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Afrique

Sénégal : « chaque touffe d’herbe cache un ennemi »

Julien Aubert
Julien Aubert

Un à un les dominos africains de la Françafrique tombent, et il y a quelques jours, c’est un domino à majuscule qui a vacillé. Je veux parler du Sénégal. Rappelons que la France est le premier investisseur et le premier partenaire commercial du Sénégal, et que les multinationales françaises y sont bien implantées. Le Sénégal est en outre le troisième partenaire commercial de la France en Afrique. Les entreprises françaises représentent un quart du PIB et des recettes fiscales du Sénégal. 

 

Or, avec la décision du président sortant, Macky Sall, d’abroger subitement l’élection présidentielle prévue pour le 25 février 2024, le pays de Léopold Sedar Senghor est entré dans l’inconnu. 

 

En effet, ce pays qui est une démocratie depuis son indépendance en 1963 et a toujours fonctionné de manière régulière. La décision de Sall, clairement anticonstitutionnelle, fera rentrer le pays dans un vide juridique après le 2 avril 2024, date de la fin du mandat actuel. Le Parlement a entériné une loi reportant la présidentielle du 25 février au 15 décembre et prolongeant le mandat du président sortant Macky Sall. La chose s’est faite au chausse-pied, avec l’aide des gendarmes qui ont évacué manu militari les députés de l’opposition hostiles à ce coup de force. 

 

Ce n’est pas la première fois que Macky Sall souffle chaud et le froid, avec une stratégie à double détente. 

 

Ainsi, Macky Sall, qui avait longtemps caressé l’idée de se représenter une troisième fois, avait jeté l’éponge le 3 juillet dernier, vraisemblablement sous l’amicale pression de Paris qui savait qu’un tel geste, anticonstitutionnel, provoquerait une crise ouverte. Ce premier geste d’apaisement avait été immédiatement suivi d’un second mouvement, beaucoup plus belliqueux. Le 28 juillet, Ousmane Sonko, son principal opposant et ennemi juré, avait été subitement emprisonné pour une liste longue comme le bras d’inculpations (allant de vol de téléphone à appel à l’insurrection !) et le Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité) dissous.

 

Paris ne lui en avait pas tenu rigueur, préférant voir le verre à moitié plein qu’à moitié vide. Lors du Forum pour la paix à Paris en Novembre, Emmanuel Macron n'avait pas tari d'éloges à son égard, en soulignant le courage et l'exemplarité du président sénégalais, qui contre toute attente, avait décidé de jouer le jeu démocratique en acceptant des challengers pour sa succession. Il est vrai qu’Ousmane Sonko, panafricaniste et souverainiste, n’avait pas la réputation d’être un grand ami de la Françafrique, ses soutiens parisiens se situant plutôt du côté de la gauche radicale (LFI). 

Macron avait donc cru avoir le nez creux en offrant à Sall un poste de sortie de mandat taillé pour lui : envoyé Spécial du Pacte de Paris pour la Planète et les Peuples (4P), afin d’aider à la mise en œuvre, avec l’assistance du Secrétariat général de l’OCDE, des Conclusions du Sommet de Paris de juin 2023 pour un nouveau pacte financier mondial. En ligne de mire, il s’agissait de propulser Sall à la succession de Guttieres au Secrétariat général des Nations-Unies. 

 

Ce beau scénario s’est grippé. En hiver, le président Sénégalais a réitéré son mouvement en deux temps. Ainsi, le 31 décembre, Sall a fait ses aurevoirs à la Nation. Mais voilà que 33 jours plus tard - le 3 février - Sall est réapparu à la télévision pour tout chambouler et suspendre le scrutin. 

 

Entretemps, Sall avait sans doute été ravi d’apprendre que Sonko ne pourrait pas concourir à l’élection présidentielle, sur décision du Conseil constitutionnel du Sénégal (janvier 2024), après que ce dernier avait été condamné à 2 ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse » et à 6 mois avec sursis pour diffamation. Voilà qui faciliterait l’élection du candidat choisi par Sall, l’actuel Premier ministre, Amadou Ba, encarté en 2017 à l’Alliance pour la République (APR), le parti présidentiel. En effet, pour plagier Senghor, « chaque touffe d’herbe cache un ennemi ». 

 

La décision du Conseil constitutionnel a cependant fait une autre victime collatérale, en la personne de Karim Wade, écarté par le Conseil constitutionnel au motif qu’il n’était pas exclusivement de nationalité sénégalaise. Le candidat du Parti démocratique sénégalais (PDS), Karim Wade, fils de l’ancien président du Sénégal, avait été condamné par une cour d’exception puis réhabilité par le pouvoir à l’issue d’un dialogue politique. Il aurait été furieux d’avoir été évincé sur le critère de sa binationalité alors qu’une autre franco-sénégalaise avait été validée pour concourir en février. 

 

Il a donc accusé le Premier ministre Ba de collusion avec deux juges du Conseil qu’il a qualifié de corrompus, et demandé une enquête parlementaire. Sall s’est saisi de cette demande contre son propre poulain pour donner raison à Wade. D’après le Monde, la raison cachée en aurait été la rupture d’un accord orchestré par les guides religieux du pays (ou marabouts), pour une participation de Wade à l’élection afin de la crédibiliser. Sall aurait voulu montrer sa bonne foi. On peut aussi supposer que la demande du fils Wade d’ouvrir une commission d’enquête parlementaire s’était faite avec l’assentiment voire le concours de Sall qui avait intégré Wade comme un pion essentiel de sa stratégie. 

 

Officiellement, Sall a argumenté que le pays était confronté depuis quelques jours à un différend entre l'Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, en conflit ouvert sur fond d'une supposée affaire de corruption de juges », et pointé que le Sénégal ne pouvait pas revivre les émeutes de 2021 et 2023. 

 

En réalité, il est plus que probable que si Sall s’est résigné à ne pas concourir, il cherche à choisir lui-même directement son successeur. Or, sur ce point, la partie d’échecs avec Sonko s’est révélée plus compliquée prévue. Quelques jours après son invalidation, Sonko avait appelé ses partisans à faire le choix de Bassirou Diomaye Faye, également emprisonné depuis avril 2023 pour appel à l’insurrection mais rendu éligible par le Conseil constitutionnel, pour le remplacer à la présidentielle du 25 février prochain. 

 

Or, les sondages commandés par le pouvoir donnaient Diomate vainqueur face à Ba. En effet, celui-ci ne faisait pas consensus et n’avait pas de réserve de voix ou d’alliés, au vu de l’invalidation de Wade. Il avait des concurrents au sein de sa propre coalition, Benno Bokk Yaakar, et des challengers sérieux comme Idrissa Seck, ancien premier ministre qui était arrivé deuxième lors de l’élection présidentielle de 2019. 

 

De plus, on peut également penser que Sall a compris avec déplaisir que son Premier ministre menait une stratégie personnelle dans son dos, en tentant effectivement d’influencer le Conseil constitutionnel. Depuis de longs mois, le PDS, a apporté ses voix à la majorité lors des votes à l’Assemblée nationale, signe que Sall avait véritablement compté sur son alliance avec Wade. La décision de Sall serait donc aussi politique, en choisissant de réévaluer ses risques. 

 

Il n’est pas anodin que Sall ait pris la décision de report contre l’avis de Ba. Il n’est pas non plus anecdotique que Sall ait été lâché par certains soutiens de Ba, comme le secrétaire général du gouvernement ou le ministre d’Etat Mamoudou Ibra Kane, qui n’a pas hésité à appeler à la démission du président Sall. 

 

Tout ceci ne fait évidemment pas les affaires de Paris, qui sur le papier partage les mêmes intérêts que Sall, c’est à dire d’empêcher l’arrivée au pouvoir d’un membre du Pastef, surtout alors que le Sénégal va se mettre à produire du pétrole. Sur la méthode cependant, il est impossible pour Macron d’accepter un coup de force constitutionnel aussi flagrant, car le spectre d’un maintien au pouvoir de Sall par la force n’est pas totalement infondé. Pour Paris, les prochains mois en Afrique vont être explosifs.