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Invités d’honneur

« Baba « ‘Alee » Enfield… »

ROMAIN LAFABREGUE
ROMAIN LAFABREGUE /AFP

Les Chroniques afghanes de David Vallat

Cela fait quelques semaines que nous voyons arriver tous les vendredis, pour la prière éponyme, un ancien. Le vénérable arrive toujours par le même trajet le long de la rivière qui passe au milieu du camp de Khalden. Personne ne sait son nom, et nous l’appelons affectueusement Baba, Papa, ou ‘Ammi, mon oncle. Sa barbe, ses cheveux et sa tenue sont toujours d’un blanc étincelant.

Le rituel est toujours le même. Il marche si lentement en longeant la rivière depuis son aval, que l’on pourrait penser qu’il fait du sur-place. Puis il récupère son souffle en prenant place au réfectoire pour y boire de l’eau fraiche puisée dans une jarre en argile à moitié enterrée. Quand arrive la prière en commun, il s’assied parmi nous, et écoute l’imam. Puis, il se lève, et repart comme il est arrivé. Le plus étonnant est que le premier village est à au moins deux heures de marche, et que s’il vient de là, cela doit lui prendre le double de temps, à minima…

Il est à noter qu’il est le seul afghan à faire cette prière avec nous, puisque tous les autres sont là en tant que salariés et dévolus à la logistique du camp. Les afghans font la cuisine, s’occupent de procéder aux réapprovisionnements de nourriture, de matériel, et des arrivées et départs des élèves de la « djihad academy ».

Un jour, l’un des murs de l’armurerie donne des signes de faiblesses avec une fissure, et notre émir nous désigne, trois autres et moi, pour le faire tomber, reprendre les fondations pour le rebâtir.

Nous nous exécutons, et nous voyons arriver notre « Baba » qui décide cette fois de s’assoir à coté de nous. Après avoir dérangé quelques scorpions en creusant, nous tombons sur quelque chose qui résiste et fait du bruit sous nos pelles. Surpris, nous prenons soins de dégager ce qu’il nous semble être un coffret en bois vermoulu, enterré là, il y a semble-t-il vraiment longtemps. Au bout de quelques minutes, nous sortons une caisse et décidons de l’ouvrir.

Baba est toujours assis, mais avec un regard qui s’illumine. Nous sortons alors quelque chose d’enroulée dans un linge couvert de gras. Apparait alors un Lee Enfield Mark III de 1916, avec une baïonnette et deux boites en fer blanc contenant des munitions (7.62mm). 

À cet instant Baba se lève, jette sa canne, se met à danser avec une énergie que nous ne lui soupçonnions pas. Il chante en pachtoune, et j’arrive à discerner « zindabad Apfranistan, vé mordabad al duchamn kofaristani », « Vive l’Afghanistan, et à mort l’ennemi du pays des kofars » … 

Là nous appelons l’un des afghans du camp, et lui demandons ce que dit notre Baba. Sohib Shah, notre traducteur écoute l’ancien puis éclate de rire… 

Il nous relate qu’en fait cet homme avait participé à la bataille de Khyber contre le corps expéditionnaire anglais en 1918, puis avait enterré cette arme, mais ne savait plus où exactement… Nous sommes en été 1994, et si nous considérons que Baba avait 18 ans à l’époque, il a donc 94 ans ce jour-là, et toujours fringant… 

Nous savons qu’il dit vrai, puisqu’il avait placé un chapelet vert, toujours caché dans le chargeur du fusil. Apprenant cela, notre émir avait accepté de rendre son arme à Baba, qui est reparti avec, et que nous n’avons plus jamais revu. En l’observant partir, il n’avait plus besoin ni de sa canne, ni de marcher lentement, et avait de nouveau un pas alerte, avec son Lee Enfield.

C’est là que je me suis dit que face à de tels hommes, il fallait être simple d’esprit pour penser pouvoir les soumettre, qui plus est les armes aux poings.