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Ukraine/Russie

Le grand entretien du Dialogue avec Frédéric Encel

Le Dialogue

Le géopolitologue Frédéric Encel revient sur les enjeux des conflits en cours pour Le Dialogue avec un focus sur Israël et le Moyen Orient dont il est l’un des plus éminents spécialistes. Maître de conférences - HDR à Sciences Po Paris, professeur à la Paris Business School, il vient de rééditer L’Atlas géopolitique d’Israël (Autrement, 2023) et livre ses analyses sur les nouvelles configurations dans lesquelles s’inscrit l’état hébreu au Moyen-Orient et dans le monde méditerranéen. Il décrypte les relations d’Israël avec les Etats-Unis, l’Iran, l’Egypte, la Chine ou encore l’Ukraine et la Russie, au prisme du concept de « puissance », qu’il a contribué à médiatiser avec son ouvrage Les Voies de la puissance (Odile Jacob, 2022). Universitaire engagé, Frédéric Encel œuvre, sans relâche, à ouvrir la voie à une géopolitique humaniste à laquelle il ne déroge jamais. 

 

Le Dialogue : Dans votre ouvrage, Les Voies de la puissance (Prix du Livre géopolitique, Odile Jacob, 2022), vous rappelez que l’« on ne devient pas puissant par hasard. » Comment Israël est-il devenu une puissance de poids au Moyen Orient et une force militaire aujourd’hui incontestée ?

Frédéric Encel : En premier lieu, la puissance d’Israël fut et demeure une affaire de détermination et de représentation de soi nouvelle. Dès les premiers temps du mouvement sioniste, dans les décennies 1880-90, interviennent des groupes d’autodéfense face aux pogromistes russes et polonais dans l’empire tsariste. Pour la première fois depuis l’ultime révolte juive contre Rome, en 132-135, des jeunes Juifs décident de se battre – même avec leurs seuls poings – désobéissant par là-même aux autorités rabbiniques. Or, nombre de ces jeunes se réappropriant le droit à l’usage de la force par-delà les siècles émigreront vers Eretz Israël (la Terre promise), à l’époque une modeste province de l’Empire turc ottoman, dans le cadre du projet d’idéal sioniste. Là, eux et d’autres encore, constitueront d’autres groupe de défense, cette fois face aux pillards bédouins d’abord, face aux nationalistes arabes palestiniens ensuite, à partir des années 1920. Hachomer (le gardien), Hagana (la défense), puis Tsahal en 1948 (acronyme de Forces de défense d’Israël) suivront en coulant de source. En second lieu seulement vient le reste. J’insiste : avant d’évoquer tel soutien américain – assez secondaire avant la guerre des Six-Jours de 1967 –, l’ingéniosité des ingénieurs israéliens contemporains voire la faiblesse des officiers ou stratèges arabes, il convient d’observer de près cette représentation de l’homme juif nouveau, le Ish Khadash, ce Juif qui se défend. Vous savez, l’un des adages les plus connus et appréciés des Israéliens est le suivant : « Shenit, Massada lo tipol », la seconde fois, Massada ne tombera pas. 

 

Israël fournit une aide humanitaire à l'Ukraine, mais dans le conflit russo-ukrainien, l’État hébreu refuse toujours de livrer des armes à Kiev et malgré la pression américaine ? Pourquoi ? 

Israël a condamné l’agression russe mais, en effet, a beaucoup hésité et tergiversé avant d’accepter in fine, en février 2023 seulement, de livrer des systèmes d’alerte et de détection, autrement dit des armes défensives, à Kiev. D’abord, les russophones d’Israël sont en effet généralement pro-russes et considèrent les Ukrainiens comme parmi le plus antisémites au monde. J’ajoute que l’Etat hébreu a besoin de la neutralité bienveillante du Kremlin pour continuer à entraver l’implantation militaire de l’Iran dans le sud-syrien, face au plateau du Golan. Mais Washington et Bruxelles ayant haussé le ton, Netanyahou, diplomate roué indéfectiblement attaché au Grand Israël (donc Cisjordanie ou Judée-Samarie comprise), a fini par obtempérer moyennant une absence quasi-totale de pressions diplomatiques occidentales au sujet du dossier palestinien. Pour lui, en tant que nationaliste assumé, c’est la priorité absolue.

 

Où en sont les relations entre Israël et la Chine, puissance montante dans la reconfiguration mondiale en cours ?

Les relations sont bonnes sur le plan économique, avec une multiplication du volume d’échanges en quelques années, lequel dépasse le milliard de Dollars. Cela dit, on partait de très bas ! Au niveau politique, en revanche, Israël demeurant très poche des Etats-Unis et se situant hors des zones prioritaires de Pékin, il n’y a aucune percée notoire à attendre à mon sens.

 

Vous venez de republier l’Atlas géopolitique d’Israël (Autrement, 6ème Edition, 2023). Cet outil précieux permet de préciser et mettre en lumière les enjeux complexes qu’ils soient territoriaux, géopolitiques, historiques de l’Etat hébreu. Quels choix avez-vous fait, avec le cartographe-géomaticien Alexandre Nicolas, pour les rendre intelligibles au grand public ? Quels sont les ajouts qui figurent dans cette 6ème édition ?

On a privilégié beaucoup de géographie, celle dont mon maître en géopolitique et fondateur de la géopolitique moderne, Yves Lacoste, dit qu’ « elle sert d’abord à faire la guerre ». C’est si vrai ! Avec de belles cartes bien sûr mais aussi quantité de diagrammes, de schémas, de croquis. Ce sont surtout les chiffres démographiques, hydriques et sécuritaires qui changent au Proche-Orient, pas les fondamentaux. 

 

Après que plus de 1500 roquettes ont été tirées vers Tel Aviv par le Hamas depuis Gaza, en quatre jours en mai 2023, un cessez-le feu fragile a été conclu, sous l’égide de l’Egypte, entre Israël et le groupe terroriste Jihad islamique. Cette trêve est-elle en mesure de perdurer sur le long terme ? Quel rôle peut continuer à jouer l’Egypte ?

Une trêve peut perdurer mais, par définition, n’est jamais définitive. Sinon, il s’agit d’un accord de paix ! Et croyez-moi, ce n’est pas envisageable entre Israël d’une part, le Hamas et le Jihad d’autre part tant les deux partis sont antinomiques. Au fond, l’idéal en temps de guerre, c’est quand les trêves et autres cessez-le feu durent longtemps et qu’ainsi moins de mamans pleurent leurs fils tombés au front, dans la rue ou à l’école.  

L’Egypte, elle, contiguë à la fois d’Israël et de Gaza détenue par le Hamas, joue un rôle positif puisque l’apaisement est dans son intérêt. 

 

Le régime des Mollahs, le programme militaire de république islamique d’Iran et la succession d’incidents graves dans le domaine du nucléaire inquiètent au plus haut point. Quelle est votre analyse sur le risque d’escalade dans la région ? 

De deux choses l’une : soit le régime de Téhéran instrumentalise cette épée de Damoclès aux seules fins d’obtenir la levée des sanctions internationales et de pouvoir ainsi approvisionner son économie et sa population de cash – dans le but évident de conforter son pouvoir -, soit il va au bout de la logique nucléaire. 
Dans le premier cas, on retourne à Vienne et, comme en 2015, il y a échange de l’abandon de la bombe par l’Iran en contrepartie de la levée des sanctions. Dans le second cas, on ira à la guerre. Jamais les Israéliens n’accepteront que le régime des Mollahs se dote d’une capacité de frappe nucléaire. Il en va de leur sauvegarde. Je crois encore à la meilleure des deux solutions…

 

Avec les accords d’Abraham, signés en 2020, et la perspective d’une normalisation des relations avec l’Arabie Saoudite, Israël parviendra-t-il à rompre le « mythe de l’isolement » que vous remettez en perspective dans l’Atlas ? 

Comme vous le dites bien, l’isolement d’Israël est devenu un mythe ou, du moins, une réalité caduque. Sur 192 Etats, seuls une vingtaine, dont certains n’existant plus que sur le papier, d’autres étant extrêmement faibles, pauvres et/ou éloignés, nient encore le droit à l’existence de l’Etat juif. Les Accords d’Abraham ont à cet égard planté le dernier clou dans le cercueil de ce pénible mantra – entretenu depuis des lustres par de prétendus réalistes très hostiles à Israël – selon lequel sans résolution de la question palestinien par la création d’un Etat palestinien, aucune normalisation israélo-arabe interétatique n’aurait lieu. Déjà en 1978 et 1994, Egypte et Jordanie avaient fait la paix. Puis la Mauritanie avait reconnu l’Etat hébreu, d’autres membres de la Ligue arabe ouvrant des bureaux d’intérêt commercial à Tel Aviv. Là, ce sont des Etats très considérables, – dont le Maroc et les Emirats arabes unis – qui concluent, et, cerise sur le gâteau, sans contexte israélo-palestinien favorable et sous des coalitions nationalistes ! On peut le regretter mais pas le nier : le conflit israélo-palestinien est devenu pour les chancelleries (arabes comprises) un simple contentieux local. 

 

L’Atlas traite de la question des ressources, notamment hydrauliques : en Israël l’eau est un enjeu majeur, le pays étant dépourvu de grands fleuves et n’ayant pas de pluviométrie abondante. Comment Israël réussit ce défi de contrôler le stress hydrique et d’augmenter constamment l’approvisionnement ?

Les prières des ultra-orthodoxes devant le Mur des Lamentations n’ayant manifestement pas suffi, on a pensé à l’eau turque avant que cette chimère ne disparaisse. La clé, ce fut bien entendu les unités de dessalement d’eau de mer qui fonctionnent fort correctement. En outre, les Israéliens ont développé de très longue date des techniques agricoles de distribution et de préservation hydrique qu’ils exportent d’ailleurs beaucoup.

 

Vous vous définissez comme un géopolitologue humaniste. Comment parvenez-vous à relever ce défi de relier géopolitique et humanisme en vous écartant de la Realpolitik 

Je déteste et combats le cynisme qui se vêt des atours valorisants de la géopolitique, ce « rictus du loup » à la Kessel dans Les Cavaliers qu’arborent ceux à qui l’on parle Droits de l’homme, morale, éthique, même a minima. Ces prétendus « froids réalistes » ne sont que froids, car le réalisme consiste d’abord et avant tout à savoir que… les réalités changent !   

 

Quelle petite leçon de diplomatie aimeriez-vous partager avec nos lecteurs ?  

Jamais on ne doit mésestimer l’adversaire ! Surtout en le sous-estimant. Les Israéliens ont pris les Arabes pour des imbéciles entre 1967 et 1973 ; cela a failli leur coûter excessivement cher lors de la guerre du Kippour. Les Arméniens commirent une erreur similaire après leur victoire de 1994 ; en 2020, ils en payèrent un prix terrible et n’en finissent pas de le payer. Poutine a sous-estimé à la fois les Ukrainiens, les Européens et Joe Biden ; cela lui coûtera la victoire…

 

 

 

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Frédéric Encel, Les Voies de la puissance, (Prix du Livre géopolitique), Odile Jacob, 2022 ; Atlas géopolitique d’Israël, Autrement, 6è éd., 2023 ; Petites leçons de diplomatie, Autrement, 2023.

 

Frédéric Encel organise les Rencontres géopolitiques de Trouville-sur-Mer sur le thème « Mers et Océans » du 21 au 24 septembre 2023. https://www.trouvillesurmer.org/evenements-et-animations/temps-forts/rencontres-internationales-geopolitiques/