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Monde

Frères humains qui après nous vivez...

Photo : JOEL SAGET
Photo : JOEL SAGET / AFP

C’est une décision en soi perturbante. Le fait qu’elle survienne en Allemagne rajoute à la perplexité. Quant au fait qu’elle soit prise dans un contexte inédit de montée de l’antisémitisme en Europe, cela la rend inacceptable. Je veux bien sûr parler de la décision d’une crèche allemande de se débaptiser pour trouver « un nom plus ouvert ». Son nom actuel : Anne Frank.

 

Anne Frank est née en Allemagne. Juive, sa famille fuit les persécutions de Hitler, et s’installe aux Pays-Bas. Le 1er septembre 1939, Anne est alors âgée de 10 ans, l’Allemagne nazie attaque la Pologne. Peu de temps après, le 10 mai 1940, les nazis envahissent également les Pays-Bas. L’armée néerlandaise se rendra cinq jours plus tard. Lentement mais de façon efficace, les envahisseurs commencent à rendre la vie des Juifs de plus en plus difficile. Les parents d’Anne Frank basculent dans la clandestinité en juillet 42, lorsque la sœur d’Anne, Margot, 16 ans, reçoit une convocation pour venir travailler en Allemagne : cette invitation ne trompe personne sur le sort qui attend la malheureuse. 

 

Réfugiée avec ses parents dans un appartement secret annexé à l’entreprise de son père, Anne Frank, pour l’anniversaire de ses 13 ans, va recevoir un journal qu’elle va tenir assidûment. Ce sera son journal intime et, sensibilisée par Radio Orange, la radio clandestine des Pays-Bas, à la nécessité de conserver des témoignages des souffrances infligées à la population, elle décide de retravailler ses différents journaux dans le but d’en faire roman titré Het Achterhuis (l’Annexe).

 

Malheureusement en août 44, son refuge est découvert et Anne, comme toute sa famille, est déportée à Auschwitz, puis à Bergen-Belsen où elle décèdera en février 1945 du typhus, tout comme Margot. Seul Otto, le père, survivra à la déportation. Le manuscrit d’Anne, retrouvé dans leur ancienne cachette, sera publié sous le titre « le Journal d’Anne Frank » en 1947 et deviendra mondialement célèbre, en tant que témoignage inestimable contre le racisme et l’antisémitisme. 

 

Cette histoire, que tout un chacun peut se faire expliquer sur internet ou acquérir pour quelques euros dans n’importe quelle librairie, la directrice de la crèche Anne Frank, Linda Shichor, de la ville de Tangerhütte (Saxe-Anhlat, au nord-est de l’Allemagne). Interrogée dans le journal local « Magdeburger Volkstimme », elle a expliqué la trouver « difficile à comprendre pour les jeunes enfants, en particulier ceux issus de l’immigration », en expliquant que la demande émanait des parents mais aussi des employés, qui veulent un nom d’établissement plus adapté aux enfants. Pourtant, le land de Saxe-Anhlat accueille l’ancien camp de concentration nazi Mittelbau-Dora (à 190 km de Tangerhütte) ou celui de Lichtenburg (230 km). 

 

On pourrait penser que tout ceci « est de l’histoire ancienne », ou bien se rappeler que ce land s’était illustré en 2018 par des slogans nazis (National-socialisme, maintenant, maintenant, maintenant !) proférés lors d’une manifestation à Köthen, une ville à une heure de route de ladite crèche, en réaction à la mort violente d’un jeune homme lors d’une bagarre avec deux Afghans. Churchill n’avait-il pas prévenu qu’« Un peuple qui ne connaît pas son histoire est condamné à la revivre ». 

 

Visiblement, cela n’a pas effleuré le maire indépendant de la ville de 10.000 habitants, Andreas Brohm, un entrepreneur venu du monde de la production musicale, qui a justifié ce choix très politique par une évolution du fonctionnement de la garderie, un nouveau concept pédagogique, après avoir connu quelques difficultés internes par le passé. La garderie serait désormais plus ouverte qu'auparavant et promouvrait beaucoup plus fortement l'autodétermination et la diversité des enfants. J’en conclus qu’Anne Frank, visiblement, ça fait trop « fermé » pour ne pas dire « trop juif » dans une ville qui représente selon son maire « une Allemagne cosmopolite, consciente à la fois de sa responsabilité historique et de sa mission éducative ». 

 

L’alibi du concept pédagogique semble du reste un peu fragile. Pourquoi un nouveau concept devrait nécessairement conduire à un nouveau nom ? Surtout quand on regarde comment s’appellent les autres garderies de la ville et à quel point le concept éducatif y est peu intégré : « Maison des petits coquins » ou encore « Nos moineaux du village ». Il n’y a donc aucune logique. 

 

Selon la presse, le nouveau nom devait être « World Explorer » (Weltendecker) un nom qui ne rappelle pas l’histoire et les racines d’un pays, mais le voyage ; un nom qui ne renvoie à rien, ni personne, déjà attribué à un bateau de croisière portugais de luxe de Rivages du Monde, à une marque de Gin Golf India November, ou encore à une montre radio-pilotée (en vente sur eurotops.fr). 

 

Le cas Tangerhütte n’est du reste pas un exemple isolé. En 2021, l’école maternelle Anne Frank à Elxleben (Thuringe, au centre de l’Allemagne) avait renoncé à changer de nom devant le tollé. C’était un an après le séisme politique de 2020, lorsque dans ce Land d'ex-RDA, un ministre-président libéral avait été élu grâce aux voix des conservateurs de la CDU et de l'AfD, le parti d’extrême-droite allemand. Le land de Thuringe a pourtant une histoire dont il faudrait se souvenir, puisque c’est là que fut fondée la République de Weimar, qui s’est ensuite effilochée après la collaboration de la bourgeoisie conservatrice avec les extrémistes de droite.

 

Ce qui est intéressant dans cette affaire est que s’affrontent deux séquelles de la Shoah, trauma qui a durablement affecté la psyché européenne. 

 

La première séquelle, c’est la « totemification » de la souffrance endurée par les juifs, qui fait que la Shoah est devenue un tabou aussi respecté et aussi fort que pouvait l’être le souvenir des saints et des martyrs du Moyen-Âge. C’est du reste ce qu’a tenté de faire maladroitement cette crèche : s’affranchir de la tutelle pesante de son Saint patron, ne pas avoir à porter le drame sur ses épaules. 

Cette culpabilité occidentale a d’ailleurs poussé les Européens à soutenir la création de l’État d’Israël avec les conséquences que l’on connaît, et à respecter à la lettre le devoir de mémoire : enseigner, rappeler, sans relâche ce que le nazisme a pu commettre, notamment aux nouvelles générations.

 

La seconde séquelle de la Shoah, plus pernicieuse, a été la peur qu’un jour dans l’avenir on puisse écraser une minorité au nom du modèle national. Cette peur a enfanté plusieurs rejetons : la volonté d’encadrer par le droit la puissance des États en déifiant les droits de l’Homme (CEDH), la croyance dans le projet supranational européen pour dépasser les nations, le relativisme culturel et la perte de foi dans la supériorité occidentale, le « diversitarisme » comme remède au nationalisme. 

 

Une seconde religion est ainsi née des ruines de l’Allemagne nazie : le globalisme « diversitaire ». C’est cette dernière qui a conduit l’Europe à avoir mauvaise conscience à fermer ses portes aux migrants et à leur imposer l’assimilation au terreau d’accueil. Ces parents, issus de l’immigration, qui refusent de se reconnaître dans le passé « allemand » ne sont finalement que la conséquence logique d’une époque, où poussent le wokisme et la volonté radicale de déconstruire un modèle jugé foncièrement patriarcal, colonialiste, raciste et vicié. 

 

A travers le petit cas concret de la crèche de Tangerhütte, ce sont donc les contradictions européennes qui ressortent, et deux sacrés qui s’affrontent, celui du souvenir de la Shoah et celui de la déification de l’ouverture. Problème ; un tabou, par essence, est absolu. Il ne supporte pas le relativisme que l’idéologie « diversitaire » sécrète naturellement. 

 

La question qui nous est posée est assez simple : l’Europe doit-elle aller plus loin, couper avec son passé et tout réécrire pour expier la Shoah, c’est à dire s’effacer pour réparer sa faute ? En d’autres termes, comment analyser la barbarie à l’égard des juifs : était-elle une maladie génétique inexpugnable et indissociable d’une civilisation fascinée par la technologie et la domination ? Ou un accident de l’Histoire, une excroissance opérable chirurgicalement et détachable d’une civilisation qui a modelé le monde moderne car elle n’a surgi qu’en Allemagne ? 

 

Cette question, les Anciens, trop choqués par la guerre, ne l’ont pas tranchée. Elle nous revient.