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Monde

Faut-il avoir peur du Milli Görüş en Europe ? [1 - 2]

Le Dialogue

Cette photo  prise le 6 avril 2021 montre le chantier de construction de la mosquée Eyyub Sultan à Strasbourg, dans l'est de la France, après que le conseil municipal de Strasbourg ait approuvé en principe au moins 2,5 millions d'euros de financement public pour la construction menée par      l' Association Milli Gorus (CIMG). Photo : Frédéric FLORIN/ AFP

 

Milli Göruş est un nom relativement  méconnu, il a été prononcé dans la presse lors de l’édification de la mosquée de Strasbourg, derrière laquelle planait l’ombre d’Ankara. Cette organisation née dans les années 1970 est l’héritière de la doctrine de la Synthèse turco-islamique qui s’est érigée en défenseur des valeurs islamiques et turco-ottomane. Ainsi, ce mouvement est-il  une menace pour la laïcité à la française ? 

Pour comprendre ce qu’est la confédération islamique du milli Göruş, il faut se rendre sur le site de la branche française, et à travers l’ethos, l’image que ce dernier souhaite donner de lui et décrypter par une lecture en creux, le message  délivré.

Le Milli Göruş se présente comme une organisation religieuse et uniquement religieuse, il donne la définition de ce qu’il est en rattachant le terme « millî » du mot arabe « millat » « qui est un mot cité à de multiples reprises dans le Saint Coran ». Ce terme désigne la communauté rassemblée autour d’un Prophète, qui croit en lui et aux valeurs et aux traditions que le Prophète enseigne et transmet. »[1] Un prophète, et non le prophète. 

Le terme arabe est en réalité milla et l’ajout du « t final » est un emprunt au terme ottoman de « millet », système  politico-administratif en vigueur sous l’empire et qui organisait la société ottomane en communautés sur une base religieuse plutôt qu’ethnique et concernait les « gens du Livre » donc la Bible. Ainsi, les chrétiens, les juifs et même les musulmans avaient leur millet avec à la tête un başi, interlocuteur de l’administration impériale. 

Depuis l’hégire, le mot milla a revêtu plusieurs sens. Mais en turc moderne, milli, signifie : « national ». 

Le mot «Göruş » quant à lui, est d’origine turque et désigne littéralement « la vision » et le Milli Göruş d’ajouter « Dans un sens plus large, il signifie la façon de concevoir, le paradigme. Ainsi, : le « Millî Görüs » désigne l’ensemble des musulmans qui se considèrent comme faisant partie de la lignée d’Ibrahim (a.s.) en matière d’opinion et de foi tout en suivant le message de Muhammad (s.a.w.s.), le dernier des Envoyés de Dieu. »

Le mot milli est employé comme synonyme de l’oumma ou communauté des croyants, puisqu’il affirme englober l’ensemble des musulmans. Un détournement du sens initial du mot arabe de milla qui désignait les gens du Livre  autrement dit, les juifs, les chrétiens, les musulmans. Bien que présenté par le site du Milli Görüş comme un mouvement strictement religieux, il convient de le nuancer, car la vision religieuse et nationale s’inscrivent dans le corpus idéologique de la Synthèse Turco islamique, ce qui en fait un mouvement politique à part entière, mais qui défend des valeurs religieuses, comme la théocratie.

 

Le Milli Görüş héritier  de la Synthèse turco-islamique

Lorsque la République de Turquie a été proclamée en 1923, il s’agissait pour Mustafa Kemal (1881-1938) d’édifier un nouveau pays sur les décombres de l’empire ottoman dont il était en rupture totale. Il n’en n’était pas l’héritier et ce qui avait fait de l’empire le phare de l’islam, le califat, fut aboli en 1924 par le père de la Turquie moderne. Sur le modèle occidental, il décida d’adopter l’État-nation. On réduit souvent les immenses chantiers entrepris sous Mustafa Kemal à la seule laïcité, mais le fondateur du nouvel Etat s’est attaché à  sécularité l’éducation, à moderniser la langue avec l’adoption d’un nouvel alphabet et de nouveaux mots qui n’étaient ni  persans, ni arabes, mais turcs. Ses successeurs firent de même, avec comme gardienne des institutions, l’armée. Dès 1950, un mouvement « humaniste » a fait son apparition, notamment avec Arfi Müfid Mansel (1905-1975), archéologue, académicien spécialisé dans les antiquités grecques qui a dirigé de nombreuses fouilles sur la côte anatolienne. 

Ce virage laïc et la reconnaissance de la Grèce antique comme matrice du modèle civilisationnel irritèrent certains nationalistes et religieux, pour lesquels, ce n’était rien d’autre qu’une soumission aux valeurs de l’Occident, et qui pour contrebalancer cette influence pro-occidentale, affirmèrent que l’identité de la Turquie était musulmane et asiatique[2]. Ce courant porte le nom de « Synthèse turco-islamique » ou Türk Islam Sentezi.  

La « synthèse turco-islamique » a été élaborée à l’origine par un groupe d’intellectuels, Ibrahim Kafesoğlu (1912-1984) et Ahmet Arvasi (1932-1988) furent les tenants de cette doctrine. Dans les années 1960  un club appelé « Foyer des Intellectuels » ou Aydinlar Ocaği dans destiné explicitement à élaborer une construction théorique à l’usage des partis de droite turcs. Face au mouvement étudiant de 1968, la politique américaine du containment, favorisa  la renaissance du panturquisme, estimant que l’islam et le nationalisme turc pouvaient constituer un rempart contre l’URSS et la pénétration du communisme. La Synthèse turco islamique, sous l’influence d’Ahmet Arvasi, prit alors un tour beaucoup plus virulent en devenant nationaliste, xénophobe, antisémite, et ce, en dépit du fait que les membres du club se considéraient  comme un groupe de discussion dénué d’ambitions politiques personnelles, les préceptes qu’ils établirent visaient à unifier la droite y compris les mouvements nationalistes qui ont joué un rôle déterminant dans la consolidation des mouvements politiques de droite en Turquie. La « synthèse turco-islamique », en tant que mot d’ordre, a constitué le noyau de la nouvelle idéologie qui, par son côté pragmatique, s’est efforcée d’intégrer islamisme et nationalisme. L’un des chantres de la jonction entre nationalisme et religion, n’est autre que Necmettin Erbakan. 

 

Erbakan fonde le Milli Görüş et rejette le kémalisme

La carrière politique d’Erbakan, mentor de Recep Taiyp Erdogan, débute en 1960 : il intègre le parti de la Justice ou Adelet Partisi de Suleiman Demirel (1924-2015) qui est à la tête de la Turquie. Necmettin Erbakan est proche des propriétaires terriens, de la bourgeoisie de province, comme l’était avant lui Adnan Menderes. Ces groupes sociaux s’opposent à la direction du parti auquel ils reprochent de défendre les intérêts des classes dominantes occidentalisées et antireligieuses. Leur porte-parole n’est autre que Necmettin Erbakan et, pour mettre un terme à ce qui risque de le faire éclater de parti, sa direction décide en 1968 de faire élire Necmettin Erbakan, au poste de secrétaire de la chambre du commerce et de l'industrie. Le Premier ministre Demirel croit pouvoir contrôler Erbakan et juguler le mécontentement. Mais Necmettin Erbakan refuse de se soumettre aux injonctions du Parti de la Justice et commence à formuler de violents réquisitoires contre lui et la grande bourgeoisie occidentalisée, ce qui lui permet d’asseoir sa popularité sur les classes populaires religieuses.

Il fera sienne la doctrine  de la « synthèse turco-islamiste  qui ouvre la voie à l’essor de l’islam politique dans le pays.» La place de l’islam est repensée par le biais d’un savant mélange entre les identités turco-ottomanes et musulmanes

 

 

 


[1] https://cimgfrance.fr/index.php/qui-sommes-nous/

[2]  Oran B, Occidentalisation, nationalisme et "synthèse turco-islamique". In: CEMOTI, n°10, 1990.