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Invités d’honneur

Das Europe au futur antérieur

Photo : JOEL SAGET
Photo : JOEL SAGET / AFP

Le 9 mai 2023, Olaf Scholz a défendu devant le parlement européen, une vision alternative du futur de l’Europe qu’il a appelé « Europe géopolitique », qui se conçoit comme « ouverte », « unifiée » et « réformée ». 

Tout d’abord, arrêtons-nous sur le choix des mots. Le terme de géopolitique est trompeur et masque une ambiguïté de la pensée du chancelier. Du point de vue de son sens strict, le terme ne veut en effet rien dire puisque la géopolitique est l'étude des effets de la géographie (physique et humaine) sur la politique internationale et les relations internationales. Or, justement, l’un des postulats du Chancelier allemand est de couper l’Europe de sa géographie naturelle (de l’Atlantique à l’Oural) en se bâtissant contre, tout contre la Russie, … dont une partie du pays est pourtant clairement européenne.

Ce qui permet de sortir la Russie de l’espace européen, dans les mots du chancelier, n’est pas sa géographie mais sont des critères idéologiques : Moscou croit en la force pure pour écraser les faibles, tandis que l’idéal européen serait celui de la diversité et du respect des minorités. Scholz n’a pas tort mais aurait dû parler plutôt d’une Europe Démocratique. 

Par géopolitique, ce que Scholz entend sans doute est que l’Europe deviendrait une puissance capable d’agir en géopolitique et de peser dans le monde multipolaire. Sauf que l’Allemand n’aime pas le mot « Puissance » et a curieusement avancé son projet d’Europe géopolitique comme une alternative à la puissance, une distinction subtile qui s’éloigne des canons de la Realpolitik. En effet, c’est un truisme que de dire qu’une puissance faible subit plus qu’elle ne façonne la géopolitique. En effet, selon Berlin, cette Europe « du futur » est censée tourner le dos à la nostalgie de « la puissance mondiale de l’Europe », et acte le fait qu’aucune de ses composantes ne peut plus désormais « se bercer de l’illusion nationale d’être une grande puissance ». Comment un Tout composé de sous-ensembles faibles peut-il devenir fort reste … un mystère.

En réalité, la conception allemande, à mille lieux de celle de la France gaullo-mitterrandienne, est celle d’un « espace ». Dans son discours de Prague du 29 août 2022, le chancelier avait déjà esquissé ce que pouvait devenir son projet d’Europe « géopolitique » : « À la fin du siècle, l’Union européenne rassemblera peut-être 27, 30 ou 36 États qui regrouperont alors plus de 500 millions de citoyens libres jouissant de droits égaux, avec le plus grand marché intérieur du monde, avec des instituts de recherche de pointe et des entreprises innovantes, avec des démocraties stables, avec une protection sociale et une infrastructure publique sans équivalent dans le monde. Telle est l’ambition que j’associe à une Europe géopolitique. »

Ce faisant, le chancelier allemand semble croire qu’un espace de paix et de droit puisse survivre sans velléités de puissance. Aristide Briand, dans ses grandes envolées à la tribune de la SDN, avait fait la même erreur. Nous l’avons chèrement payé ensuite car face à la force brute, seule la force brute paye. 

Bien entendu, Scholz semble concéder que cet espace doive quand même conserver des éléments de puissance, face à une Russie conquérante. Le chancelier met en avant ce qui fut fait pour l’Ukraine, et plaide pour une coordination bien plus étroite de nos efforts de défense et la construction d’une économie de la défense intégrée en Europe, en prenant bien soin que cette défense intégrée fonctionne en « coopération étroite » avec l’OTAN. L’Europe a vocation à ainsi devenir « le meilleur allié » des Etats-Unis. 

Là encore, le chancelier réinvente l’eau chaude. Depuis 1951, l’Europe hésite entre bâtir sa propre capacité européenne ou devenir un pilier de l’OTAN, ce qui la conduit à fantasmer sur un pilier européen. Sauf qu’un « allié » qui dépend totalement de Washington pour son armement, son renseignement, sa protection nucléaire (France exceptée) et qui dépend d’un commandement unifié dominé par Washington ressemble plus à un vassal qu’un allié. 

Autre élément de « puissance » : la démographie. L’Europe « géopolitique » est ouverte au plan de son élargissement. Le Chancelier allemand parle d’une Ukraine « européenne », et esquisse l’idée d’une grande Europe, ouverte aux Balkans occidentaux, à l’Ukraine, à la Moldavie, et même la Géorgie. Scholz en est persuadé l’élargissement permettra de garantir la paix en Europe après le changement d’époque qu’a provoqué la guerre d’agression de la Russie. Il est surtout persuadé, comme il l’avait dit à Prague que c’est l’intérêt de Berlin : « L’Allemagne, en tant que pays au cœur du continent, fera tout ce qui est en son pouvoir pour rapprocher l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud de l’Europe ». 

Ce faisant, le chancelier commet un contre-sens historique : ce n’est pas l’Union Européenne qui a amené la paix en Europe, mais le péril nucléaire soviétique qui a poussé les pays occidentaux à faire cause commune pour éviter d’être avalés par Staline. C’est justement parce que depuis la chute du mur de Berlin, l’Europe ne s’est jamais interrogée sur sa relation à son voisin russe, qu’elle ne s’est jamais demandé si son intérêt était véritablement de rentrer en concurrence avec Moscou sur ses anciens territoires d’influence qu’elle se retrouve aujourd’hui totalement alignée sur la stratégie américaine. 

De plus, Scholz ne fait que préconiser ce qui a déjà en partie fragilisé l’UE : l’élargissement, source de dissensions internes (difficultés de gouvernance), d’affaiblissement économique (concurrence déloyale infra-européenne), d’augmentation des périls (frontières de plus en plus larges, au contact de pays de plus en plus instables). Il fait mine au surplus de croire que ces pays rongés parfois par la corruption ont le même niveau de développement que l’Ouest. En réalité, le projet ressemble furieusement à celui de faire correspondre les frontières de l’OTAN en Europe avec celles de l’UE. 

Cet espace ouvert, peuplé mais impuissant, aurait pour mission… de continuer exactement la même politique commerciale que les trente dernières années. Celle qui a conduit l’économie française à perdre une partie de son agriculture et de son industrie. Étrange conception que de penser un espace européen pour ensuite nier ses frontières. 

Si la Chine (« partenaire, concurrent et rival ») est escamotée en reprenant les mots d’Ursula von der Leyen sur le « derisking » (sic), Scholz rêve d’abaisser les frontières commerciales. De nouveaux accords de libre-échange avec le Mercosur, le Mexique, l’Inde, l’Indonésie, l’Australie, le Kenya doivent être lancés. L’idée est d’influencer grâce au commerce les standards sociaux et environnementaux mondiaux, alors que la démondialisation a débuté et que le XXIème siècle devrait être le siècle des espaces régionaux économiquement intégrés. 

Là encore, Scholz semble ignorer que la mondialisation néo-libérale a noyé la spécificité de l’espace économique européen : à quoi bon développer un espace intégré s’il est immédiatement ouvert aux quatre vents de la mondialisation ? 

En contrepoint de ce libre-échangisme débridé, le responsable allemand propose que l’Europe vise la neutralité climatique, alors que justement toute l’hypocrisie occidentale est de vanter sa baisse des émissions qu’elle a délocalisé dans le monde entier et qu’elle blanchit via ses importations.

Cette vision essentiellement libre-échangiste est assez éloignée de son verbatim de Prague où il avait paru presque colbertiste avec l’idée d’établir « un schéma directeur – quelque chose comme une stratégie Made in Europe 2030 » - en matière d’autonomie industrielle.  Scholz y avait alors présenté ses ambitions climatiques sous l’angle industriel en vantant les mérites d’une unification énergétique. 

Là encore, ces atermoiements montrent que la pensée du chancelier n’est pas claire. La tension qui traverse aujourd’hui l’Europe est d’arbitrer entre une ouverture commerciale maximale (qui conduit à consommer des produits ne respectant pas nos normes, et à démolir les productions européennes moins compétitives car mieux disantes socialement ou environnementalement), neutralité climatique (soit la division par 7 ou par 8 des émissions de Co2 et donc une forme de localisme incompatible avec l’ouverture commerciale) et réindustrialisation (c’est à dire émettre depuis l’Europe notre Co2 et créer possiblement des problèmes de pollution qui feront hurler les associations écologistes). Suivant les discours, Scholz tente la fusion entre deux coins du triangle impossible… mais jamais les mêmes. 

Autre exemple de la contradiction entre frontières d’un espace et ouverture : Scholz propose évidemment que son Europe soit ouverte sur l’immigration - en la présentant comme indispensable, ce qui en dit long sur sa combattivité politique à lutter contre le chômage et le vieillissement des européens - en proposant de lier « fermement » ces chances liées aux migrations régulières avec l’exigence, que les états d’origine et de transit reprennent aussi ceux qui n’ont pas le droit de résider chez nous. Cette antienne, vieille comme le monde, ne résiste pas aux faits : les États d’émigration refusent de coopérer. Le Chancelier n’aborde pas le sujet non plus des juges européens (CEDH essentiellement) qui promeuvent par leur jurisprudence une « open society ». 

Au contraire, le chancelier allemand en veut plus. Il défend ainsi plus d’intrusion bruxelloise dans les systèmes politiques nationaux avec l’idée de lancer un processus de violation des traités à chaque fois qu’on atteint à nos valeurs fondamentales : liberté, démocratie, égalité, État de droit et protection des droits humains. Les pays - comme la Hongrie - qui ont fait valoir la supériorité de la démocratie sur les juges n’ont qu’à bien se tenir. 

En étant incapable de penser la puissance autrement que par l’extension de l’espace et le commerce, Scholz crée les conditions d’une Europe qui ne soit ni géopolitique, ni politique du tout. Une Europe sans frontières commerciales et sans frontières migratoires. Pour retomber sur ses pattes, le Chancelier en tire comme conclusion qu’il faut réformer les institutions : plus de décisions du conseil avec la majorité qualifiée en politique étrangère et fiscale, ce que Scholz décrit sa vision de la démocratie libérale. En effet, à Prague, il avait expliqué que l’alternative serait d’avancer au sein de groupes de plus en plus diversifiés, avec une panoplie de règles différentes et d’options de participation et de non-participation, ce qui minerait l’unité de l’Union. 

L’idée que ne PAS élargir était sans doute la meilleure des options ne figure visiblement pas dans l’esprit de Berlin. 

Curieusement, devant le Parlement, l’Allemand n’a pas totalement repris son projet de Prague, où il avait esquissé l’idée de réduire le contingent national de chaque pays pour faire place aux nouveaux arrivants, et de confier une même direction générale à deux commissaires pour ne pas toucher au principe d’un commissaire par pays. Je suis sûr qu’il aurait créé du débat. On imagine cette Europe politique où les votes à la majorité seraient remportés par les coalitions autour de Berlin, qui ferait la pluie et le beau temps, pendant qu’en face les délégations de la commission devraient arbitrer les disputes entre commissaires siamois venant de pays opposés. 

L’organisation administrative européenne est déjà un chef d’œuvre de complexité mais l’urgence semble d’en rajouter encore une couche. 

En conclusion, le chancelier allemand n’a pas livré une vision prospective ou originale de l’avenir, mais un petit résumé de tout ce que l’Europe a fait depuis trente ans et qui l’ont amené à être un nain politique et une larve militaire. L’Allemagne n’est pas à l’Europe, ce que General Motors est à l’Amérique : ce qui serait bon pour elle serait une catastrophe pour les intérêts français et les peuples européens.