Accueil recherche MENU

Monde

La mer Rouge est la «frontière naturelle» de l’Éthiopie

Illustration : Adobe
Illustration : Adobe Firefly

L'Éthiopie a signé début janvier 2024 un mémorandum d'entente avec le Somaliland, une région séparatiste de la Somalie, pour obtenir un accès à la mer Rouge en échange d'une participation dans sa compagnie phare, Ethiopian Airlines

Or chacun sait qu’un mémorandum d’entente n'est pas juridiquement contraignant, bien qu'il soit considéré comme une déclaration d'intention et puisse conduire à un traité imposant des obligations à ceux qui l'ont signé. Mais des négociations détaillées pour parvenir à un accord formel seront conclues en février 2024, a déclaré Redwan Hussein, conseiller à la sécurité nationale du Premier ministre Abiy Ahmed.

Le premier Ministre Ethiopien Abiy Ahmed a mis la pression lors de plusieurs allocutions, invoquant par exemple la mer Rouge comme « frontière naturelle » de l’Éthiopie. «Une population de 150 millions d'habitants [en 2030] ne peut pas vivre dans une prison géographique», déclarait-il alors, affirmant que l’enclavement du pays lui coûtait 20 à 30% de son PIB.

Il n'a pas pour autant divulgué la voilure de la participation qu'offrirait l'Éthiopie dans la plus grande compagnie aérienne du Continent. 

Dans le cadre de l'accord, l'Éthiopie reconnaîtra le Somaliland en tant qu'État souverain, a déclaré le président du Somaliland, Muse Bihi Abdi. 

« Cette initiative de la deuxième nation la plus peuplée d'Afrique pourrait accroître les tensions dans une région déchirée par les conflits » estime Fasika Tadesse pour Bloomberg (voir son article « Red Sea Access Stirs Controversy in Volatile Region: Next Africa», publié le 2 janvier 2024).

Le Somaliland a déclaré unilatéralement son indépendance en 1991 après l'éclatement d'une guerre civile en Somalie. Depuis, il cherche à obtenir une reconnaissance internationale qui lui permettrait de bénéficier de financements et d'aides. 

Cependant, cet accord pourrait également contrarier d'autres puissances régionales. L'Éthiopie gagne ainsi un accès à une partie très stratégique du monde, à savoir le détroit de Bab el-Mandeb, a déclaré Rashid Abdi, analyste en chef pour la Corne de l'Afrique et le Moyen-Orient au Sahan Research. « C'est là que près de 12 % du commerce économique mondial est effectué, et c'est également l'endroit où se trouve la plus grande concentration de flottes maritimes. Cela perturbe également l'équilibre militaire existant. En principe, les pays de la région, notamment l'Égypte, ne verront pas cela d'un bon œil », a-t-il déclaré. 

Le mémorandum permettrait donc à l'Éthiopie d'accéder à la mer Rouge depuis le Somaliland via le golfe d'Aden et de l'utiliser comme base militaire et à des fins commerciales pendant 50 ans, a déclaré Redwan Hussein, le 1er janvier 2024 à Addis-Abeba. « Elle pourra louer un accès de 20 kilomètres de long (12 miles) pour la base navale éthiopienne et l'utiliser comme l'un de ses ports d'entrée », a souligné Rashid Bihi.

L'Éthiopie pourra également construire des infrastructures et un corridor, a ajouté Redwan Hussein. 

L’objectif est de mettre en œuvre, à compter de 2024, depuis cette future base navale, deux patrouilleurs hauturiers d’environ 60 mètres, indique Le Figaro.

Dans ce contexte, la Somalie n’a pas manqué de convoquer une réunion d'urgence pour discuter de cet accord, a rapporté l'Agence nationale de presse somalienne. 

Pour mémoire, en 2020, lorsque le Kenya avait annoncé son intention d'ouvrir un consulat au Somaliland, la Somalie avait rompu ses liens diplomatiques avec la nation d'Afrique de l'Est. « Cela ne pourrait qu'aggraver les relations diplomatiques entre les deux pays, avec le risque de rupture des liens », a rappelé Mohamed Mubarak, directeur exécutif de l'Institut Hiraal. Mais il estime qu'il y a peu de choses à faire concernant l'accord, car la Somalie n'est pas présente dans les régions du Somaliland en question. Les tensions sont déjà vives dans la région depuis qu'Abiy, lors d'une conférence télévisée en octobre 21023, a identifié l'accès à l'océan comme un objectif stratégique et a averti que l'échec de sa sécurisation pourrait mener à un conflit, avant de modérer ses propos.

 

Cette annonce survient dans un contexte de tension régionale

A plusieurs reprises, le chef du gouvernement éthiopien a tenu des propos susceptibles de créer des tensions, demandant aux pays voisins de reprendre les discussions sur l’accès à la mer « afin d’assurer une paix durable », et « que les futures générations ne tombent pas dans le conflit ». 

Des médias avaient aussi rapporté des conversations privées dans lesquelles Abiy Ahmed évoquait une possible action armée. Plusieurs pays avaient alors haussé le ton et Addis-Abeba avait dû démentir tout esprit va-t-en-guerre.

On l’a vu, l’Éthiopie n’a plus d’accès à la mer depuis 30 ans, et fait transiter ses marchandises par Djibouti notamment, mais le coût annuel reste élevé, certains parlent d’un milliard de dollars par an. Addis-Abeba cherche donc depuis longtemps à diversifier ses débouchés.

Du reste, le gouvernement éthiopien misait depuis sur un accord avec Djibouti. « Les négociations en sous-main n’ont visiblement pas abouti. Entre les deux, c’est un peu je t’aime moi non plus, Djibouti a peur de se faire absorber par l’Éthiopie » révèle Le Figaro.

On l’aura compris cet accord avec le Somaliland risque de faire grincer des dents. Djibouti pourrait perdre une partie de sa manne financière. Mais on attend surtout la réaction somalienne qui ne reconnaît pas l’indépendance du Somaliland et pourrait voir, dans cette annonce, une violation de sa souveraineté, estime Fasika Tadesse pour Bloomberg.

L’exécutif somalien a condamné le Mémorandum d'Entente entre la région séparatiste de la Somaliland et l'Éthiopie comme étant une violation de la souveraineté, mais quoi qu’il en soit, la Somalie doit faire face à la réalité qui existe sur le terrain et qui est en place depuis plus de trois décennies. 

La Somaliland a rétabli son indépendance en 1991 après l'échec du projet d'unification.

Pour autant cette dernière n’est toujours pas reconnue. Dans cette perspective « l’Abyssinie » pourrait donc se targuer d’être le premier État membre des Nations unies à le faire via ce fameux mémorandum.

En échange de cela et en accordant des parts dans sa compagnie aérienne nationale, l'Éthiopie recevra des droits portuaires commerciaux et militaires qui résoudront enfin son dilemme d'être enclavé, situation en place depuis l'indépendance de l'Érythrée en 1993. 

A ce titre, on soulignera volontiers que les prétentions de l’Éthiopie à un droit historique d’accès à la mer Rouge sont aussi anciennes que l’invention de l’Éthiopie moderne elle-même. Dans ce cadre, Les dirigeants éthiopiens, ont tendance à se réclamer de ce que l’Africaniste Britannique Christopher Clapham qualifie de prétention à la compétence universelle. Ils revendiquent de vastes territoires sur lesquels ils n’ont parfois jamais mis les pieds ou exercé un contrôle effectif.

Au cours des trois décennies écoulées, la Somaliland a prouvé qu'elle possède toutes les caractéristiques d'un État souverain, en défendant son existence, en améliorant les conditions de vie de son peuple grâce au développement socio-économique et en gérant avec succès ses propres forces armées, entre autres facteurs.

Dès lors, l'Éthiopie avait été réticente à modifier le statu quo géopolitique par une reconnaissance formelle de cette réalité malgré le renforcement de ses liens avec le Somaliland, mais a changé de position pour servir un plus grand bien régional lié à celui du volet maritime. 

Le Premier ministre Abiy Ahmed n'aurait pas fait cela si l'un des États voisins avait accepté sa proposition d'échanger des parts dans les entreprises nationales de son pays contre des droits portuaires commerciaux et militaires.

Ils sont restés influencés par le dilemme sécuritaire régional en percevant sa proposition comme une menace, surtout après qu'une campagne érythréenne pro-gouvernementale, diffusé sur internet, a semé la peur (peut-être avec la participation des services de renseignement de leur pays) que l'Éthiopie prévoyait d'annexer ses voisins. 

Au lieu de contenir l'Éthiopie et de perpétuer ad vitam aeternam son « enclavement », l’Éthiopie a bel et bien l’intention de se projeter en s’appuyant sur une puissance régionale navale, Elle souhaiterait ainsi renouer avec son prestigieux passé colonial.

Quoi qu’il en soit, « le Somaliland, qui bénéficie d’une relative stabilité, y trouve également son compte. Il peut s’appuyer sur le fameux port de Berbera, un de ses principaux atouts économiques puisque l'exportation de son bétail compte pour près de 60% de son PIB. Mais la région reste pauvre. Et, côté éthiopien, la croissance ralentit. Le nord du pays, après la guerre du Tigré, pourrait aussi éprouver une nouvelle famine meurtrière », conclut Le Figaro.