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Monde

Donald et Tigrou

Julien Aubert
Julien Aubert

On trouvera peu d’occidentaux qui ne redoutent pas l’arrivée du « cyclone » Donald Trump en 2024. Sa victoire écrasante dans l’Iowa sur ses adversaires, les sondages flatteurs et la nervosité de ses adversaires qui multiplient les solutions judiciaires pour l’empêcher de concourir sont autant de signes précurseurs d’un possible basculement électoral l’an prochain. 

 

En France, l’image de Donald Trump a toujours été médiocre. Déjà, en 2016, l’institut de sondage Ipsos révélait que les trois quarts des Français, surtout les plus éduqués, étaient inquiets à la perspective de voir Trump élu : 77% (et 84 % des jeunes de moins de 35 ans) estimaient que « son élection mettrait en péril les relations entre les États-Unis et l'Europe ». Rien n’a sans doute changé en 2024. 

 

Le retour de Trump donne donc des sueurs froides aux chancelleries. L’homme ne recule devant rien. Le 7 janvier 2024, Trump a donné un avant-goût en imitant en meeting Emmanuel Macron pour se moquer de lui. Il s’agissait d’expliquer à son fan club comment le président français s’était couché en quelques secondes devant des menaces de rétorsion commerciale. Voilà qui nous annonce de futurs grands moments de courtoisie diplomatique ! 

 

Pourtant, au-delà de la détestation que l’on peut avoir pour le personnage, peut-être que Paris devrait reconsidérer sa perception du problème. Si la France préfère les présidents démocrates aux présidents républicains, et si parmi ces derniers, Donald Trump fait sans doute figure d’épouvantail ultime, il n’est pas certain que son retour serait en effet une mauvaise chose pour les intérêts français. L’accession de Trump au pouvoir ne ferait en effet que déchirer le voile pudique qui recouvre aujourd’hui le désaccord stratégique entre les deux rives de l’Atlantique. Il faut se souvenir de la célèbre formule de Charles de Gaulle : "Les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts". 

 

En effet, même si Joe Biden a stabilisé la relation atlantique et permis un retour du multilatéralisme, il n’a fait que dissimuler les intérêts profonds que Trump mettait brutalement et sauvagement sur la place publique : sur le fond, l’Europe n’est qu’une variable d’ajustement de la politique étrangère américaine. 

 

C’est évidemment vrai au plan économique : Joe Biden fait passer les intérêts américains d’abord, ce qu’on serait bien en peine de lui reprocher. Le plan américain d'investissement sur le climat - une enveloppe de 430 milliards de dollars -, promulgué par Joe Biden, a été accusé de créer une concurrence déloyale entre l'Europe et la première économie du monde, en subventionnant la transition énergétique des entreprises fossiles américaines, en siphonnant les investissements mondiaux et en attirant les cerveaux du monde entier. En effet, avec ce plan les industriels, quelle que soit leur nationalité, peuvent récupérer jusqu’à 40% de leur investissement s’ils investissent aux États-Unis ou dans des pays qui ont des accords de libre-échange avec ces derniers, à savoir le Mexique et le Canada.

 

C’est de manière plus embarrassante aussi, le cas au plan stratégique. 

 

Ce fut d’abord le cas avec l’Ukraine. Là où la France plaidait pour un dialogue au long-cours avec Moscou, Washington se donnait quelques mois pour évaluer la situation. Là où Paris ne voulait pas donner l’impression d’humilier Moscou, Washington souhaitait affaiblir durablement la Russie. Là où Macron refusait de prononcer le mot génocide, Biden a franchi allègrement le pas. 

 

Finalement l’Europe et la France ont suivi Washington dans une guerre qui s’est enlisée et qui fragilise aujourd’hui le continent. 

 

Cerise sur le gâteau, la situation profite à Washington : au plan politique, l’Ukraine a obtenu le feu vert pour négocier son entrée dans l’UE mais pas dans l’OTAN (bloquée en partie par Washington), ce qui fait que cette guerre pourrait déstabiliser l’UE sans cavalerie étatsunienne. Au plan économique, l’Europe et la France, dans la panique générale de l’invasion de l’Ukraine, ont remplacé leur dépendance au gaz russe par celle au gaz naturel liquéfié américain, issu de la fracturation hydraulique. Il ne s’agit pas d’un choix de court-terme car les investissements dans les infrastructures vont engager l’Europe pour plusieurs décennies. En France, Engie, par exemple, a signé deux contrats de quinze ans avec les américains en 2022. 

 

C’est aussi le cas ensuite en Afrique. Bien qu’ils s’en défendent, les Américains, l’air de rien, ont lâché Paris. Washington a habilement manœuvré pour sortir la France de l’Afrique et prendre sa place. 

 

Au Niger, qui abrite leur deuxième plus grande base en Afrique (1 100 soldats avant le putsch), les Américains ont voulu s’accrocher coûte que coûte au pays. Ils ont procrastiné, tentant de favoriser le retour du gouvernement civil au pouvoir et tardant à reconnaître la réalité du coup d’état, quitte à s’asseoir sur leur propre tradition diplomatique. Ils ont ainsi pris leur temps - deux mois - pour rompre leur aide économique au pays, en finissant par reconnaître qu’il y avait eu coup d’état. On aurait pu s’en féliciter mais ce virage était un leurre destiné à mieux se désolidariser de la position française consistant à soutenir le président Bazoum légitimement élu. En effet, le chargé d’affaires américain a reconnu lors d'une vidéoconférence avec des journalistes nigériens, que le CNSP (le Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie) dirigeait de facto leur pays. 

 

Les Etats-Unis ont sans doute fait de la realpolitik en considérant que la France avait perdu la partie et qu’il ne servait à rien de couler avec elle, mais leur pusillanimité a surtout empêché que l’Occident présente un visage uni. Pour se dédouaner, Washington a invoqué le caractère stratégique du Niger pour lutter contre le djihadisme et l’effet domino sur le Ghana, le Togo et le Bénin. En décembre, Washington a renoué le fil de la coopération militaire interrompu en été. L’incapacité de la communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest à se mettre d’accord pour agir contre la junte a fini par aboutir à la paralysie et à un camouflet pour Macron : la France a rappelé quelques semaines après son ambassadeur et ses troupes.

 

En réalité, la vraie raison est ailleurs : le risque que le Niger et ses voisins putschistes au Mali et au Burkina Faso tombent dans les bras de la Russie a suffi à convaincre Washington qu’il fallait jouer « solo ». En Ukraine, comme en Afrique, les Etats-Unis regardent en effet au-dessus de l’épaule de leur « allié » pour voir leur véritable adversaire. L’adversaire majeur est Pékin, Moscou étant considéré comme le supplétif. Ce n’est du reste pas faux, l’alliance à la Laurel (Poutine) et Hardy (Xi Jinping) sino-russe, c’est à dire du petit et du gros, est asymétrique et voulue comme telle par Pékin. Les chinois ne veulent pas revivre la période de la guerre froide où ils étaient clairement sous chaperonnage russe, du moins jusqu’à Nixon.

 

Pour les Etats-Unis de Biden, l’Europe est donc un allié - voire un supplétif - soumis à une stratégie euro-atlantique indexée sur les intérêts mondiaux de Washington. On est loin de la relation transatlantique équilibrée fantasmée par les capitales européennes. La volonté d’endiguer l’axe russo-chinois prime sur tout le reste, afin de maintenir l’hégémonie américaine.

 

Le mandat de Joe Biden aura donc joué l’effet d’une tisane apaisante dissimulant le goût acre d’un poison lent, celui de la paralysie stratégique. 

 

Sous Biden, les grands projets de défense franco-allemands ont été stoppés ou démantelés, la commission européenne s’est mise à singer Washington, et la dépendance énergétique européenne s’est accrue après la décision de rompre avec Moscou. 

 

La sérénité des relations transatlantique sous Biden a rassuré l’Europe, qui est rapidement revenue à sa vraie inclinaison naturelle : la servitude (économique et politique) volontaire en échange de quelques années supplémentaires de protection dans un monde violent. Si l’Europe a été un tigre, elle est désormais domestiquée et a peur de sortir de la réserve : elle ne sait pas se nourrir toute seule. Elle me fait penser à ce gentil personnage de dessin animé qu’est Tigrou dans Winnie l’Ourson. Il ne fait peur à personne, pas même à Coco Lapin. 

 

A l’inverse, l’élection de Trump laissera l’Europe face à ses faiblesses, et poussera peut-être enfin les voisins de la France à envisager un processus autonome. 

 

Lors de son premier mandat, Trump a agi comme un révélateur. A des Européens, rêveurs de paix universelle par le droit, il a révélé avec réalisme le monde tel qu’il est : une affaire de rapports de forces, pas celui de « Winnie l’Ourson ». Le Tigrou européen a découvert qu’il était, au-delà des grillages de se réserve, entouré par la jungle et qu’un fou pouvait à tout moment découper les barbelés et ouvrir grande la porte aux prédateurs extérieurs. Au cours de ces quatre premières années, l’UE a fini par sortir de sa zone de confort. 

 

Trump avait par exemple déclaré l’OTAN obsolète, ce qui avait poussé certains pays européens membres de l’OTAN tels que la Pologne, l’Italie ou les États baltes à de nouveau augmenter leurs dépenses militaires. Des rapprochements franco-allemands pour la production de systèmes d’armes terrestres, franco-germano-espagnol pour la conception du système de combat aérien du futur, et franco-italien dans l’armement naval avaient vu le jour. 

 

Trump II sera également sans doute moins fiable sur le soutien à l’Ukraine, ce qui obligera l’Europe à se responsabiliser. 

 

Enfin, la création en janvier 2019 d’une société par la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni nommée INSTEX (Instrument in Support of Trade Exchanges) et destinée à favoriser les échanges commerciaux avec l’Iran sans passer par le dollar américain, avait ouvert la voie à une indépendance d’action en matière de sanctions économiques et financières. C’était la réponse du berger à la bergère sur la multiplication des sanctions unilatérales en matière commerciales décidées par l’Amérique depuis Clinton. 

 

On ne rétablit pas le multilatéralisme en s’effaçant soi-même comme acteur. La Chine, la Russie, les BRICS demandent un nouvel ordre mondial : l’Europe doit acquérir sa propre vision et œuvrer pour instaurer un nouveau multilatéralisme. Sinon, elle sera condamnée à servir de pion sur le grand échiquier mondial et notre Tigrou à espérer que la porte de la réserve reste bien fermée la nuit…

 

En d’autres termes, souhaitons donc pour l’Europe que les Américains « Vote Trump and stay cool ».