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Editos

Philippe Cassuto : Un directeur de thèse hors pair, un mentor et un ami inoubliable

Le Dialogue

A chaque nouvelle rentrée universitaire, comme chaque année depuis 2018 où j’ai commencé à enseigner, je suis toujours ravi de retrouver mes étudiants. Or depuis la rentrée de 2020, j’ai également depuis cette date, un pincement au cœur en retrouvant les locaux de mon université d’Aix-Marseille. Car je ne peux m’empêcher de penser à chaque fois à mon ancien directeur de thèse et ami, Philippe Cassuto, disparu prématurément le 2 mars 2020, et qui fut le premier à me proposer de dispenser des cours au sein de cette faculté…

Mon édito de cette semaine est consacré à lui rendre hommage, une nouvelle fois, avec un texte inspiré grandement de l’épilogue que j’ai signé dans un ouvrage collectif d’enseignants-chercheurs, produit à la mémoire de ce grand spécialiste de la massore et de la grammaire hébraïque, et intitulé : Études sémitiques, Mélanges rassemblés à la mémoire de Philippe Cassuto, Presses Universitaires de Provence, 2023 trimestre 2.

 

 

La rencontre

Je connaissais le professeur Philippe Cassuto depuis 2010, l’année où il me proposa d’être mon directeur de thèse. 

A l’époque, mon profil d’étudiant était plutôt atypique : jeune papa de 35 ans, ancien militaire et surtout cadre dans un grand groupe français, ayant repris ses études 5 ans auparavant, en parallèle à ses activités professionnelles. 

Ainsi, malgré les recommandations du professeur Robert Ilbert, qui fut mon directeur de recherches lors de mon master, je venais d’essuyer déjà plusieurs refus de la part de professeurs qui trouvaient mon sujet de thèse certes intéressant mais qui ne croyaient absolument pas en mes capacités réelles à entreprendre et mener à bien un doctorat avec l’emploi du temps et les lourdes responsabilités de ma profession.

Quelque peu désespéré et à deux doigts d’abandonner, je fais une dernière tentative en envoyant un ultime message de demande de conseils à Philippe Cassuto, dont j’avais trouvé le nom, par le plus grand des hasards, sur l’annuaire du site de l’IREMAM. 

A mon grand étonnement et bien que plutôt linguiste et bibliste – une référence mondiale dans son domaine –, ce dernier me propose alors de devenir lui-même le directeur de ma thèse qui porterait certes sur le Moyen-Orient mais sur un sujet d’histoire contemporaine : Les relations franco-israéliennes pendant la guerre du Liban (1975-1990) au travers de la politique arabe de la France initiée à partir de 1962.

Soulagé mais pour le moins intrigué, j’apprends alors qu’il était un jeune soldat, et donc un témoin direct, lors de l’intervention israélienne au Liban en 1982 !

En effet, comme le rappelle mes collègues, Elodie Attia et Manuel Sartori, qui ont dirigé notre ouvrage collectif à sa mémoire, rien de prédestinait Philippe Cassuto à devenir professeur des universités. Son parcours autodidacte et hors du commun le prouve. Né à Lyon en 1959, d’une famille modeste, il décida à sa majorité, sans son bac, de rejoindre Israël et s’engagea dans l’armée. Vivant en Kibbutz pendant ses permissions, ce militaire professionnel alternait une vie de parachutiste avec celle de vacher. Suite à sa participation comme on l’a dit à la guerre du Liban, il s’impliqua dans le mouvement pacifiste Shalom Archav (La Paix Maintenant) car la guerre disait-il, ne se règle que par la diplomatie, rarement sur le terrain. Pendant cette période, il passa en externe ses diplômes et se forma en pur autodidacte à l’hébreu et à la philosophie, qui devinrent ses deux disciplines reines. En 1984, il rentre en France avec sa famille, et rejoignit l’université de Lyon 3. Ses capacités de travail hors du commun lui permirent de valider une double licence de philosophie et d’hébreu, après passage de chacun des six partiels semestriels en une seule année !

Il soutint sa thèse en 1991 après une période de précarité qui l’aura profondément marqué. En 1992, il est maître de conférences en langues et littératures hébraïques de l’université d’Aix-Marseille I, habilité à diriger des recherches en 2005, professeur des universités en 2008. Sa brillante carrière scientifique et la publication de ses nombreux ouvrages et travaux le mèneront à être reconnu par ses pairs avant son décès comme l’un des plus grands spécialistes internationaux de la massore et de la grammaire hébraïque.

De mon côté, je vais très vite découvrir que grâce à son intelligence supérieure, son érudition encyclopédique et surtout son vécu ainsi que son expérience personnelle, il n’avait absolument rien à envier aux meilleurs orientalistes ou géopolitologues quant à la parfaite connaissance de l’histoire ancienne mais également récente de la région et de ses populations.

Par ailleurs, je comprends également qu’il accepte de me diriger, moins à cause de son immense gentillesse qui le caractérisait et qui me frappa dès notre premier rendez-vous, qu’au fait de mon parcours particulier qui faisait échos au sien, semé lui aussi, de nombreuses embûches comme je l’évoque précédemment... 

Lorsque je lui fais part des arguments liés à mes obligations professionnelles et qui ont accompagné le refus de ses collègues à encadrer mes travaux, il m’interrompt et d’un revers de main s’exclame : « Foutaises ! Avec un peu d’organisation et beaucoup de volonté, vous y arriverez ! »

Le ton est donné !

 

Le mentor 

Très rapidement, je vais mesurer la chance d’avoir un tuteur tel que lui. Car Philippe se révèle être le directeur de thèse que beaucoup de thésards rêveraient d’avoir.

Pour moi, plus qu’un directeur de thèse, il s’affirme très vite comme un modèle voire un véritable mentor. Mon « Maître Yoda » comme j’aimais à l’appeler et ce qui le faisait beaucoup rire…

Toujours bienveillant, rassurant, disponible et à l’écoute, ses multiples conseils sont précieux. Comme son carnet d’adresses impressionnant. Il a des réponses et des solutions à tous les doutes et toutes les difficultés qui jalonnent le labyrinthe de cette aventure intellectuelle, mais aussi physique, familiale et personnelle, que représente la rédaction d’une thèse.

Je lui dois tout car n’étant pas du sérail, il m’a tout appris, notamment la méthodologie et la rigueur scientifique. Mais également le recul, ainsi qu’un certain réalisme loin des dogmes et des passions qui touchent souvent les études sur le Moyen-Orient. 

Son intelligence analytique et son pragmatisme – parfois cynique – ancré dans le réel m’apprennent à me méfier des a priori médiatiques et des idéalismes voire des idéologies de certains. Pour lui, loin devant les analyses savantes ou les livres, c’est la recherche de terrain qui est primordiale pour véritablement comprendre une région où souvent le blanc est en réalité noir et le noir est blanc.

C’est ainsi qu’il m’envoie en février 2011, pour un mois et au grand dam de ma famille, parfaire mon arabe au DEAC du Caire… en plein Printemps du Nil !

Cette expérience sera déterminante pour la suite de mon cursus…

 

L’Ami

Bien qu’iconoclaste sous bien des aspects, Philippe était toutefois très respectueux des pratiques et des traditions universitaires. Ce n’est qu’une fois ma thèse soutenue en 2015, qu’il m’impose le tutoiement et que nous sommes devenus de vrais amis. 

Un rituel s’installe : nous nous appelons au téléphone au moins une fois par semaine et nous déjeunons ou dînons ensemble une fois par mois. Entre autres, Le Racati, à Marseille, à deux pas de la fac St-Charles ou Aux délices du Liban à Aix, pour évoquer Spinoza, l’actualité ou refaire le monde – surtout arabe ! –, en dégustant des mezzés autour d’un Arak ou d’une bonne bouteille de Ksara. Et évidemment, les traditionnels et incontournables armagnacs flambés ou Colonel du Cours Mirabeau… 

Le grand professeur et l’homme en privé sont les mêmes. Toujours cette simplicité, cette prévenance et cet humour corrosif. Son affabilité, sa bonne humeur constante, toujours cordiale et enjouée, sont naturelles.

Têtu, voire parfois borné, il a un avis sur tout, semble tout connaître. Tel un chat – un gros matou – il a un réflexe de redressement (capacité des chats à retomber sur leurs pattes lorsqu’ils chutent) extraordinaire et tout à fait déconcertant ! Mais même ce trait de caractère le rend attachant et il est vrai que sa culture générale est immense, pour ainsi dire sans limite.

C’était toujours une joie que d’entendre le son de sa voix ou de le voir arriver à nos rendez-vous avec son indéfectible sourire, sa perpétuelle bonhomie tout en rondeur et légendaire, ses bretelles, son fameux trousseau de clés…et sa cigarette !

Il me manque terriblement. Nos discussions aussi. Car parler avec lui était toujours un formidable enrichissement intellectuel.

 

En 2015, lors du buffet clôturant ma soutenance, il me lance : « Voilà, tu vois, on y est arrivé. Cette thèse va changer ta vie ! ». J’étais septique mais il ne croyait pas si bien dire… Comme toutes ses précédentes prédictions, celle-ci se réalisa également.

Depuis 3 ans maintenant, j’ai effectué une reconversion professionnelle heureuse et épanouissante qui n’était pas du tout prévue ni même envisageable il y a encore quelques années. Elle me permet aujourd’hui de vivre pleinement de ma passion. 

Or, sans lui, rien n’aurait été possible. Ma rencontre avec Philippe est une chance inestimable. Il y a des personnages qui marquent souvent la vie d’un homme ou d’une femme. Je sais que Philippe fut de ceux-là pour beaucoup qui l’ont croisé. 

Pour moi, il a tout simplement changé mon destin ! Merci mon Ami !