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Ukraine/Russie

La victoire d'Avdiivka

Illustration Mediabank/Montage
Illustration Mediabank/Montage Le Dialogue

Le 16 février dernier, la garnison ukrainienne de ce bastion fortifié, probablement le plus puissant d'Europe, est chassée de la ville par les assauts concentriques des Forces Armées Russes (FAR). La bataille, démarrée le 10 octobre 2023, se terminait donc par la conquête totale de l'agglomération et la retraite plus ou moins ordonnée des forces ukrainiennes. Pour la cinquième fois en moins de deux ans, les Russes, dont certains experts[1] osaient douter de ses capacités de combat en milieu urbain, s'emparaient d'une grande ville.

 

Un encerclement en trois temps (10 octobre – 20 décembre 2023)

Tout commence donc le 10 octobre 2023 par une percée de la 8e armée combinée russe au nord de la zone industrielle de la ville afin de couper la voie ferrée qui relie l'agglomération au reste de l'Ukraine, le tout doublé très rapidement par un assaut contre l'immense terril située à l'est de la cokerie (l'une des plus importantes d'Europe) transformée, sur le modèle d'Azovstal à Marioupol, en forteresse inexpugnable. Le 18 octobre, le terril est sous le contrôle des forces russes. Cela va leur offrir un observatoire de première importance de l'ensemble du secteur. Après d'âpres combats, les Russes parviennent à prendre pied à l'ouest de la voie ferrée et s'approche des ruines du hameau de Stepove, première étape qui leur permet de prendre pied dans le village de Berdychi. L'arrivée de renforts ukrainiens va permettre de reprendre le contrôle total de Berdychi et de stabiliser le front dans ce secteur pendant de longues semaines au cours desquelles les combats autour de Stepove sont d'une rare violence. Ne parvenant pas à déboucher, le 20 octobre, les FAR décident de consolider les positions le long de la voie ferrée. Pendant ce temps, le 19 octobre, les FAR passent également à l'assaut au sud de l'agglomération dans la zone de « Tsarska Okhota » et progressent difficilement en direction de Vodiane. Après trois semaines de statu quo, la seconde phase de l'offensive russe démarre dans le secteur sud le 13 novembre. Le 17 novembre, les Russes contrôlent 60% de la zone industrielle au sud-est de la ville. Le 27 novembre, les Russes revendiquent le contrôle total de cette zone. Pour réduire au silence les défenses ukrainiennes, les VKS (forces aérospatiales russes) emploient massivement des bombes planantes guidées FAB-500.

Le 5 décembre, la troisième phase de l'encerclement débute malgré la détérioration des conditions météorologiques. Les Russes bénéficient alors d'environ 40 000 à 50 000 hommes autour de l'agglomération défendue par 10 000 soldats ukrainiens. Les VKS poursuivent sans relâche leurs missions de bombardement pour écraser les fortifications ukrainiennes, tandis que l'artillerie russe tire en moyenne 10 000 coups par jour. Selon l'Institute for the Study of War (ISW), au même moment, l'artillerie ukrainienne fait face à une baisse dramatique de ses stocks d'obus de 155mm mais aussi en matière de munitions antichars et antiaériennes[2]. Tout au long du mois de décembre et début janvier les combats sont globalement statiques sans gain significatif pour les Russes qui ne progressent que dans le secteur au nord de Pervomaïske au sud-est de l'agglomération le 18 décembre.   

 

La percée (20 janvier – 7 février 2024)

Le 20 janvier 2024, les Russes percent les défenses ukrainiennes au sud et s'emparent du point d'appui défensif de « Tsarska Okhota », ce qui leur permet de s'enfoncer ensuite de plus d'un kilomètre vers le nord en longeant la rue Soborna. Le succès russe est en partie lié à l'emploi d'un tunnel abandonné qui leur permet de déboucher sur les arrières de la première ligne de défense ukrainienne. A partir du 22, les combats reprennent dans la partie nord et ouest de la ville près de la cokerie. Le lendemain, les ruines de Stepove sont totalement aux mains des Russes et le front se stabilise dans ce secteur à partir du 25 janvier. Les 28 et 29, les Russes progressent également dans la partie nord de Pervomaïske. Début février, le point d'appui « Zenit » au sud de la ville est menacé sur son flanc occidental par la poussée des FAR à l'est d'Opytne. Entre le 4 et le 6 février, les Russes poursuivent leur avance et atteignent la partie nord de la rue Donetska. Au nord du pont ferroviaire, des éléments des FAR sont également signalés près de la voie ferrée. Les Russes profitent du brouillard pour s'infiltrer tandis que l'artillerie ukrainienne est de plus en plus muette faute de munitions. Les troupes de la 110e brigade mécanisée ukrainienne qui combattent dans le secteur depuis mars 2022 sont à bout de force.

 

L'assaut final (8 – 17 février 2024)

 

Venant du nord-est, les Russes lancent une attaque puissante pour couper l'agglomération en deux entre la partie nord où se trouvent la cokerie et l'usine chimique et la zone habitée. Leur objectif atteindre la route qui relie ses deux parties pour couper les voies de communication et de ravitaillement des unités qui défendent la zone d'habitations au sud et au sud-est. Les troupes au sol bénéficient d'un large soutien des VKS qui bombardent les points d'appui ukrainiens avec une cadence redoublée. Certains observateurs évoquent jusqu'à 50 bombes FAB-500 par jour. Selon certaines estimations, les Russes en ont utilisé plus 600 depuis le début de l'année 2024[3]. L'artillerie russe n'est pas en reste et elle poursuit elle aussi ses tirs avec une débauche d'obus. Le 11 février, alors que la bataille fait rage pour tenir ouverte la route qui relie les deux zones de l'agglomération, le général Zaloujny est limogé et remplacé par le général Zyrski, russe de naissance, et surnommé le « boucher » de Bakhmout depuis le printemps 2023. Sa première décision est d'engager la 3e brigade d'assaut « Azov » pour renforcer la garnison et surtout pour empêcher les Russes de couper le secteur en deux. D'autres unités sont également acheminées pour relever la 110e brigade mécanisée au bord de l'effondrement dont certains éléments refusent depuis plusieurs jours d'obéir aux ordres d'assaut qu'on leur donne. Dans la nuit du 14 au 15 février, les Russes atteignent enfin la route d'approvisionnement qui relie les deux parties de l'agglomération. La garnison de la zone habitée n'a plus de communication avec l'extérieur que par un chemin défoncé par le dégel. Le 15 dans la journée, les Russes hissent leur drapeau sur la position « Zenit » abandonné par ses défenseurs. Cependant, certains observateurs OSINT évoquent la capture de plusieurs centaines de blessés intransportables laissés sur place. Le 16 au matin, alors que plusieurs éléments présents dans la zone d'habitations commencent à se replier sans ordre et sans se coordonner avec les unités voisines, Kiev annonce que Zyrski a donné l'ordre de se replier pour échapper à l'encerclement. On parle de 4 à 5 000 soldats ukrainiens potentiellement pris au piège. Tôt le 17 février au matin, Syrski confirme que les troupes ukrainiennes ont totalement abandonné la ville. Il reste cependant quelques poches de résistance ou de combattants isolés qui se rendront aux Russes. Ces derniers revendiquent ainsi la capture de 1 800 soldats ukrainiens. Le bilan total des pertes ukrainiens est soigneusement caché par Kiev. Les Russes quant à eux ont probablement perdu environ 10 000 tués, blessés prisonniers et disparus ainsi qu'une centaine de blindés définitivement irrécupérables entre le 10 octobre 2023 et 17 février 2024. Ce qui, pour 4 mois et demi de combats de cette nature, est tout à fait « normal » pour l'assaillant.

 

Un bilan

 

Comme je l'expliquais en introduction de mon ouvrage sur la bataille de Marioupol en 2022, à la veille du déclenchement de « l'opération militaire spéciale », la doctrine russe en matière de guerre urbaine était en cours de réactualisation suite aux expériences des batailles menées en Syrie[4]. Après la victoire de Marioupol en mai, puis les victoires de Severodonetsk et Lyssytchansk, les FAR ont amélioré leurs tactiques de combat en zone urbaine en tenant compte notamment de l'apport incontournable des drones dans l'observation mais aussi la destruction des points d'appui ennemis. Par ailleurs, de nouvelles unités tactiques articulées autour d'un char, d'un transport de troupes blindé (BTR-82/BMP-2) et d’un groupe de combat d'infanterie « éclairé » par un drone est devenu la norme pour progresser en ville. Sur le plan opératif, les Russes ont, une fois encore, réussi à encercler l'agglomération pour asphyxier la garnison et la contraindre soit à se battre jusqu'à l'anéantissement, soit se replier par un goulet d'évacuation sous le feu de l'artillerie et de l'aviation russes. Par ailleurs, afin de contraindre Kiev à faire des choix cornéliens quant à l'engagement de ses réserves stratégiques, l'offensive sur Avdiivka était soutenue par plusieurs offensives secondaires dans au moins trois autres secteurs du front (Kreminna/Koupiansk, Bakhmout et Novomikhailovka). Cela a empêché les Ukrainiens d'engager tous leurs moyens comme ils l'avaient fait à Bakhmout à l'hiver 2023. Pour terminer, il faut donc se rendre à l'évidence que les Russes ont désormais acquis une maîtrise incontestable dans le domaine de la guerre urbaine avec cette cinquième bataille gagnée après celles de Marioupol, Severodonetsk, Lyssytchansk et Bakhmout. La dernière armée qui pouvait revendiquer un tel bilan dans une guerre conventionnelle est, sans surprise, l'Armée rouge.


 


[1]https://lavoiedelepee.blogspot.com/2022/03/point-de-situation-des-operations-en_12.html

[2]https://www.pravda.com.ua/eng/news/2023/11/27/7430491/

[3]https://euromaidanpress.com/2024/02/08/uk-intel-russia-steps-up-assaults-on-avdiivka-with-bombs-and-troops/

[4]Ferreira, Sylvain, La bataille de Marioupol, Caraktère, 2022, pp. 20-30