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Inde : Le géant très convoité

Inde : Le géant très convoité

Le Dialogue

Devant l’hégémonie mondiale toujours plus grande de la Chine, le déclin annoncé des États-Unis et une Russie en guerre en Ukraine, l’autre géant d’Asie peut représenter des égards une alternative à l’Empire du Milieu, à l’aigle américain ou à l’ours russe

 

L’Inde est issue d’une très ancienne civilisation remontant à 5 millénaires. Ce riche et vaste territoire, pont stratégique entre le Moyen-Orient et l’Asie, a été fortement marqué par la colonisation britannique déjà entamée dans certaines zones dès 1600 avec la fameuse Compagnie des Indes de 1757 à 1947.

L’indépendance chaotique du « joyau de la Couronne » en 1947 a marqué le début de l’éclatement « des Indes britanniques » et l’acte de naissance de l’Inde contemporaine. De leur côté, la Birmanie (Myanmar) et Ceylan (Sri Lanka), deux pays bouddhistes, ont pris leur destin en main. La France et le Portugal ont perdu leurs comptoirs en Inde dans les années 1950-1960. La séparation violente – 1 million de morts et 12 millions de déplacés – entre l’Inde et le Pakistan occidental (Pakistan actuel) et oriental (aujourd’hui, le Bangladesh), tous deux musulmans, a laissé une blessure indélébile dans les relations entre les deux nouveaux États, avec des échos qui résonnent encore aujourd’hui.

Trois guerres les ont opposés : en 1947, 1965 et 1971. Comme Islamabad, Delhi s’est dotée de l’arme nucléaire en 1998 dont l’effet dissuasif n’a jamais mis fin aux vives tensions entre les deux pays notamment au Cachemire, région montagneuse disputée du sous-continent indien.

Durant près de 70 ans, le parti du Congrès – celui de Nehru et de sa famille avec Indira et Rajiv Gandhi, sans aucun lien avec le célèbre Mahatma (la grande âme) Gandhi –, socialiste et étatiste, a maintenu le pays sur une ligne tiers-mondiste, distant des Occidentaux et plutôt proche de l’Union soviétique.

 

L’Inde d’aujourd’hui

Depuis 2014 et sa victoire sur un parti du Congrès vieillissant, l’ultra-nationaliste Narenda Modi et le BJP (Bharatiya Janata Party, « parti indien du peuple ») sont au pouvoir.

Ils ont orienté avec succès le pays jusqu’en 2020 sur une voie économique « libérale » et sur la mondialisation. Les conséquences de la pandémie du Covid ont été désastreuses pour le pays, tant sur le plan économique que sanitaire.

Le sulfureux « populiste » Modi a très mauvaise presse dans les chancelleries et les intelligentsias occidentales. Circonstances aggravantes, sa législation hindouiste, l’hindutva - littéralement « l’Inde aux hindous » (les hindous représentent 80% de la population en Inde) - de 2019 a accentué la marginalisation des musulmans et entraîné plusieurs attaques contre des mosquées. En Inde, les musulmans représentent 14% de la population et avec ses 172 millions d’âmes, le pays possède la plus grande population musulmane de la planète après l’Indonésie.

Depuis plusieurs décennies, Delhi est confrontée au terrorisme islamiste issue de sa communauté musulmane (travaillée depuis longtemps par les services spéciaux d’Islamabad) et principalement dans la région transfrontalière du Pakistan et au Cachemire. L’une des attaques les plus spectaculaires fut celle de Bombay en novembre 2008. Elle fit 188 morts (dont 26 ressortissants étrangers) et plus de 300 blessés.

Si l’on ajoute à cela la révocation brutale en 2019 de l’autonomie du Cachemire et la répression féroce des Cachemiris, on ne peut que constater une tension intercommunautaire toujours plus prégnante.

De toute évidence, la république indienne d’aujourd’hui n’est plus l’Inde de Nehru et surtout, du vieux sage Gandhi, l’homme au célèbre pagne et grand théoricien de la « non-violence ». Ce dernier fut assassiné en 1948 par un hindou nationaliste membre d’un groupe extrémiste et lointain ancêtre du BJP.

Quand l’Inde deviendra le premier géant démographique du monde…

Actuellement, l’Inde est le deuxième pays le plus peuplé du monde, après la Chine, avec 1,25 milliard d’habitants. Dans moins d’une dizaine d’années, elle devrait devancer l’Empire du milieu pour devenir le premier géant démographique du monde.

Sa participation aux réunions des BRICS et du G20, sa présence (avec ses rivaux pakistanais et chinois) au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) – « alliance » politico-économique pour contrebalancer l’hégémonie Américaine –, initiée en 2001 par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan (rejoints par l’Iran en 2021), ne font pour autant pas encore de ce pays un acteur important des relations internationales.

Même si certains spécialistes prédisent sa future intégration au Conseil de sécurité de l’ONU. En dépit d’une importante diaspora performante et dynamique, en Grande-Bretagne, en Afrique mais surtout sur la côte est des États-Unis et en Asie (environ 15 millions d’expatriés), elle demeure toujours très en retard par rapport à l’avance extraordinaire de Pékin en termes de compétitivité, d’influence, de lobbying et surtout de « conquêtes » financières et commerciales.

Or, certains stratèges occidentaux ont émis l’idée que l’Inde pourrait devenir une alternative séduisante pour contrecarrer les ambitions agressives, tentaculaires et mondiales chinoises.

Sur le plan géostratégique, la surveillance océanique de l’océan Indien et l’objectif de ne pas laisser Pékin prédominer jusqu’à l’Afrique la zone indo-pacifique via ses nouvelles routes de la soie, sont loin d’être négligeables. L’avenir n’étant jamais certain, s’allier également avec la quatrième puissance militaire mondiale est un avantage.

Comme la Russie, l’Inde a un lourd passif historique avec la Chine, alliée du Pakistan. À l’instar du conflit de 1962 dans la zone himalayenne, encore aujourd’hui les incidents y sont fréquents. Pour Moscou et Delhi, bien que membres tous les deux de l’OCS, développer des relations étroites et un partenariat stratégique – comme à l’époque soviétique face à la République populaire de Chine – est plus que jamais d’actualité notamment avec la guerre en Ukraine.

En effet, les sanctions occidentales contre la Russie ont poussé celle-ci un peu plus dans les bras de Pékin (grave erreur stratégique des Occidentaux par ailleurs). Moscou a donc été forcé de diversifier et développer ses débouchés économiques et commerciaux particulièrement vers l’Inde et la Chine. Or le Kremlin craint, à juste titre, une sorte de vassalisation au profit de l’Empire du milieu.

Dès lors, les Russes se sont empressés d’approfondir leurs relations avec le vieil allié indien. Ainsi, même si l’Inde semble en coulisse perdre patience et presser la Russie d’en finir avec ce conflit, il n’en reste pas moins que Delhi n’a pas défendu l’invasion, contrairement à l’annexion de la Crimée en 2014, mais se refuse toujours de critiquer officiellement l’agression russe, de peur de voir les flux de pétrole (l’Inde est le second acheteur pour Moscou et les livraisons d’hydrocarbures sont vendues à prix réduit et préférentiel afin de freiner la hausse des prix des carburants) et d’armement venus de Russie.

Or cette dernière a des difficultés évidentes pour fournir des pièces détachées et des munitions à l’armée indienne. Elle est le premier fournisseur de l’Inde depuis près d’un demi-siècle et 85 % des systèmes en service dans les forces indiennes sont russes. Toutefois, même si les Indiens essaient d’approfondir leurs relations avec certains pays européens ou encore des pays du Moyen-Orient comme Israël, l’Égypte et les Émirats arabes unis, le pays-continent n’est pas près de rompre avec la Russie craignant qu’elle s’affaiblisse et s’inféode aux Chinois, ses grands rivaux.

Cette sorte d’« alliance inter-civilisationnelle huntingtonienne » avait également séduit Donald Trump. La personnalité de Modi présenté comme son alter ego indien, a plu à l’ancien locataire de la Maison-Blanche.

Irrité et lassé par la mansuétude de ses prédécesseurs envers un allié pakistanais jouant un double-jeu avec l’islamisme, le président américain a entrepris un basculement stratégique avec l’Inde, dont les relations avec Washington ont été longtemps tendues. D’où les rencontres historiques et chaleureuses entre les deux chefs d’État en 2020 afin de sceller le renforcement de leurs liens commerciaux et militaires dans le cadre du containment de la Chine et de la guerre commerciale initiée contre les Chinois par le 45e président américain.

Évidemment, Modi est loin d’être le parangon du leader démocrate pour les progressistes et idéalistes de l’administration Biden. Or ce dernier, malgré ses beaux discours moralisateurs, a été forcé depuis deux ans de revenir toujours au final et sur tous les dossiers, à la politique réaliste de Trump, sans pour autant parvenir, on l’a vu, à diviser Delhi et Moscou sur le dossier ukrainien…

L’Union européenne, toujours divisée, sans stratégie et politique étrangère communes, est foncièrement hostile idéologiquement au nationalisme du président indien. Certes, elle développe son commerce avec Delhi mais elle est déjà trop « inféodée », d’une manière ou d’une autre à Pékin. Moralisatrice et strictement focalisée sur l’aspect commercial qui caractérise sa relation au monde, elle n’a pas encore perçu la haute importance géopolitique de l’Inde et du rôle stratégique majeur qu’elle pourrait jouer à l’avenir.

Nul ne sait si à terme, la cohésion nationale de l’Inde tiendra ou si les tensions communautaires ne la feront pas basculer dans une guerre civile.

Pour l’heure, dans le contexte international actuel, isolée en Europe, « trahie » en 2021 par son « grand ami » américain dans l’affaire des sous-marins australiens et fortement pénalisée par son suivisme atlantiste dans le conflit ukrainien, la France serait bien inspirée d’approfondir ses relations avec Delhi et pas que pour signer des contrats commerciaux…

 

Roland Lombardi

Sur l'auteur; Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Ses derniers ouvrages : Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021)