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Monde

Les astuces rhétoriques de l’URSS et la guerre en Ukraine

Le Dialogue

Le président russe Vladimir Poutine (C) visite le complexe commémoratif Mamayev Kurgan de la Seconde Guerre mondiale à Volgograd le 2 février 2023, lors des commémorations du 80e anniversaire de la victoire soviétique à la bataille de Stalingrad pendant la Seconde Guerre mondiale. (Photo par SPOUTNIK / AFP)

 

Toute guerre, surtout si elle est injuste, a besoin d'une justification solide. Étant donné que le climat démocratique en Europe a considérablement mûri depuis la Seconde Guerre mondiale, les conflits armés en Europe sont pratiquement inenvisageables. Il serait notamment impossible de les légitimer. La dernière personne à l'avoir fait était Slobodan Milosevic, dans les années 1990. Moscou n'est pas l'Europe, mais elle fournit néanmoins des efforts visibles afin de  trouver les excuses pour la guerre. L'agression ne pouvant être légitimée de manière logique, la propagande de guerre de la Fédération de Russie se résume à la politique par laquelle on excite les passions populaires dans le but d’accroître la popularité du premier dirigeant. Tout cela, néanmoins, sert ses objectifs limités, car le conflit continue.

S’appuyant sur des exemples historiques, on constate que le Kremlin réactualise le paradigme dont s’est servi l’Union soviétique, aux moments clés du 20e siècle. Qu’est-ce qu’on entend par là ? L’une de ses plus importantes courroies de transmission de l’État soviétique était le Comintern. Il unissait alors les partis communistes du monde entier, mais il a surtout veillé à ce qu'ils soient totalement sur la ligne idéologique de Moscou. Pendant de nombreuses années (1934-1943, jusqu'à sa dissolution), le secrétaire général de l'organisation était Georgi Dimitrov, le premier des communistes bulgares. Entre 1933 et sa mort en 1949, Dimitrov a tenu un journal dans lequel il a décrit sa carrière turbulente et révélé beaucoup de choses sur les rouages des organisations communistes internationales. Ce document a été édité par l’historien Ivo Banac, ancien professeur à Yale (source : https://www.degruyter.com/document/doi/10.12987/9780300133851/html; édition française : https://www.belin-editeur.com/dimitrov-journal-1933-1949). Le professeur Banac a eu l’amabilité d’écrire la récension du livre La Côte 101 que l’auteur du présent article a publié en 2018. Le journal de Dimitrov est une source importante d'informations sur le communisme international, Staline et la politique soviétique et les débuts de la guerre froide.

Il ressort du texte que Dimitrov pensait et agissait comme la direction du Parti communiste de l’URSS, plus précisément comme Staline. Le contenu de ce livre extrêmement volumineux (plus de 1 500 pages en petits caractères) jouit depuis le 24 février 2022 d’une pertinence considérable. Il indique que le régime soviétique, ainsi que ses transmissions, était prêt à utiliser les formules rhétoriques les plus incroyables pour légitimer une guerre injuste, dans ce cas précis, l'agression contre la Pologne (1939). On est depuis l’attaque en l’Ukraine de nouveau confronté à des scénarios rhétoriques du même genre. Le langage a peu changé. Le journal intime de Dimitrov est donc un document historique qui a un poids lourd.

Qu’on se rappelle : c'est le Pacte Molotov-Ribbentrop (alliance entre l’Allemagne nazie et l’URSS) qui a rendu possible l'attaque de la Pologne, et donc le début de la Seconde Guerre mondiale (le 1er septembre 1939). L'Union soviétique et l'Allemagne nazie ont signé l'accord avec l’intention de se partager les zones d'influence, à savoir la Pologne et les pays baltes. Le 7 septembre 1939, Staline, Molotov, Zhdanov et Dimitrov se rencontrent au Kremlin. Le Journal donne le contenu de la conversation. La fantaisie rhétorique définit la Pologne comme un « État fasciste » qui doit être détruit. Rappelons que Vladimir Poutine a justifié l'agression sur l'Ukraine en février 2022 par la même logique. Le 7 septembre 1939, le Généralissime affirmait : « Aujourd’hui c’est un état fasciste dont le joug pèse sur les Ukrainiens, les Biélorusses, etc. Dans les conditions actuelles, la destruction de cet Etat signifierait qu’il y a un état fasciste de moins ! Qu’y aurait-il de mal si l’anéantissement de la Pologne avait pour résultat la propagation du système socialiste à de nouveaux territoires et de nouveaux peuples ? »

Les arguments de Staline sont en contradiction avec la réalité. La Pologne était une démocratie bourgeoise de type classique. Contrairement aux Nazis et aux Soviétiques, elle n'avait pas d’aspirations impérialistes. L'Union soviétique a utilisé le Pacte pour attaquer non seulement la Pologne, mais aussi les États baltes (le 17 septembre). Pour ce jour, le Journal indique : « Message radio de Molotov sur le franchissement de la frontière entre la Biélorussie occidentale et l'Ukraine occidentale par l'Armée rouge ». Dimitrov écrit sans embarras que l'Union soviétique avait commencé à occuper le territoire qui lui appartenait en vertu du protocole secret de l'accord Molotov-Ribbentrop. Le rapport du 17 septembre doit être compris dans le contexte de la citation du 1er septembre, qui dit : « Aujourd’hui c’est un état fasciste dont le joug pèse sur les Ukrainiens, les Biélorusses, etc. Dans les conditions actuelles, la destruction de cet état signifierait qu’il y a un état fasciste de moins ! Qu’y aurait-il de mal si l’anéantissement de la Pologne avait pour résultat la propagation du système socialiste a de nouveaux territoires et de nouveaux peuples ? » (Le premier septembre 1939). L'URSS a donc attaqué les mêmes peuples (Ukrainiens, Biélorusses) pour lesquels elle prétendait, il y avait seulement deux semaines, qu’ils aient été accablés par le joug des fascistes polonais.

 

Le 7 septembre, selon le Journal, Staline a caractérisé la guerre comme suit : « Voilà ce qu’il faut dire à la classe ouvrière : c’est une guerre pour la maîtrise du Monde. Ce sont les maîtres des pays capitalistes qui combattent pour leurs intérêts impérialistes. Intervenir de façon décidée contra la guerre et ceux qui en sont coupables. Démasquez la neutralité, la neutralité des pays bourgeois qui prônant chez eux la neutralité, soutiennent la guerre dans les autres pays dans un seul but de profit ». Bien que l'Union soviétique ait déclenché la guerre et qu’elle ait été en ce sens l'agresseur, cela n'a pas empêché Staline de parler, en présence des dirigeants (Molotov, Jdanov, Dimitrov), de la guerre comme si elle avait été déclenchée par d'autres et que Moscou y était un simple spectateur. La responsabilité de la « guerre pour le contrôle du monde » reposait sur deux pays seulement, dont l'un était dirigé par Staline. La démagogie, pourtant, ne s’arrête pas là : « La bourgeoisie ne mène pas la guerre contre le fascisme, comme l’affirment Chamberlain et les dirigeants de la social-démocratie. La guerre se joue entre deux groupes de pays capitalistes pour la maîtrise du monde. La classe ouvrière internationale ne peut en aucun caps prendre la défense de la Pologne fasciste qui a rejeté l’aide de l’Union soviétique et opprime les autres nationalités. » (8 Septembre 1939). En septembre 1939, les États bourgeois ont fait la guerre précisément contre le camp fasciste. L'alliance Hitler-Staline a conduit l'Union soviétique à prendre parti pour les fascistes. Elle a mené la guerre contre le monde démocratique (Pologne, États baltes et, à la fin de l'automne 1939, Finlande).

 

Le fait que les mots du Journal étaient une astuce rhétorique et un mensonge à la fois est prouvé par la déclaration commune faite par l'Union soviétique et le Reich allemand le 28 septembre 1939. Il se lit comme suit : « Ayant, par le traité signé aujourd'hui, résolu définitivement les problèmes découlant de la dissolution de l'État polonais et créé ainsi une base sûre pour une paix durable dans la région, le gouvernement du Reich allemand et le gouvernement de l'URSS expriment mutuellement leur conviction qu'il serait dans le véritable intérêt de toutes les nations de mettre fin à l'état de guerre. Si, toutefois, les efforts des deux gouvernements devaient rester vains, cela montrerait que l'Angleterre et la France sont responsables de la poursuite de la guerre. » (source : http://www.yale.edu/lawweb/avalon/nazsov/dec939.htm).

L'idée que l'Angleterre et la France étaient « responsables de la poursuite de la guerre » était une constante dans la pensée de la direction de l'URSS. Les événements ont montré qu'il ne s'agissait que d'une ruse rhétorique basée sur une série de contre-vérités.

En fait, après l'attaque de la Pologne (le 17 septembre 1939), la démagogie s'est intensifiée. Dans le Journal, on lit : « Pour le moment, les mots d’ordre négatifs sont les plus importants ! A bas la guerre impérialiste ! Arrêt de la guerre, arrêt du bain de sang ! Chasser les gouvernements qui sont pour la guerre ! Poser maintenant, la question de la paix » (le 24 octobre 1939). L'appareil suprême de l'Union soviétique a voulu masquer le fait qu'il était essentiellement responsable de la guerre et que, sans lui, il n'y aurait pas eu de conflit. Il s'agissait des formules qui, selon les directives du Kremlin et du Comintern, devaient être diffusées auprès des masses, notamment en Europe occidentale.

La même démagogie a prévalu lors de la conquête des pays baltes. Après l'accord Molotov-Ribbentrop, ceux-ci sont passés sous l'influence de Moscou. Ils n'avaient donc d'autre choix que de signer le « pacte de défense et d'assistance mutuelle », qui permettait à l'Union soviétique de stationner des troupes dans ces pays. Lorsque la direction de l’URSS en discute, elle parle de manière carrément cynique du Pacte d’« assistance mutuelle » et du fait que les pays eux-mêmes ressentiront le besoin de réaliser la révolution bolchevique : « Les parties communistes ne doivent pas être des groupes de propagande, mais les partis politiques de la classe ouvrière. Maintenant, ce n’est plus le temps de la théorie ! Il est indispensable de mobiliser les masses pour la lutte ! Nous pensons que dans les pactes d’aide mutuelle (Estonie, Lettonie, Lituanie) nous avons trouvé justement une forme qui nous permet de mettre de nombreux pays dans l’orbite d’influence de l’Union Soviétique. Mais pour cela, nous devons nous tenir – respecter strictement leur régime intérieur et leur indépendance. Nous n’allons pas exiger leur soviétisation. Viendra le moment où ils le feront eux-mêmes » (Le 24 octobre 1939).  In fine : on pourrait introduire une petite devinette. Si Poutine avait réussi à envahir l'Ukraine, est-ce qu’il lui aurait imposé une sorte de « pacte d'assistance mutuelle » ? La propagande du Kremlin aurait, dans ce cas-là,  parlé de l'Ukraine qui mène, elle-même, un processus révolutionnaire – afin de devenir russe ? L’histoire, maître de la vie !