Le Dialogue

La commission européenne et la question de la morale

Le Dialogue

La vice-présidente de la Commission européenne chargée des valeurs et de la transparence, Vera Jourova, répond aux questions des journalistes après une réunion hebdomadaire du Collège de la Commission européenne, devant le siège de l'UE à Bruxelles, le 18 septembre 2022. (Photo de Kenzo TRIBOUILLARD / AFP)

La vice-présidente de la Commission européenne, Vera Jurova a récemment dû se défendre devant le Parlement européen pour avoir tenté d'influencer l'issue d'une décision de justice concernant la télévision nationale dans un des états-membres, notamment dans la Slovénie. Il s'agissait d'un événement assez médiatisé. 

Le public européen a pu s’informer comment le gouvernement néo-socialiste slovène tentait de soumettre à son influence la télévision nationale et comment la vice-présidente de la CE l’aurait secondé en se rendant chez le président de la Cour constitutionnelle qui venait d’abroger la loi menant au monopole gouvernemental dans le secteur audio-visuel. 

La visite de Vera Jurova en Slovénie a confirmé ce qu’on sait depuis longtemps. 

L'Union européenne ne fonctionne plus sur le principe de l'équité et de l'impartialité, mais sur celui de la volonté de puissance, qui s'exerce avec peu de discrétion. Il s'agit d'un déni des principes qui ont prévalu lors de sa création et depuis lors. Même les responsables semblent de plus en plus être recrutés selon le principe de la sélection négative. Le noyau qui prend des décisions à Bruxelles – il y a, bien sûr, les exceptions –, parait être constitué de ceux qui ont été envoyés à Bruxelles depuis leur milieu d'origine pour s'en défaire. Que penser, d’ailleurs, de la citation suivante, tirée de la biographie de Vera Jura, rendue publique par le site Visegradpost, un des meilleurs portails de région ?

« Entre 2001 et 2003, elle a travaillé comme directrice du développement régional pour la région de Vysočina. Après avoir quitté ce poste, elle devient vice-ministre du développement régional. Selon Jiří Paroubek, Premier ministre tchèque de 2005 à 2006, elle a été relevée de ses fonctions à la suite de plaintes répétées de Radko Martínek, son ministre de l'époque, qui l'accusait d'être incompétente. »[1]

Donc, qui est Vera Jurova ? Outre ses fonctions dans son pays d'origine et à la Commission européenne, l'encyclopédie électronique donne les informations suivantes :

« En octobre 2006, Jourova a été accusée d'avoir accepté un pot-de-vin de 2 millions de couronnes de la part de Ladislav Peta, maire de Budišov, en Moravie du Sud, afin d'obtenir des subventions de l'UE pour la restauration du château de Budišov. Bien qu'elle ait été totalement acquittée, elle a passé plus d'un mois en détention provisoire ». 

Le Visegrad post est plus précis sur le sujet : 

« Entre le 13 octobre et le 16 novembre 2006, elle a été placée en détention sur la base de soupçons de corruption dans ce qu'on appelle depuis l'affaire Budišov. Cependant, les charges retenues contre elle n'ont jamais été prouvées et ont été abandonnées au cours de l'été 2008. Elle a reçu 3,6 millions de couronnes tchèques (environ 140 000 €) en guise de compensation. Selon Janek Kroupa, le journaliste d'investigation qui a révélé le scandale et qui suit Věra Jourová depuis de nombreuses années, le fait qu'elle ait été déclarée innocente est davantage dû à l'excellent travail de ses avocats et aux maigres moyens dont disposait la police pour mener à bien son enquête. M. Kroupa souligne que Věra Jourová n'a jamais déposé de plainte ni intenté de procès contre lui et que les informations contenues dans son enquête sont véridiques. »[2]

Le Financial Times a résumé sa biographie avant son élection en tant qu'euro-commissaire sous le titre significatif : « Věra Jourova : une ascension fulgurante de la prison tchèque au poste de contrôleur des rémunérations des banques de l'UE », ajoutant qu'elle est bien notoire en République tchèque. La question de savoir si c'est une bonne chose ou non est un nouveau dilemme lié à Věra Jourova : elle est notoire en raison du soutien d'Andrej Babiš, le magnat controversé, fondateur du parti ANO (Oui) et Premier ministre de la République tchèque. Ses opinions pro-Poutine ont récemment conduit les électeurs à l'écarter définitivement de la vie politique. À cet égard, l'encyclopédie électronique indique qu'avant son élection à la Commission européenne, « Certains députés européens se sont inquiété des liens de Jourova avec l'homme politique milliardaire controversé Andrej Babiš et son mouvement politique ANO. » 

Vera Jurova fait donc constamment monter la température, malheureusement pas en raison des idées extraordinaires qu'elle avance dans l'arène politique. Ce n’est pas uniquement du fait de sa visite en Slovénie qu’elle remplit les pages des médias européens en ce moment. Elle vient de se retrouver dans Politico, par un article bien ciblé : « La Commission déclare qu'elle ne peut pas trouver les textes von der Leyen-Pfizer - et qu'elle n'est pas obligée de le faire ». En mars 2021, sans pouvoirs spécifiques, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a conclu un contrat d'une valeur de 37 milliards d'euros pour la fourniture de 1,8 million de doses de vaccins. C'est le plus gros contrat de toute l'histoire de l'UE. M. Von Leyen a échangé des SMS avec le PDG de l'entreprise avant de signer le document qui, après avoir fait l'objet de nombreux soupçons, a miraculeusement disparu. « Si le SMS est court et concis, vous pouvez le supprimer », a déclaré la Commission européenne par la suite. Dans une réponse au Médiateur européen, qui a également été rendue publique, la même Vera Jourova défendait avec véhémence la suppression des SMS ou n'y a vu aucune controverse. Elle a affirmé que : 

« Les messages textuels, en raison de leur nature courte et éphémère, ne contiennent généralement pas d'informations pertinentes concernant les politiques, les activités et les décisions de la Commission, et par conséquent, ces documents courts et éphémères ne sont pas conservés par la Commission ». 

Quoique ces propos semblent littéralement invraisemblables, ils sont, cependant, vrais. D’ailleurs, on n’a pas besoin d'une telle quantité de vaccins aujourd'hui. Même s'ils sont produits et livrés, ils deviendront inutiles dans les six mois car ils seront périmés et de l'argent des contribuables sera gaspillé. Il s'agit là d'un comportement tout à fait irresponsable.

Le porte-parole du Médiateur européen M. O'Reilly, a qualifié cette réponse de la Commission de « problématique à plusieurs égards ». Mais cela n'a pas arrêté Vera Jura, bien au contraire. Si l'on comprend bien le New York Times, qui poursuit la Commission européenne pour la remise du contrat de vaccin, une manœuvre se prépare pour qu'il ne soit plus possible de divulguer les communications des hauts fonctionnaires. Qu'il s'agisse d'une feuille de vigne dont l'objectif réel est sans ambiguïté : les demandes de messages (SMS, etc.) ne seront plus du tout traitées, leur journaliste (Alexander Fanta) l'a bien compris.

En ce sens, l'"histoire slovène" est tout à fait significative pour la biographie de Vera Jurova. La vice-présidente de la Commission européenne a donc rendu visite à la Cour constitutionnelle et à son président. Cela s'est produit au moment où ce dernier se prononçait sur la suspension de la loi controversée sur la radiodiffusion. Formellement, il s'agit d'une ingérence flagrante d'un représentant du plus haut pouvoir exécutif (la Commission européenne) dans le travail de l'organe législatif d'un pays tiers. C'est contraire aux normes. À cet égard, l'ancien juge de la Cour constitutionnelle et de la Cour européenne des droits de l'homme, Boštjan M. Zupančič, a déclaré ce qui suit :

 "En ce qui concerne la visite de Vera Jura à la Cour constitutionnelle, lorsque j'étais moi-même juge à la Cour constitutionnelle de 1993 à 1998, nous n'avons jamais invité de personnalités politiques. La responsabilité est donc partagée entre le président de la Cour constitutionnelle et le vice-président de la Commission européenne. » (Source : twitter).

Il s'agit donc d'une collision, d'un choc entre deux intérêts bien discutables. On ne peut que se demander qui serait le metteur en scène derrière tout cela.

Mais la controverse ne s'arrête pas là. Selon les sources disponibles, Mme Jurova n'a visité que deux cours constitutionnelles dans l'UE au cours des quatre dernières années (à l'exception de celle de son propre pays (Brno)) : l'une en Roumanie et l'autre en Slovénie. Elle s'est rendue deux fois en Slovénie, ce qui est unique dans toute l'Europe : ce n'est pas un pays qui pose des problèmes juridiques et c'est l'un des plus petits du vieux continent. Alors pourquoi s'en préoccuper autant, si ce n'est dans le cadre d'une "opération spéciale" (terme très en vogue depuis le 24 février 2022). Qu'en aurait-il été, par exemple, de visiter la Cour constitutionnelle allemande ou française au moment où une loi importante était en train d'être décidée ? La presse européenne serait (une fois de plus) scandalisée par son action, à tout le moins. Et une demande de révocation de son poste de commissaire pourrait s'ensuivre.

Tout cela, pourtant, n’est que le reflet d'une crise très profonde qui nous tient de plus en plus par le cou. Il s'agit d'une dévalorisation des institutions les plus importantes, qui devraient être occupées par les personnes les plus qualifiées, dans tous les sens du terme, à commencer par la responsabilité de la communauté et du bien commun. Dans Guerre au nom de la paix, un livre à sortir jusqu’à la fin de 2023, l’auteur de ces lignes a formulé les phrases suivantes :

« L’Europe a rejeté l'autorité de la classe politique. Tout cela a contribué au fait qu'aujourd'hui, à Bruxelles (et dans d'autres capitales européennes), on a trop souvent des politiciens qui ont été recrutés dans la troisième ligue. De là s’ensuit la conclusion peu encourageante : il y avait autrefois la classe politique en Occident qui incarnait l’idée régalienne, celle des monarques, compte tenu des circonstances différentes ; aujourd'hui elle est presque entièrement disparue. Il y a des exceptions, mais elles confirment la règle. La caractéristique royale est que le souverain ne poursuit pas son propre intérêt, mais celui de la communauté. La reine Elizabeth d’Angleterre qui a fait ses adieux dans la première quinzaine de septembre 2022, était la dernière monarque de la vieille école. On pourrait se souvenir des innombrables choses qu'elle a faites pour la Grande-Bretagne. Mais on ne pourrait pas détecter quoi que ce soit qu'elle ait fait pour sa propre personne. Toutefois, avec sa progéniture, il y a une différence. Meghan Markle, le Prince Harry et le poids de la couronne ? Un oxymore. »

Et Vera Jurova et ses aventures ? Quelle est leur place dans le contexte des lignes ci-dessus ? D'autant qu'elles sont presque aussi nombreuses que celles conçues, pour le plus grand plaisir des lecteurs, par le chevalier à la joue triste, Don Quichotte de Cervantès. Elles étaient drôles. Mais celles du vice-président de la Commission européenne sont tristes. Mieux, profondément tragiques, car elles concernent le déclin d'institutions essentielles, tant en Slovénie qu'au niveau de l'Union européenne.

 


 


[1] https://visegradpost.com/en/2020/09/15/who-is-vera-jourova-vice-president-of-the-european-commission-profile-of-a-czech-like-no-other/, consulté le 15 mars 2023.

[2] Ibidem.