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Turquie

L'évolution d'Erdogan, entre néo-sultan conquérant à médiateur pour la Paix en Ukraine

Le Dialogue

Le président américain Joe Biden (à droite) fait des gestes pendant que le président turc Recep Tayyip Erdogan s'exprime lors d'une réunion bilatérale en marge du sommet de l'OTAN au centre des congrès Ifema à Madrid, le 29 juin 2022. Photo : Brendan SMIALOWSKI / AFP.

Lors du prochain sommet de l'OTAN à Vilnius le 11 juillet prochain, l'offre américaine à la Turquie d’Erdogan qui consiste à livrer des avions F16 à la Turquie, est sérieusement envisagée en échange de la fin du veto turc à l'entrée de la Suède dans l'OTAN. Un tournant important. Erdogan, qui vient d'être réélu président pour un troisième mandat, veut justement accroître son rôle au sein de l'Otan et demeurer un pôle d'équilibre entre l'Occident et Moscou côté asiatique. Lors du prochain sommet de l'OTAN, la Turquie d’Erdogan va saisir l'occasion idéale de lever son veto à l'entrée de la Suède dans la NAT0 en obtenant un nouveau soutien stratégique de la part des Etats-Unis avec la fourniture d'avions F16.

 

Les récentes élections en Turquie sont le miroir de la Turquie d'aujourd'hui

Les observateurs occidentaux soulignent les défis du nouveau mandat d'Erdogan : reconstruire à partir de zéro les relations avec la Syrie d'Assad ; modérer la politique intérieure par le dialogue avec l'opposition qui est sortie renforcée du vote ; reconstruire les régions du pays frappées par le récent tremblement de terre ; bien intégrer les nouveaux citoyens d'origine syrienne. De plus, Erdogan est déjà de retour dans la campagne électorale, car les Turcs voteront à nouveau en 2024 pour les élections locales et pour le nouveau maire également à Istanbul. Or Erdogan veut une revanche sur les élections locales de 2019 au cours desquelles il avait perdu les élections en laissant les quatre villes turques majeures à l'opposition. Dans ce contexte, le leadership compétitif d'Ekrem İmamoğlu, le candidat kémaliste anti-Erdogan le plus charismatique, a émergé lorsqu’il a été élu maire d’Istanbul en 2019. Cet homme politique, actuellement impliqué dans une affaire judiciaire complexe, s'est imposé comme une alternative valable pour l'après-Erdogan, mais il est actuellement exclu de la possibilité de concourir aux élections de 2024.

 

Le contexte du vote turc

Selon l'universitaire turc Fatih Altaylii, le vote décisif lors du scrutin pour l’élection présidentielle turque viendrait des immigrés syriens : en effet, un million et demi de Syriens ont obtenu la nationalité turque ces dernières années grâce à Erdogan...

D'autres observateurs soulignent la débâcle de l'opposition dans le vote à l'étranger, où la nostalgie d'une Turquie globalement forte identifiée à Erdogan a prévalu, surtout dans la diaspora européenne de l’Ouest. Selon nous, le changement d'alliance du candidat nationaliste dissident, Sinan Ogan, a été décisif, car il a déplacé des voix essentielles en faveur du président sortant.

Les élections ont confirmé les ambitions impériales d'Erdogan qui semblent bien plus efficaces que celles de son voisin au Kremlin : le dirigeant turc entend restaurer, autant que possible, l'espace géopolitique historique de l'Empire turc-ottoman par son action politique internationale.

La Présidence d'Erdogan se poursuit donc, après les élections, par une confirmation à la tête de l'État, quoique limitée, avec un peu plus de 50% des suffrages, de son mythe personnel et de son ambition comme père refondateur de l'histoire de la Turquie post-kémaliste du XXIe siècle. 

En fait, la victoire est intervenue à l'occasion du centenaire de la création de la République turque, et Erdogan s'avère ainsi être fort d’une durée de pouvoir plus longue que celle d'Atatürk, le fondateur de la Turquie républicaine laïque et moderne. Lors de ces élections, Sinan Ogan, le chef du Parti de l’Alliance ancestrale et ex-membre du MHP (loups gris, alliés actuels d’Erdogan et donc de l’AKP au parlement), le plus grand mouvement de la minorité d'opposition, a changé les cartes sur la table lors du vote en se rapprochant et en s'alliant à l’AKP d’Erdogan et à sa coalition islamo-nationaliste, trahissant d’ailleurs ainsi les attentes d'une partie de ses électeurs.

 

Le soutien pragmatique des acteurs régionaux et mondiaux à Erdogan

Erdogan s'est également appuyé sur les nombreuses puissances religieuses, économiques et internationales fortes qui le soutiennent de facto dans son multipolarisme et son non-alignement opportuniste: le rôle de la religion islamique émerge fortement dans la politique intérieure et extérieure d'Erdogan, reléguant la laïcité de l'État au second plan, notamment dans l'enseignement scolaire des jeunes, dans la politique démographique et dans la promotion de la délaïcisation progressive de la nation. Et cette politique « conservatrice », également adoptée par la Russie de Vladimir Poutine, rencontre un certain succès dans le « Sud Global », d’où la rhétorique anti-LGBT des deux autocrates contre la « perversion occidentale » et le danger de l’occidentalisation pour les valeurs familiales, nationales et traditionnelles.

Quant aux puissances internationales fortes, ce n'est pas un hasard si les premiers à féliciter le président réélu ont été Vladimir Poutine et son homologue du Qatar, qui l'a qualifié de « frère », ou encore le dirigeant populiste hongrois Victor Orban, lequel a même écrit un message de félicitations en turc pour l'occasion au néo-sultan : la famille mondiale des autocrates se renforce donc et se compacte.

La forte puissance de la Russie, en plus de collaborer avec la Turquie sur la question complexe du transport de céréales vers la mer Noire depuis l'Ukraine, collabore d’ailleurs à la construction d'une centrale atomique en Turquie, à la création d'un nouveau gazoduc puis collabore à de nombreux autres projets de coopération industrielle et financière bilatéraux.

 

Les raisons du nouveau succès d'Erdogan

En fin de compte, Erdogan a gagné précisément parce qu'il a redonné au pays non seulement une fierté « national-islamique » mais aussi augmenté le pouvoir continental de la Turquie sur l'Asie occidentale, ce qui a rappelé et poursuivi – certes avec d'autres moyens et méthodes - le pouvoir impérial autocratique turc ottoman du passé, d’où le slogan du néo-sultan consistant à « faire du XXIe siècle un siècle turc » …

Au premier tour du scrutin, la campagne électorale était centrée sur l'économie : sur la revitalisation de l'économie turque et sur la reconstruction post-séisme dans les zones touchées par le récent tremblement de terre.

Le plan économique d'Erdogan prévoit une transformation urbaine des grandes villes, avec une croissance expansive des villes, de vastes projets d'infrastructures énergétiques, routières et industrielles, la mise en place d'un nouvel État-providence, qui imite les méthodes occidentales, des dépenses de défense plus élevées, et la définition d'une action de diplomatie économique par la Turquie, mise en évidence par les négociations sur le transit du blé ukrainien en mer Noire et par celles sur les gazoducs asiatiques et la nouvelle intégration économique de proximité avec la Russie. 

Au second tour, le débat s'est déplacé sur l'immigration et notamment sur celle des Syriens : Erdogan a promis de rapatrier 600 000 Syriens et de les faire réinstaller dans la région d'Alep, créant ainsi de nouvelles frictions potentielles avec les Kurdes du nord de la Syrie. Véritable grand écart, Erdogan a pu compter sur le vote des Syriens devenus turcs tout en surfant sur la démagogie antisyrienne et anti-immigration, proposant d’ailleurs de faire sortir de Turquie de nombreux migrants syriens : cette double voie est certes plus qu’ambiguë, mais elle s’est avérée fort efficace sur le plan électoral.

Cette démarche démagogique l'a également rapproché du président syrien Assad, avec qui Erdogan veut se réconcilier pour réduire les problèmes découlant pour la Turquie de l'immigration syrienne et du conflit en Syrie. Certes, dans ce conflit, la Turquie détient un rôle essentiel et tendanciellement expansionniste, mais comme dans tant d’autres domaines, Erdogan a joué très efficacement ses intérêts géopolitiques multiples sur deux tableaux.

Poursuivant l'analyse des élections de mai 2023, on peut dire que la moitié de la Turquie a dit non en votant pour le candidat Kiliçdaroglu, et parmi ces opposants à Erdogan on trouve nombre d’intellectuels, de jeunes modernistes et de femmes, exaspérés par l’obscurantisme et l’autoritarisme national-islamiste du nouveau sultanat d’Erdogan à peine masqué derrière le vernis démocratique d’une énième élection apparemment déroulée de façon légale.

Pourtant, malgré cette défaite de l’opposition, quelque chose a bougé en Turquie : la société civile et la politique turques expriment désormais des propositions de gouvernance totalement alternatives et assez fortes pour remettre en cause le pouvoir quasi absolu du satrape d'Ankara.

 

Le rôle international de la Turquie après les élections

A propos du rôle international de la Turquie, il est clair qu’après le vote, le monde en partie multipolaire d'aujourd'hui a besoin d'un leadership régional fort, ceci dans un contexte d'affaiblissement du leadership mondial de Poutine et de Macron et du rôle de négociateur discret de Xi en Chine.

Géopolitiquement, la Turquie est aujourd'hui au centre de nombreux dossiers, dont la crise céréalière en mer Noire et la nouvelle et inédite alliance spéciale russo-turque, même du côté militaire, ce qui rend incohérente la présence de la Turquie dans l'OTAN.

A cela s'ajoute l'émergence des Turcs sur la mer Noire, où face aux difficultés russes et ukrainiennes, ils sont en fait paradoxalement des arbitres neutres et des maîtres des horloges du commerce sur la mer Noire elle-même.

La concurrence commerciale et financière directe, naissante en Asie et au Moyen-Orient, entre Turcs et Arabes, au sein de l'essor économique global du monde oriental, est un autre dossier essentiel. Rappelons que dans l'histoire, le monopole turc n'a pas subi de réelle concurrence, car durant des siècles, il n'y a pas eu d'indépendance réelle du monde arabe tandis qu’actuellement, la grande puissance économique et financière multilatéraliste des Émirats, celle du Qatar, de l'Arabie, et même la puissance géopolitique et démographique de l'Égypte comptent bien plus dans un échiquier mondial où le monde arabe assume un rôle central dans les affaires internationales et régionales, tant du point de vue de la diplomatie que de l'économie.

 

La politique intérieure turque a-t-elle changé après le vote ?

En revanche, concernant la politique intérieure turque, on peut dire qu'Erdogan a essayé ces dernières années de réformer la Turquie, mais il l'a fait à son image, donc presque comme un chef d'État des anciens pays soviétiques... Erdogan a réprimé l'opposition comme et parfois plus que Poutine, même face à l'étrange et controversée tentative de coup d'État de 2016. Dans le même temps, en politique étrangère, le dirigeant turc a récemment relancé le rôle et l'image internationale de la Turquie, créant ainsi un nouveau climat dans la diplomatie turque. Il a d'abord joué un rôle de médiateur dans la crise ukrainienne, qui s'est avérée la plus réaliste et la plus concrète avec celle du président Macron et des Israéliens, puis il a joué un rôle décisif dans la médiation de la crise russo-ukrainienne du blé en collaboration avec les nations unies.

 

L'avenir politique de la Turquie

A contrario, il est juste de se demander à quoi ressemblera l'après Erdogan dans l'avenir, même si son adversaire malchanceux, Kemal Kiliçdaroglu, un homme âgé qui n'a pas le charisme que l’on serait en raison d’attendre d’un « Gandhi turc », n'appartient pas à l'avenir politique du pays. Ce manque de charisme s’est soldé par la défaite électorale. Cela dit, Erdogan ne suffit pas à la Turquie d'aujourd'hui, en pleine croissance sociale, technologique, démographique et économique, mais aussi en pleine croissance démocratique, comme en témoigne la convergence de nombreuses forces d’opposition autour de la candidature de Kiliçdaroglu, qui a en fait perdu de très peu et est passé pas loin d’une victoire.

Durant ces années de pouvoir, Erdogan a commis la même erreur que Poutine : celle de se transformer en « Robespierre turc » lors du putsch raté de 2016 et ensuite, puis d'imposer une pseudo-« dictature souple », donc un pouvoir autocratique même si habillé de démocratie électorale, à un pays dont la moitié a un désir de démocratie libérale à l’occidentale et donc de vraies libertés consolidées. Son penchant pour la partie la plus intégriste, la moins éduquée et la plus archaïque du pays, à la manière presque trumpienne, fragilise d'emblée son pouvoir. Je rappelle l'anecdote politique selon laquelle, il y a déjà de nombreuses années, avant l'arrivée au pouvoir du néo-sultan, des intellectuels turcs ont demandé à des politologues italiens comment créer en Turquie l'équivalent du parti historique italien centriste « DC » (Démocratie Chrétienne), et la décliner en « Démocratie islamique turque, c'est-à-dire un parti séculaire qui unit religion et politique sur des bases laïques. Erdogan a certes tenté de faire cette synthèse au début de son règne (2002-2008), mais il avait un agenda autoritaire caché et a fait évoluer son pouvoir de façon de plus en plus autoritaire et autocratique.

 

L'évolution de la démocratie en Turquie

Ce n'est donc qu'à partir d’un « printemps turc » et d'une renaissance démocratique véritable qu'une Turquie libre et nouvelle pourra renaître. D’après une analyse faisant autorité qui émane de la Carnegie University Peace Foundation, Ekrem İmamoğlu, l’un des leaders jeunes du CHP (le parti républicain du peuple) et charismatique maire d’Istanbul, pourrait être le leader de la future Turquie démocratique post-Erdogan, si toutefois ses affaires judiciaires et donc les obstacles à sa candidature en 2024 venaient à être levés. De fait, un déficit démocratique subsiste toujours dans le pays, et la Turquie d'Erdogan poursuit sa palingénésie et sa métamorphose vers un régime constitutionnel présidentiel non plus parlementaire, mais personnel, dans lequel l'espace des oppositions et des minorités pourrait encore se réduire. Toutefois, Erdogan, en bon « satrape oriental », en plus de construire une république présidentielle à son image, aspire à accéder à un quatrième mandat et à se renforcer indéfiniment alors que la Turquie a objectivement besoin de plus de démocratie et moins de gérontocratie autoritaire.

 

Les nouveaux équilibres internationaux en Asie

Compte tenu du renforcement du rôle international d'Erdogan après les élections, on peut dire en conclusion que, dans les configurations géopolitiques actuelles de l'Asie et de l’Eurasie donc, géopolitiquement, surtout après ces élections turques, le néo-sultan Erdogan, le néo-empereur chinois-néo maoïste Xi puis le président national-hindouiste Modi en Inde, restent aujourd'hui les leaders les plus forts d’une Asie en pleine expansion démographique et économique.