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Invités d’honneur

Vers une troisième guerre mondiale ?

Le Dialogue

Le monde joue-t-il à se faire peur ? Avec l’enlisement ukrainien et les menaces russes, un terme qui avait quasiment disparu du vocabulaire courant est réapparu. Celui de « guerre mondiale », sous la plume d’auteurs aussi différents que Jonathan Littell, pour qui le régime de Poutine représente une menace existentielle pour l’Europe, et qui appelle vaincre militairement la Russie en Ukraine ; Bernard-Henri Levy, qui pense que laisser gagner Poutine en Ukraine autorisera d’autres débordements et mènera à un conflit mondial ; Emmanuel Todd, pour qui ce conflit mondialisé a débuté petitement mais révèle un affrontement entre Occident et le reste du monde ; ou encore Vladimir Fédorovski, pour qui on se dirige vers une guerre totale. 

La première guerre mondiale a fait 20 millions de morts et la seconde 60 à 70. La légèreté avec laquelle on envisage une telle option, alors que le monde regorge d’armes capables de rayer toute vie de la surface du globe, laisse un peu pantois, surtout quand on voit la gravité avec laquelle on débat doctement du sujet du réchauffement climatique, pourtant danger bien moins létal et bien plus lointain. 

Si l’on prend du champ, ces guerres « hors de contrôle » ont été en réalité la révélation d’un basculement dans le rapport de forces mondiales, de l’Europe vers les Etats-Unis. Faudrait-il un troisième conflit pour acter la perte du leadership occidental au profit de l’Asie ? Ce serait inquiétant, d’autant que depuis 1990, c’est par la voie économique que ce basculement s’est lentement opéré. 

L’Histoire est riche d’enseignements et permet cependant de lister les points qui sont susceptibles de mener à une guerre sans limites. 

Le premier est d’avoir un système international binaire constitué de deux alliances / blocs antinomiques capables d’encaisser un conflit long et surtout de le faire durer pour obtenir une victoire totale. Aujourd’hui, si Todd a raison de dire que l’Occident est isolé, il reste militairement bien supérieur à ses opposants, d’autant que des pays autrefois pacifiques comme le Japon, l’Allemagne ou la Norvège se réarment et/ou s’alignent sur les intérêts américains. L’OTAN a possiblement devant elle un challenger organisé en la personne de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), créée en 2001 par la Chine, la Russie et quatre pays d'Asie centrale : Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Ouzbékistan. Cette organisation s’est progressivement élargie à l’Inde et au Pakistan en 2016, et, depuis 2021, à l’Iran. Elle regroupe donc des États capables d’exercer le feu nucléaire, qui ont en commun une opposition aux règles du système international (Iran sur le Nucléaire, Russie sur les règles de droit) et/ou une certaine continuité territoriale. On peut donc conclure que le système international se rebipolarise lentement mais qu’heureusement, il reste une part de flexibilité (la Chine ne soutient pas ouvertement la Russie et commerce avec les Etats-Unis et l’Europe, l’Inde se méfie de la Chine et du Pakistan, etc…)

Le second est d’avoir des conflits, comme autrefois la Serbie, l’Alsace-Moselle ou la Pologne qui sont des espaces de frottement entre ces blocs, avec un alignement progressif des intérêts c’est à dire que les pays alliés d’un même bloc sont prêts à faire la guerre sur un théâtre d’opérations qui leur est totalement indifférent au nom de la solidarité contre l’adversaire. Si l’Ukraine est une de ces zones de tension, on peut en lister au moins deux autres : Taïwan, qui est la frontière d’opposition entre Etats-Unis et Chine, et le Proche-Orient qui est une poudrière traversée par des alliances en recomposition autour d’Israël d’une part et l’Iran d’autre part. On pourrait aussi lister des points de friction plus périphériques qui pourraient justifier le renforcement des deux grandes alliances comme les îles Sakhaline (Japon /Russie) ou les ressources arctiques (pays scandinaves / Russie). De manière plus inquiétante comme le souligne Fédorovski, un véritable partenariat entre Chine et Russie existerait, y compris au niveau du transfert des technologies et de la coopération militaire. C’est sur ce point que le risque majeur existe : si la Chine devait se risquer à tenter une opération sur Taiwan, soutenue par la Russie, ce serait pour le coup le signal d’un conflit mondial. 

Le troisième point est l’asymétrie d’informations et un mauvais calcul du rapport de forces, comme l’ont très bien expliqué des auteurs aussi divers que Charles Doran (Power Cycle Theory) ou Robert Jervis (Perceptions and mis perceptions in international politics). A part les fous, personne ne fait la guerre s’il ne pense pas pouvoir la gagner. Il existe une phase où le rapport de forces est tellement disproportionné qu’engager le combat est une option à écarter. Mais la course aux armements fait qu’à un moment la puissance hégémonique peut se croire toujours en capacité d’écraser le challenger et de son côté le challenger suffisamment puissant pour faire reculer l’hégémon, chacun étant persuadé que le rapport de forces est évident. Rien n’est plus faux. Les Russes maîtrisent des technologies hypersoniques, qui pourraient bien nous mettre à genoux en quelques jours. Les Chinois mentent sur leurs statistiques militaires mais en une décennie de règne de Xi Jinping, la Chine a bâti la première marine au monde, restructuré la plus grande armée de métier de la planète et développé un arsenal nucléaire et balistique capable d'inquiéter ses ennemis. C’est un jeu de poker menteur, mais ce n’est malheureusement qu’une fois les hostilités commencées qu’on réalise que l’autre avait un armement ou une résilience différente des projections. C’est d’ailleurs quelque chose qui a fait embourber la Russie en Afghanistan ou en Ukraine. De son coté, si Todd a raison de pointer que le PIB américain est peut-être surestimé, le pays s’il jetait toutes ses forces dans un conflit serait probablement un adversaire implacable, même pour la Chine. 

Le dernier point est la perte de contrôle politique sur le conflit, qui devient un rapport de forces militaire piloté par des militaires. En 1914-18, la guerre était voulue par les États-majors, pas les peuples ou leurs représentants (contrairement à 1939-45). Souhaiter la chute non-démocratique de Poutine c’est répliquer le sort de ces Césars - Caligula ou Pertinax - renversés par leur garde prétorienne jusqu’à ce que les empereurs romains finissent par en être les marionnettes. En Chine, Xi Jiping est président d’une Commission militaire centrale qui a été resserrée autour de son autorité, et a été intronisé "commandant en chef du centre de commandement interarmées de la Commission militaire centrale" en 2016. Il a réorganisé l’armée, purgé les cadres et s’est assuré de sa loyauté. Sur ce point, il n’y a donc pour l’instant pas d’inquiétude particulière à avoir. 

Instruits de ces précédents historiques, il nous revient donc de ne pas reproduire les mêmes erreurs : maintenir le dialogue pour que l’information sur le rapport de forces réel subsiste ; éviter que les petits conflits périphériques dégénèrent en conflits d’alliances ou de bloc ; garder des objectifs politiques alors que la course aux armements peut laisser croire que l’usage de l’outil protègera mieux que la diplomatie. Enfin, dans le doute, nous pouvons toujours méditer cette phrase d’Albert Einstein : « Je ne sais pas comment sera la troisième guerre mondiale, mais ce dont je suis sûr, c´est que la quatrième guerre mondiale se résoudra à coups de bâtons et de silex. »