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Monde

Good-bye Poutine

Le Dialogue

Le tournant de l’année 2024 a été marqué par une offensive médiatique simultanée de nombreux responsables militaires et civils européens, tous connectés avec l’OTAN, à propos d’une possible guerre en Europe. 

 

Le fait générateur est à rechercher à Berlin. Un rapport du think tank allemand DGAP (Conseil allemand des relations étrangères), daté du 8 novembre 2023 (Germany and NATO Are in a Race Against Time : Preventing the Next War), a mis en garde l’Europe contre une attaque russe dans les six à dix ans. Les premières lignes dudit rapport étaient d’ailleurs assez redoutables : la question ne se posait plus de savoir si l’OTAN et la Russie allaient s’affronter... mais quand. 

 

Début décembre, le directeur de l’agence nationale de sécurité de Pologne, Jacek Siewiera, a exprimé son désaccord avec ce rapport, non pas pour minimiser le danger mais le rendre encore plus pressant. Il a en effet considéré que la Russie pourrait attaquer l’OTAN non pas dans 6-10 ans, mais dans moins de 3 ans, et qu’il faudrait donc s’y préparer. Pour lui, la Russie pourrait viser la Lituanie, l’Estonie, la Roumanie ou la Pologne. 

 

Mi-décembre 2023, Boris Pistorius, Ministre de la Défense allemand, a alimenté à son tour la controverse germano-polonaise en coupant la poire en deux : « Nos experts s'attendent à un conflit d'ici 5 à 8 ans [...] Nous devons être capables de faire la guerre ». 

 

3, 5, 8 ou 10 ans, l’avenir reste toujours difficile à prédire. Ce que l’on aura retenu est que Pistorius se prépare à une guerre ouverte avec la Russie. Pour lui, les menaces de Poutine contre les États baltes, la Moldavie et la Géorgie ne sont pas de simples provocations. Il a donc prôné une réorientation du modèle défensif et multilatéraliste allemand vers quelque chose de beaucoup plus efficace. 

 

Le 14 janvier, la tension est montée encore d’un cran, lorsqu’un plan secret du gouvernement planifiant la réponse militaire à une agression militaire russe contre l’OTAN a (opportunément ?) fuité dans Bild. Pour Berlin, dans ce scénario catastrophe, Moscou enverrait 200 000 soldats de plus en Ukraine au printemps, permettant d’inverser le rapport de forces. Des attaques cyber sur les États baltes déverseraient des fausses nouvelles à propos de minorités russes maltraitées, ce qui légitimerait le déploiement de troupes à la frontière avec la Pologne, avec une pression accrue depuis Kaliningrad et le Belarus. 

 

Entretemps, l’alarmisme a fait tache d’huile. Le Ministre de la Défense civile suédois Carl-Oskar Bohlin a inauguré la nouvelle année en lançant un pavé dans la mare, lors d’une conférence annuelle sur la sécurité et la défense suédoise « Folk och Försvar » qui s’est tenue dimanche 7 janvier à Sälen (Suède occidentale) en prévenant la population qu’il pourrait y avoir une guerre en Suède, et en craignant que la résilience civile ne soit pas la même qu’en Ukraine. Micael Bydén, Commandant en Chef des Forces Armées, a appuyé les propos ministériels sur les chaines nationales TV4 et SVT en pointant que l’Ukraine n’était qu’une étape, pas la fin du jeu. Il a donc dit aux Suédois : « Il faut se préparer mentalement au niveau individuel [...] La situation est très grave, il s'agit de passer des mots et de la compréhension à l'action ». Ces annonces surviennent alors que la Suède a annoncé vouloir rejoindre l’OTAN et rétabli le service militaire obligatoire. La décision sur l’adhésion à l’OTAN est dans les mains de la Hongrie et de la Turquie.

 

Rob Bauer, Président du Comité Militaire de l'OTAN, a emboité le pas aux Suédois, en déclarant le 18 janvier dernier : « Tout n'est pas prévisible [...] La paix n'est pas à prendre pour acquise : nous devons nous préparer en cas d’attaque de la Russie au cas où ». Trois jours plus tard, alors qu’il présentait les contours de l’exercice OTAN « Défenseur inébranlable » qui va se tenir de février à mai 2024, autour de la mer Baltique, et va regrouper 90 000 militaires, l’amiral néerlandais a pris plus de précautions sémantiques en parlant d’ « une démonstration claire de notre unité, de notre force et de notre détermination à nous protéger les uns les autres », face à un « adversaire de taille comparable ». 

 

C’est ensuite Eirik Kristoffersen, Chef des Forces Armées norvégiennes, grand défenseur d’un accroissement de l’aide militaire à l’Ukraine, qui a prévenu quelques jours plus tard, de son côté : « Nous avons une fenêtre de peut-être 1, 2 ou 3 ans pour nous préparer [...] On ne sait pas où en sera la Russie dans 3 ans ». Il s'inquiète notamment de la collaboration entre Russie-Iran-Corée du Nord et a mis en garde la Norvège, étant donné que leur pays partage une frontière avec la Russie.

 

Enfin, Sir Patrick Sanders, Chef d'état-major général de l’armée britannique, a clos cette pluie d’avertissements en s’exprimant depuis la « International Armoured Vehicles exhibition » à Londres. Il est revenu sur des propos déjà tenus en juin 2022 à la BBC et a prédit le retour des conflits de grande intensité. Dans son esprit, ce qui se passe en Ukraine réédite les secousses balkaniques de 1914 ou le démantèlement de la Tchécoslovaquie, la différence étant qu’il s’agit non pas d’un conflit sur la terre mais pour la destruction du monde occidental. Il veut le « doublement » des effectifs militaires britanniques. Il souhaite également rendre possible une mobilisation générale en cas de guerre. 

Cette floraison de déclarations alarmistes interroge. 

D’une part, la Russie n’a pas laissé transparaître des revendications territoriales précises, même si certains alliés de Poutine ont commis quelques provocations comme le président du Parlement tchétchène, Magomed Daudov, qui avait déclaré en 2022 « qu'ils iraient jusqu'à Berlin avec une invasion si le président russe Vladimir Poutine ne les arrêtait pas », … pour défendre l’Islam. 

 

D’autre part, la menace russe est virtuelle. La Russie (140 millions d’habitants) voudrait donc envahir l’Europe (qui en compte 350) ? Un pays nucléaire voudrait tenter le risque d’affronter au pire les Etats-Unis, au mieux la France, pays tous les deux détenteurs de l’arme ? Tout ceci est très exagéré, surtout quand on calcule le coût humain et économique de l’invasion de l’Ukraine. 

 

Alors pourquoi un tel feu d’artifices d’alertes ? 

Plusieurs interprétations sont possibles. 

L’une d’elles serait que les gouvernements européens préparent les opinions publiques au probable abandon de l’Ukraine par les Etats-Unis, en cas d’élection de Trump. Cette interprétation me semble erronée, car les propos les plus alarmistes ne sont pas tous venus des civils mais plutôt des militaires. Or, lorsqu’on se penche sur les plans militaires de l’OTAN, par exemple le plan allemand qui a fuité dans Bild, on voit qu’il ne parie nullement sur la victoire de Trump : d’après Berlin, dans son scénario de crise, l’OTAN ne pourrait réagir qu’en 2025 - après l’élection américaine - en déployant 300 000 hommes coté occidental. Ce n’est pas Donald Trump qui acceptera une telle montée en gamme ! 

 

Une deuxième interprétation, plus classique, est celle de la dissuasion : celui qui veut la paix prépare la guerre. Je n’y crois pas non plus. Les pays qui se sont exprimés ont déjà pris des mesures pour se protéger, et ceci dès 2022. Depuis la guerre en Ukraine, la Lettonie et l’Estonie ont ainsi considérablement augmenté leur budget de la défense. Ils ont également annoncé la création d'une ligne de fortification face à la Russie. 

 

La soudaineté et la vigueur des alertes de la fin 2023 / début 2024 ont plutôt créé des dissensus. Par exemple, le discours du ministre suédois a provoqué un séisme en Suède et a divisé la population, car la Gauche a accusé le gouvernement allié avec l’extrême-droite de faire peur pour obtenir des crédits militaires. Certains suédois ont commencé à faire des stocks de nourriture, essence et kits de survie. En Grande-Bretagne, le gouvernement britannique a balayé l’idée de réintroduire la conscription et réfuté l’idée de s’engager « dans des guerres hypothétiques ». 

 

Suivant les pays, on voit donc bien que les gouvernements n’achètent pas toutes les analyses de leurs militaires. Lorsque des responsables ministériels ont pris la parole sur ce sujet pour aller dans le sens de leurs armées, comme en Suède ou en Allemagne, c’est toujours dans des pays qui jusqu’ici ont toujours adhéré à une position très prudente sur la question de la guerre : le Ministre de la Défense civile suédois Carl-Oskar Bohlin doit composer avec un pays qui a rompu avec sa tradition bicentenaire de neutralité. Il s’est probablement coordonné avec son gouvernement, pour rappeler que la Suède ne bénéficie actuellement pas encore d'une protection formelle de l'OTAN au titre de l'article 5 et qu’il y a urgence à faire entrer ce pays en son sein. Comme en Allemagne, l’objectif est de bousculer une opinion publique longtemps attachée à une forme de démilitarisation pour accoucher d’un nouveau modèle militaire. 

 

La troisième, vers laquelle je pencherais, est que les responsables militaires de l’OTAN ont besoin pour justifier leur existence en cas d’élection de Trump, de crédibiliser la menace russe. Quant aux militaires, ils agitent le spectre de la guerre pour obtenir plus de crédits. Ainsi, le budget consacré à la Défense suédoise a doublé entre 2024 et 2020. Néanmoins, si inquiétude il faut avoir, c’est que cet alarmisme déclenche une course aux armements et qu’elle puisse l’effet d’une prophétie autoréalisante. Ainsi, le Kremlin a évoqué le déploiement d'armes nucléaires à la frontière et dans la mer Baltique lorsque la Suède et la Finlande ont annoncé rejoindre l’OTAN. 

 

Puisque certains aiment citer l’Histoire, rappelons que le déclenchement du premier conflit mondial fut le résultat d’un enchaînement de mobilisation de masse qui rendait la guerre inévitable, mais avec des paradoxes :

 

Les pays qui avaient des raisons politiques de faire la guerre n’étaient pas liées par un calendrier de mobilisation rigide (l’Autriche ne basait pas ses plans militaires sur la rapidité et se moquait de savoir quand la guerre éclaterait), alors que les nations liées par un calendrier de mobilisation rigide (l’Allemagne qui misait sur une mise hors-jeu de la France en moins de 6 semaines, et la Russie, longue à mobiliser mais qui ne pouvait se limiter à une mobilisation partielle, sans risquer de faire effondrer tout le plan russe), n’avaient aucune raison politique de faire la guerre.

 

Les pays mobilisèrent tour à tour, et ceci sans un seul échange politique sérieux entre les Russes et les Allemands sur la substance de la crise, en l’absence de toute querelle patente entre les deux pays.

 

Le Concert européen échoua donc parce que sa hiérarchie politique avait démissionné. Les dirigeants furent pris au piège de la rigidité de leur préparation militaire : souhaitant reculer au dernier moment, ni le tsar, ni le kaiser ne surent comment faire : le tsar parce qu’on l’empêchait de mobiliser partiellement et l’Empereur parce qu’on l’empêchait de mobiliser partiellement contre la Russie (tous les plans allemands prévoyaient une attaque contre la France). 

 

Dans chaque camp, l’évaluation des rapports de force est mauvaise, chacun pensant être plus fort, le double jeu italien n’y étant pas pour peu. La Triple-Entente (238 millions d’européens) affronta les Empires centraux (116 millions).

Par la suite, l’ampleur des sacrifices consentis empêcha la conclusion d’un compromis raisonnable. Les dirigeants européens continuèrent à poser des conditions de plus en plus exigeantes. La recherche de nouveaux alliés aggrava encore l’impasse politique. Chaque nouveau belligérant en effet (Italie et Roumanie du coté allié et Bulgarie pour les puissances centrales) exigeait sa part du futur butin, privant la diplomatie de ce qui restait de sa souplesse.

 

En d’autres termes, les responsables politiques européens devraient garder à l’esprit que la tentation des chefs militaires est toujours de minimiser les risques et donc de maximiser les crédits dédiés à leurs budgets, surtout en temps de crise. Mais que la guerre doit toujours rester la poursuite de la politique par d’autres moyens.