et les djihadistes arabes. Les chefs de guerres afghans disaient aux djihadistes étrangers :

« Vous nous suivrez jusqu’à Kaboul, et nous vous laisseront Jérusalem. »

En 1994, lorsque je suis à Khalden, j’avais eu une conversation lors d’un quartier libre un après-midi avec notre boulanger pachtoune, qui m’avait dit ceci :

« Nous ne remercierons jamais assez les frères arabes et musulmans qui nous ont aidé contre l’URSS. Beaucoup sont tombés martyrs, et nous savons la dette que nous avons envers eux pour cela. Mais même sans cette aide, et celle des américains, nous aurions, tôt ou tard, fini par sortir le « dushman chouravi (1) ». Aujourd’hui, c’est la présence de tout ce monde qui ajoute à la « fitna » (2) dans notre pays. Tant que la situation ne sera pas stable, nous ne tirerons pas les bénéfices d’une paix après la victoire contre l’URSS. »

Il s’était ouvert à moi de cela car il avait apprécié que je décline de faire une formation sur des chars T72 et T62. Cette formation se déroulait sur les hauteurs de Kaboul, dans le camp de Sandjak, et l’entrainement pratique consistait à tirer sur la capitale et sa banlieue. Dans mon esprit, il était hors de question de prendre fait et cause avec des musulmans contre d’autres musulmans. Quand je l’avais expliqué en privé à notre émir, Ibnou Sheikh al Libi, en précisant qu’à mon sens il s’agissait d’une fitna entre musulmans, il m’avait dit « c’est ton avis et tu es libre de l’avoir, mais ne répète à personne. Dis que tu n’as plus le temps pour aller te former sur les chars si l’on te pose la question. »

Il y avait aussi une radio « CNN » en pachtoune, qui incitait à chasser les djihadistes d’Afghanistan. Et il arrivait parfois que les tours de « harassa » (3) de nuit soient « sportifs ». Lors de ma première prise de tour de surveillance, on m’avait dit « quand tu regardes l’heure sur ta montre (4), place ta main gauche au-dessus avant d’allumer l’écran, pour éviter de servir de cible. » Il arrivait parfois que des tirs partent des montagnes alentours… J’ai d’ailleurs eu l’occasion de riposter en vidant deux chargeurs et un troisième entamé, de nuit, contre un ou plusieurs tireurs. Les coups de feu étaient partis d’un flanc de montagne à l’est, pour s’arrêter après que j’ai envoyé ma « réponse » au « propos » initial.

Pour éviter que la tension ne monte entre les élèves de la « djihad academy » et les afghans en dehors du staff du camp, courrait une légende que l’on m’avait raconté en arrivant.

On m’avait narré la mésaventure d’un frangin lors d’un tour de garde. C’était en été, et « Abou Foulene » (4) avait eu envie de se rafraîchir le visage dans l’eau de la rivière. Lorsqu’il s’était accroupi, il avait vu un flash, puis le trou noir. En fait, il aura disparu deux jours, pour revenir un soir, couvert de bleus, les yeux pochés, les habits en lambeaux et manquant à l’appel son chargeur tactique et son ak47. On m’avait dit qu’il avait été victimes de deux djinns de la rivière qu’il avait dû déranger… Par conséquent, il fallait ne pas trop s’approcher de la rivière, la nuit, lors de tours de la harassa… Il était ajouté que les djinns de montagnes étaient plus forts qu’ailleurs, surtout s’ils vivaient proches d’une eau stagnante ou d’un ruisseau. On m’avait précisé le nombre, car le frangin kidnappé s’était rappelé avoir entendu deux voix, entre deux raclées, avant d’être laissé pour mort à quelques centaines de mètres en aval du camp… Ils avaient l’air tonic ces « djinns on the rocks. »

En fait, le frangin s’était probablement fait dépouiller par deux paysans du coin, qui en avaient plus après son armement qu’à sa vie, sinon c’est un cadavre que l’on aurait fini par retrouver.

Au début cette histoire m’avait fait sourire, car si je validais que les djinns existaient, rien dans le coran n’affirme que l’on puisse subir physiquement des djinns hormis la peur que leur existence peut conférer. Mais après quelques semaines, j’avais fait le lien de la tension entre les afghans et les arabes. Les afghans du camp, salariés pour s’occuper de la contingence, étaient fiables. Ils étaient tellement fiables qu’un soir, alors que l’un d’eux avait été ajouté aux tours de garde, faute d’effectif, ce dernier nous avait tiré dessus pour n’avoir pas donné le bon mot de passe… Nous avions eu juste le temps avec notre émir de nous placer derrière un rocher après avoir entendu l’ensemble de classe faire le bruit de la mise d’une balle au canon.

En revanche, cela n’était pas forcément le cas des bergers, des paysans et autres qui pouvaient venir nous saluer la journée, pour nous tirer dessus le soir…

Ces escarmouches avaient toujours lieu la nuit, car pour un afghan, il n’est quasiment pas pire qu’il soit que de mettre dehors un invité. Se rendre coupable d’une telle action envers des « invités » en étant reconnu, aurait été une « perte de la face » insupportable. Khalden se trouvait en zone contrôlée par le « hizb islami » (6) de Qulbuddin Hakmatyar, et si un gars avait été pris à nous tirer dessus, alors que nous étions sous la « amana » de ce parti est son leader, ce dernier aurait passé un très mauvais moment. 

En revanche, inciter nuitamment, avec force persuasion au départ des invités un peu trop encombrant en usant d’un Simonov ou d’un kalashnikov, cela pouvait s’envisager. Il semble qu’en Afghanistan il y est un proverbe équivalent au dicton français qui dit que « la nuit, tous les chats sont gris… »

Nous pouvons constater que cette histoire de djinns confirme que le religieux qui au secours du politique pour éviter que le politique ne prenne le pas sur le religieux de façon trop flagrante.

Une fois encore, le combat pour Allah qu’est censé porter le djihad, se résume en fait à combattre pour tel ou tel autre formation politique. Plutôt que pour Allah, les djihadistes tuent et se font tuer pour des émirs… 

  1. Ennemi communiste.
  2. Discorde.
  3. Tour de garde.
  4. Casio F-01W
  5. «Abou Foulene », « Père d’untel », car la kounia, surnom, échappe à ma mémoire.
  6. Hizb islami, le plus ancien parti islamique, fondé par Hakmatyar avant l’arrivée de l’armée rouge à Kaboul.