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Économie - Énergie

La Centrale nucléaire de Zaporijjia et les leçons de l’histoire contemporaine. Europe risque-t-elle une nouvelle catastrophe ?

ANDREY BORODULIN
ANDREY BORODULIN / AFP

Un militaire russe monte la garde sur le territoire à l'extérieur du deuxième réacteur de la centrale nucléaire de Zaporijjia à Energodar le 1er mai 2022. La centrale nucléaire de Zaporijjia, dans le sud-est de l'Ukraine, est la plus grande centrale nucléaire d'Europe et l'une des 10 plus grandes au monde. (Photo : Andrey BORODULIN / AFP)

 

La guerre en Ukraine comporte de nombreuses inconnues. L’envahisseur détruit successivement les infrastructures énergétiques de grandes villes, tout en faisant constamment allusion à la possibilité d'une guerre nucléaire. Pourtant, une catastrophe nucléaire peut avoir lieu même sans la détonation d'armes nucléaires. Cela se produirait si les occupants réactualisaient le scenario qui a eu lieu à Tchernobyl. La centrale de Zaporijjia est notamment construite sur le même principe que les unités de Tchernobyl. L'explosion a, en 1986, contaminé l'atmosphère, mais il y avait un danger bien plus grand qui se profilait. Si la fonte du cœur du réacteur n'avait pas été arrêtée, les matériaux contaminés seraient entrés en contact avec les eaux souterraines et la région, qui abrite plusieurs millions de personnes, aurait été inhabitable pendant au moins quelques générations. 

La question des centrales thermonucléaires est donc l'une des principales questions de sécurité en Europe aujourd'hui. Il s'agit de savoir si l'armée russe est prête à déclencher une catastrophe d'une ampleur sans précédent. Y a-t-il une telle menace, ou le chantage d'une centrale thermonucléaire fait-il simplement partie des moyens de pression du Kremlin ? 

Grâce à la gentillesse de la direction de l'une des principales universités d'Ukraine (l'université nationale de Zaporijjia), en novembre 2019, j'ai eu l'occasion de voir la centrale nucléaire. Elle est située à environ 60 kilomètres en ligne droite de la ville de Zaporijjia, qui est le siège de l'unité administrative (oblast) de Zaporijjia. La ville compte une population de 700 000 habitants. Il existe un projet bilatéral entre l'Université de Ljubljana (Slovénie) et l'Université de Zaporijjia, dont l’auteur de cet article est responsable. Leurs étudiants étudient à Ljubljana (dans le cadre de l'échange Erasmus plus) et certaines des collègues de la faculté de philologie de Zaporijjia ont reçu l’invitation de venir à Ljubljana au semestre d'hiver 2022-2023. Il y avait des bourses à leur disposition. On a été surpris de voir que presque personne ne voulait quitter la ville, même si Zaporijjia se trouve désormais sur la ligne de front. Il reste à souligner que la loi martiale, actuellement en vigueur en Ukraine, ne permet pas aux hommes de quitter le pays. 

Lors de mon passage à Zaporijjia en novembre 2019, on m’a montré le colosse qui reflète le 20e siècle - la centrale hydroélectrique de Dnipro. C'est plus qu'une magnifique structure. En effet, il aurait été difficile de trouver un bâtiment du 20e siècle qui reflète mieux les étapes du développement moderne et son impact sur l'histoire humaine. Dnipro était l’icône du mouvement communiste mondial. Dans les années 1930, elle représentait le triomphe de l'homme sur la nature. On se demande encore comment une structure aussi colossale a pu être construite avec la technologie des années 1920. Et c'est là que Dnipro entre dans la séquence de la légende moderne : elle a été érigée par les adeptes d'une idéologie dont l'objectif principal était l'industrialisation. Celle-ci a sanctifié tous les moyens. 

Cela explique de même pourquoi la Russie (l'Union soviétique) est le pays où le communisme a pris racine, malgré les prévisions de Karl Marx. Et pourquoi le communisme a prospéré et continue de prospérer (la Chine) dans les régions du monde où la taille de l'État détermine aussi la façon de penser : plus l'État est grand, plus la pensée est unifiée, collective. Les Russes (Soviétiques) ont fourni un énorme effort technologique pour la construction des projets du Dniepr. Un nombre inimaginable de personnes ont dû mourir dans ce processus. C’étaient les détenus, les victimes des purges Staliniennes. Pourtant, les vies humaines, perdues au cours du chantier, ne comptaient pour rien. 

En mai 1941, lorsque les troupes allemandes se rapprochaient de Dniepr, le barrage hydroélectrique a été presque entièrement démoli. Les Soviétiques étaient prêts à faire sauter non seulement le lieux du souvenir aux milliers de personnes qui avaient péri pendant sa construction, mais aussi le symbole du progrès du pays. Pour que les Allemands ne mettent pas la main dessus. 

Mais c'est là que l'histoire tragique ne fait que commencer. Des documents découverts dans les archives montrent que le barrage a été dynamité le 18 août 1941 à l'aide de 20 000 kilogrammes d'ammonal. L'explosion a créé un énorme trou par lequel se sont déversés 33 millions de mètres cubes d'eau. Ni les autorités soviétiques ni le NKVD n'ont informé la population de la nécessité d'évacuation. L'eau a littéralement emporté les villes côtières situées en aval, notamment Nikopol et Marganetz. Quelque 80 000 habitants sont morts, ainsi que 20 000 soldats qui, en raison de la conspiration, n'ont pas non plus été informés.

Dans l'idéologie totalitaire, les vies ne comptent pas. On a été élevés dans la croyance que seule l'Union soviétique avait vaincu l'Allemagne nazie. Le mythe de Staline comme vainqueur de la Seconde Guerre aurait été fondé sur la volonté infaillible du généralissime, que rien ne pouvait stopper. Mais le mythe est faux. L'Union soviétique elle-même aurait perdu la guerre contre Hitler : elle serait restée sans soldats vers la fin. Les pertes allemandes (sauf en 1945) ont toujours été dans un rapport de 1 à 6 aux pertes soviétiques. En 1941, les Allemands ont perdu 830.000 soldats, les Soviétiques 6. 100.000. Après cinq ans de guerre, l'Union soviétique - si le front occidental n'avait pas existé - n'avait tout simplement plus personne pour la défendre. 

On sait qu'après la guerre, dans tout le pays, il n'y a pas de jeunes hommes nés entre 1917 et 1924. Ils sont restés au front. La raison en est la "tactique" de l'armée soviétique : elle s'est épuisée en offensives sanglantes : des milliers et des milliers de personnes attaquaient sans avoir été couvert. Par l’analogie, le même scénario se répète aujourd’hui. Les pertes humaines du côté de l’envahisseur surpassent le nombre de 100 000 personnes (sources britanniques). Pour le Kremlin de 1941-1945 comme pour les mandarins qui y résident en 2022, les existences des soldats présentent une quantité négligeable. 

La question : les Russes vont-ils vraiment faire sauter la centrale nucléaire de Zaporijjia s’avère donc être une question rhétorique. Elle présuppose notamment la réponse. Il est vrai : l'avenir ne peut pas se prédire, pourtant, certains phénomènes peuvent se déduire. Le gouvernement actuel russe ambitionne la succession de l'Union soviétique dans tous les sens du terme. Poutine en parle avec emphase. Conclusion : si les autorités ont fait sauter le barrage de Dniepr sans prévenir personne, il est probable (vraisemblable) que la même péripétie pourrait avoir lieu concernant la centrale nucléaire. Le nombre de morts serait plus élevé, il est vrai, mais la logique resterait la même. Moscou prendra soin de ses élites : c’est le peuple qui en subira les conséquences, comme en 1941. Les Russes aussi, car la trajectoire des particules contaminés dépend du vent. Il est ainsi imprévisible. 

Pourtant, la situation au début de la seconde guerre mondiale était différente de celle d'aujourd'hui. Alors tout se passait en silence. En 2022 le monde entier est au courant du danger d'explosion des réacteurs nucléaires, y compris les organisme multilatéraux, comme l’ONU. Il existe donc des leviers de pression puissants sur la Fédération de Russie. Pourtant, ce n’est qu’un coté de l’explication, le côté rationnel. Les guerres et les catastrophes sont (parfois) irrationnelles. Étant donné que les irrationalités apparaissent constamment dans la politique russe (de Raspoutine à Doguin) et que même le scénario de la guerre, conçu par Poutine n’était pas intégralement conforme à la réalité – s’il avait été, l’Ukraine aurait déjà capitulé – on ne doit pas fermer les yeux, même sur la pire alternative possible.