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Guerre en Ukraine : Pour Éric Denécé, « ce conflit a été provoqué par les Américains ! »

Le Dialogue

Éric Denécé, est un ancien analyste du renseignement français, docteur en Science Politique, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et auteur de nombreux ouvrages sur les questions de sécurité. Dans cet entretien exclusif pour la chaîne YouTube du Dialogue, il évoque le dernier ouvrage collectif publié et édité par le CF2R, Ukraine : La guerre américaine. La stratégie des néoconservateurs à l’origine du conflit. 

Cet ouvrage (avec les contributions de Jean-Luc Baslé, Yves Bonnet, Michael Brenner, Alain Charret, Éric Denécé et Alain Rodier) est le premier volet d’une série de trois livres qui seront consacrés à ce conflit majeur, réunissant notes et analyses produites par l’équipe du CF2R et des chercheurs partenaires diffusées sur le site du Think Tank et dans des médias et sites d’information depuis ces dix dernières années.

 

« Depuis 10 ans nous n’avons eu de cesse d’alerter sur la stratégie américaine et des néoconservateurs américains »

Le directeur du CF2R a indiqué s’être penché sur ce fait « car les Etats-Unis sont encore la grande superpuissance pour quelques décennies ». Dès lors, il importe de voir quelle est leur stratégie et quels sont leurs objectifs.  Les chercheurs du CF2R se sont aperçus très rapidement que la crise que connaît la société américaine, la crise du mandat de Joe Biden, ont entraîné de tels dysfonctionnements internes, que les Etats Unis ont eu besoin d’une crise internationale pour faire passer leurs problèmes internes au second plan et « redonner un peu de lustre à la maison Blanche » et ainsi relancer l’activité du Pentagone. « Tout cela était décelable pour nous et lorsque les événements de Février-Mars 2022 sont apparus, nous n’avons guère été surpris par la stratégie américaine même si nous n’étions pas sûrs que les russes tomberaient dans le piège de cette provocation ».  

Éric Denécé poursuit : « C’est pour cela que lorsque nous voyons les discours absolument unilatérales des médias occidentaux, nous pensons qu’il est important de republier toutes une série d’analyses de 2014, qui relataient le « coup d’état occidental » contre le Président Ianoukovytch en Ukraine qui a entraîné la déstabilisation de ce pays, qui est à l’origine directe de ce conflit que nous connaissons maintenant.

« S’éloigner de la version totalement circonstanciée des médias mainstream occidentaux »

Dans ce premier livre d’une série de trois, qui est sorti en novembre 2023, sur les raisons qui ont poussé à la guerre en Ukraine, que le CF2R a appelé « la guerre américaine », les chercheurs y développent notamment leur vision de la stratégie des néoconservateurs américains, avec la contribution de Michael Brenner, qui est un universitaire américain distingué, ancien du département d’état. Parmi les contributeurs, figurent également le Préfet Yves Bonnet, ancien directeur de la DST-un homme qui est à l’origine avec François Mitterrand, de l’expulsion des diplomates soviétiques dans « l’affaire Farewell », « qu’on ne peut donc pas taxer d’être pro-russe ou pro communiste » - Alain Charret, Alain Rodier, deux chercheurs éminents du centre, tous les deux issus des services de renseignement et enfin Jean- Luc Basle, qui est un économiste distingué qui a longtemps vécu aux Etats Unis. « Des pointures qui nous livrent des analyses de qualité ». 

Les deux livres qui suivent et qui vont paraître tour à tour, l’un au printemps et l’autre à l’automne prochains, seront consacrés à l’analyse militaire du conflit. « Nous nous polariserons de manière plus stricte et opérationnelle sur ce qu’il s’est passé, quelles ont été les innovations mais aussi les erreurs des uns et des autres, aussi bien sur la guerre de l’information, que la guerre technique et électronique, la défense anti aérienne, en conclusion, une réelle analyse militaire du conflit » poursuit-il.

Le troisième livre, qui paraîtra en septembre 2024, traitera des perspectives de cette crise, avec la question fondamentale : comment cette crise a affecté les relations internationales et la manière dont la géopolitique mondiale et ses rapports de forces se sont exercés jusqu’à aujourd’hui.  Pour Éric Denécé : « Cette guerre d’Ukraine est la fin de cette période de guerre froide que nous connaissons, où nous avons traversé une trentaine d’année d’instabilité notamment secouées par le terrorisme islamiste ». 

 

« La stratégie des Etats-Unis :  Aucun Sparring partner… »

Ce qui est clair dans la stratégie américaine depuis la guerre froide, c’est qu’il ne faut d’aucune manière accepter que la puissance russe puisse être reconstituée. Il y’a une fixation extrêmement puissante du côté de Washington, mais aussi du côté britannique.  

Les Américains dans leur forme d’hubris impérial, veulent rester la superpuissance mondiale au 21e siècle. « Ils ne veulent absolument pas voir émerger de sparring partner et surtout, ils veulent mettre la main sur la Russie et sur ses richesses, dans l’hypothèse d’une conflagration à venir dans 5 ou 10 ans avec la Chine ».

Pour l’analyste, « on peut dire que c’est une obsession anglo-saxonne de réduire la Russie à sa plus faible expression pour qu’elle ne soit plus un acteur géopolitique qui puisse interférer dans la stratégie américaine ». Cela explique pourquoi les néoconservateurs ont toujours suivi cette stratégie en l’accompagnant de promesses qu’ils n’ont jamais tenues et de véritables mensonges. 

« Après s’être engagés à ne pas étendre l’OTAN vers l’est, ils ont bafoué la promesse faite à Moscou et puis petit à petit, on les a vus soutenir ce coup d’état à Maïdan en 2014, en Ukraine. Je parle explicitement de coup d’état car le Président Viktor Ianoukovytch, qui n’était ni plus ni moins plus corrompu que ses prédécesseurs (car c’est un sport national que d’être corrompu en Ukraine), avait été élu légalement, avec la présence d’observateurs de l’OSCE. Les élections ont donc été validées » poursuit-il. « Ce qui s’est passé en 2014, à Maïdan, c’est le renversement d’un régime démocratique soutenu par l’occident ».

Petit à petit cette avancée occidentale pour pousser la Russie dans ses retranchements, a trouvé son point d’acmé, le 17 février dernier avec le lancement d’une offensive de Zelensky et des forces ukrainiennes contre les populations russophones du Donbass, « qui contrairement à ce qu’on a dit n’ont jamais été des populations séparatistes mais des populations qui souhaitaient une autonomie linguistique et administrative au sein de la république d’Ukraine, ce qui leur a été refusé, avec au demeurant des tentatives extrêmement violentes de reprendre le contrôle au niveau de ces provinces par le gouvernement ».

« L’Europe apparaît comme un marché naturel pour les États-Unis, aussi bien sur des produits de grande consommation que sur les idées et les questions politiques »

Pour Éric Denécé, les médias français sont encore moins dans la pluralité que les médias américains, qui donnent tout de même des points de vue « plus circonstanciés » sur ce conflit. 

Pour le spécialiste, la question est de savoir si nous avons à faire à des gens « soit stupides, achetés, ou auto-convaincus de la véracité de leurs propos ». C’est le résultat de plusieurs décennies d’entrisme américain, que l’on dénomme « social learning », de formatage des élites européennes. Il s’agit d’instaurer une influence durable de Washington sur les modes de vie, de pensée, et de consommation des européens. Il résulte de ce process des élites auto-convaincues, un néo-conservatisme intellectuel qui s’est installé notamment dans un grand nombre d’élites françaises, de gauche paradoxalement, même si les deux camps sont touchés. « On a ensuite des gens, qui par opportunisme suivent le courant principal et espèrent une forme de rétribution ou de reconnaissance à l’issue du conflit ou d’autres qui le font de manière téléguidée pour relayer des informations conçues à Washington et à Kiev ».

Retrouver une marge de manœuvre et économique aujourd’hui est assez difficile, d’autant plus qu’il n’y a quasiment plus d’hommes et de femmes courageux dans nos élites européennes où nos individus sont souvent passés par le système de « Young leaders », c’est-à-dire qu’ils ont été formatés en partie aux Etats-Unis. Toute l’UE évolue dans l’édification d’un grand camp pro-occidental sous influence américaine.

L’Europe est dépendante sur un plan économique et militaire de ce qu’il se passe Washington.  

« Sans l’OTAN nous serions complètement désarmés. La difficulté de s’autonomiser de Washington est d’autant plus réelle que nos amis italiens, toujours proches de leurs alliés américains disposent de 117 bases sur leurs sols. L’affranchissement de Washington se traduirait par des pertes économiques drastiques » estime l’expert.

 

« Remettre l’Europe au pas »

Avec le Brexit, Washington a perdu son cheval de Troie britannique dans l’UE. La crainte de Washington est d’avoir à faire à une Union européenne qui pourrait décider de faire preuve d’autonomie et de se rapprocher de Moscou. 

De ce fait, l’affaiblissement de l’Europe ou le fait de faire rentrer l’Europe dans le rang est le second objectif stratégique américain, après avoir affaibli la Russie pour ne plus avoir un adversaire géopolitique à la hauteur et s’approprier ses ressources. 

Pour Denécé, « les Américains, sur le premier objectif n’ont pas réussi, car militairement la guerre en Ukraine est un échec militaire pour l’OTAN : économiquement la Russie tire avantage des sanctions dont elle est victime ; en revanche, sur le second la victoire est éclatante. Les Européens sont rentrés dans le rang, l’économie européenne est encore plus affaiblie qu’auparavant ». 

L’Allemagne, la bête noire des Brzeziński et des néo-conservateurs américains, étant la première puissance européenne à se rapprocher de la Russie, a totalement coupé ses liens avec la Russie depuis l’affaire Nord Stream 2. Elle en paie le prix fort. La France a suivi dans les faits.