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Ukraine/Russie

Les leçons de la mort d’Evguéni Prigogyne

Le Dialogue

Un drapeau portant le logo du groupe de mercenaires privé Wagner flotte au-dessus d'un portrait du défunt chef du groupe paramilitaire Wagner, Eugène Prigojine, dans un mémorial machiste à Moscou, le 27 août 2023. La mort d'Evgueni Prigojine, chef du groupe paramilitaire Wagner, à la suite un accident d'avion survenu le 23 août 2023 a été confirmé par une analyse génétique formelle, a déclaré la commission d'enquête russe le 27 août 2023. Photo : NATALIA KOLESNIKOVA / AFP.

 

 

L'étrange éclipse de Prigojine stoppée net un an avant les élections au Kremlin…

“C’était un homme talentueux, au destin difficile". C’est ainsi que, le 24 août 2023, le président russe Vladimir Poutine a défini Evgueni Prigojine en se souvenant de lui. Exactement deux mois après la marche sur Moscou, l'histoire humaine tragique d'Evgueni Prigojine, un personnage russe quasiment mythologique désormais entré dans l'histoire pour sa tentative “non conventionnelle” de tenter d'accéder au pouvoir en Russie, s'est terminée le 23 août. 

 

La fin d'une époque en Russie ?

L'histoire de l'aventurier russe Prigojine rappelle, à certains égards, celle du personnage du célèbre film de Stanley Kubrick : Barry Lindon, qui raconte l'histoire d’une ascension sociale d’un entrepreneur anglais des années 1700. Prigojine, qui partage des origines prolétariennes populaires avec Poutine, vient pratiquement de nulle part, s'édifiant lui-même de manière aventureuse dans l'ombre du pouvoir de Poutine, depuis ses premières expériences politiques jusqu'à peu. Il s'était en fait construit en synergie avec la mafia russe naissante (années 1980-1990) dont il était de facto le patron et le leader à Saint-Pétersbourg. Homme aux mille visages et métamorphoses, il est passé sans effort des restaurants aux entreprises militaires et politiques, jusqu'à se brûler, tel un Prométhée ou un Icare moderne (personnages de la mythologie grecque) en défiant le tsar régnant au Kremlin, et en s'envolant pour Moscou... Ce défi sans précédent, dont on ne trouve des équivalents qu’au Moyen Âge russe le plus lointain, à l’époque de la Principauté de Kiev, s’est soldé avec une énième victoire de Poutine, qui s'impose désormais comme un Ivan le Terrible contemporain (le tsar Ivan, surnommé le Terrible pour sa férocité, à l'époque de la Renaissance). La fin de Prigojine a donc la réaffirmation du pouvoir national central russe et elle a lancé Poutine dans une trajectoire de poursuite et même de dépassement de la primauté du règne sans partage de Staline, qui resta en place depuis 31 ans, sachant que Poutine est au pouvoir depuis 1999, donc déjà depuis 24 ans.

 

Le mois d'août avait déjà été un “mois de percées” pour Moscou dans le passé.

Il y a de nombreuses années, en Russie, le 19 août 1991, en pleines vacances d’été et dans un apparent calme fait de trêve politique, fut perpétrée une tentative de coup d'État contre Michail Gorbatchev, le célèbre dirigeant soviétique auteur de la Perestroïka et de la Glasnost. La tentative de coup d'État de 1991 fut ensuite qualifiée par les historiens de “ putsch d'août “. Parmi les conspirateurs du coup d'État manqué, organisé à l'époque par Guennadi Janaev, se trouvait d’ailleurs le général Surovikhin, sur lequel nous reviendrons plus bas, et qui a été récemment évincé à son tour par l'establishment russe. Sachant que la tentative de coup de force de Prigogine a eu lieu durant l'été, le 24 juin dernier, il semblerait donc que le règlement des comptes a Moscou privilégierait les mois d'été… Ajoutons un autre détail significatif sur la situation qui a prévalu à Moscou en août 2023: après des mois de spéculations sur le sort du général putschiste mentionné plus haut, Surovikhin, le seul à s'être prononcé en faveur de Prigojine en juin, le 22 août, ce même général qui avait participé à la tentative de coup d'État de 1991, donc récidiviste, a été remplacé subitement, comme annoncé par l'agence Ria Novosti, par Viktor Azfalov, le chef d'état-major des forces aéronautiques russes, dans sa nouvelle charge de commandant des forces aérospatiales russes. Cette nouvelle aurait dû sonner comme, à tout le moins, un signal d'alarme, mais Prigojine préférait retourner à Moscou malgré les risques, cette fois-ci en avion, d’ailleurs, se sacrifiant ainsi de facto à sa cause, involontairement révolutionnaire, qui déstabilisait et révolutionnait le statu quo poutinien.

 

Quelques coïncidences significatives

L'histoire s'écrit à distance, même si elle se produit dans la vie quotidienne : l'incident ou l'attaque qui a éliminé Prigojine et son état-major de la milice Wagner s'est objectivement produit en présence de coïncidences significatives :

1) Le 23 août, jour de la mort tragique du magnat russe Prigojine, est le jour de la Journée nationale du drapeau russe en Russie : une étrange coïncidence pour un chef de milice accusé de trahison par le chef du Kremlin…

2)  Tver (Kuzhenkino), le lieu de l'accident, se trouve à environ 300 km au nord-ouest de Moscou, et la marche des Wagner sur Moscou a été arrêté à 300 km au sud-ouest de Moscou, comme pour souligner un message du pouvoir russe : “Prigojine n'est pas un nouveau Jules César et ne peut pas franchir le limes du Rubicon pour conquérir Moscou”. Rappelons à nos auditeurs qu’il y a 2000 ans, dans la Rome antique, le général romain Jules César devenait dictateur romain avec une avancée militaire vers Rome après avoir franchi le Rubicon interdit. En fait, la véritable erreur fatale de Prigojine a été de ne pas vaincre Moscou avec les armes, même s’il est vrai que n’importe quel chef ne peut pas devenir Napoléon ou Jules César et que s'il a tenté jusqu’au bout de mettre en œuvre son supposé projet de coup d'État, comme celui de 1991, il se serait écrasé contre l'armée russe, peut être inefficace en Ukraine, mais suffisamment forte pour contrôler militairement correctement la défense de Moscou.

3) Le symbole de la ville de Tver est une couronne posée sur une table, là encore presque comme pour indiquer que le pouvoir était à la portée de Prigojine, mais qu'il ne pourrait jamais l'atteindre.

4) La ville de Tver s'appelait Kalinine à l'époque soviétique, en l'honneur du président russe du même nom, considéré par les historiens comme une ombre de Staline et de peu de poids politique. Jusqu'en 1990, la ville portait donc le même nom que Kaliningrad, l'enclave russe d'Europe de l'Est qui, couloir de Sowalki, fut l'objet du dernier défi européen des Wagner, celui de s'infiltrer en Pologne. Le président polonais Duda a d’ailleurs déclaré craindre une incursion de la milice Wagner en Pologne installée en Biélorussie à la frontière.

5) Le 23 août était également le jour du sommet des BRICS, en Afrique du Sud, un sommet que la Russie ne pouvait pas présenter à la face du monde avec de fortes divisions internes - réelles ou présumées - ni avec un pouvoir central affaibli et incertain.

La fin de Prigogine devient donc fort utile ce jour-là afin de confirmer la solidité de la puissance russe, tant au niveau national qu’au niveau des relations internationales et globales. Ainsi la fin violente du chef de la milice Wagner (dont les membres non justiciables de “fautes graves”, sont intégrés dans la garde nationale et dans l’armée depuis fin août 2023) est devenue une “carte de visite” du pouvoir russe au sommet de Johannesburg, certes une signature de sang pour une hypothétique “trahison”, qui était en réalité un jeu de pouvoir ou un jeu de tour dans l'entourage de Poutine, mais qui ne devait pas rester impunie.

6) Ironiquement, Prigojine est devenu un héros national involontaire, à la fois dans la lutte contre Poutine et contre l'autocratie en Russie puis dans celle contre le néocolonialisme occidental en Afrique: même dans son dernier message vidéo du Mali, pays postcolonial avec de forts intérêts géopolitiques français, Prigojine a lancé un “appel à tous les peuples et États africains”, quelques jours seulement avant le sommet de BRICS en Afrique du Sud, exhortant les Africains à se ranger du côté de Wagner et de la nouvelle Grande Russie, contre les Occidentaux et pour la liberté de l'Afrique”...

Ajoutons qu’en outre, le chef des Wagner a connu - par une coïncidence fatale - le même sort qu'Enrico Mattei, l'héroïque président italien de l'ENI, éliminé par une attaque contre son avion  le 27 octobre 1962, peut-être mise en œuvre en synergie par les services secrets anglais, français et américains, au service des intérêts communs des compagnies pétrolières anglaises, françaises et anglo-américaines à qui il “volait” des espaces de marchés et des ressources en Afrique, puisqu’il proposait aux pays producteurs – notamment africains - des accords commerciaux gagnant-gagnant. 

 

D’autres ennemis que Poutine ?

Peut-être Prigojine avait-il d'autres ennemis, outre le Kremlin et les Ukrainiens : il mettait en effet la main sur les gisements d'uranium français au Niger et d’autres ressources convoitées par des pays occidentaux, et il gérait ainsi de trop nombreux échanges, des mines de diamants, d'or ou de pétrole, de plus en plus contrôlées et protégées par les miliciens du groupe Wagner. Peut-être qu’en proposant d'expulser les “exploiteurs” occidentaux d'Afrique, il a touché à des intérêts mondiaux plus grands et plus féroces encore que ceux de ses rivaux en Russie... Comme cela arrive toujours dans de tels cas, les enjeux d’intérêts politiques, militaires et financiers internationaux ont donc balayé le pouvoir naissant des Wagner en Afrique. Enfin, Prigogine luttait contre les djihadistes en Afrique : nul doute que les maîtres économiques et financiers des groupes fondamentalistes et jihadistes ont ouvert (s’ils en boivent en cachette) le champagne quelque part dans le golfe arabo-persique.

 

Les conséquences de la fin de Prigojine

Alors que le monde s'interroge sur le sort de la milice mondiale Wagner, il existe trois véritables alternatives :

1)Une intégration totale et une renormalisation improbable au sein de l'armée russe et dans la garde nationale (qui a déjà commencé en partie pour les éléments les moins “dangereux” pour le Kremlin issus de Wagner).

2)Une transformation des Wagner en équivalent occidental des djihadistes, c'est-à-dire en une masse de terroristes mercenaires mondiaux, recyclés au service des mafias et des puissances financières dérivées, pas forcément russes d’ailleurs, car parfois même européennes ou africaines.

3)Une nouvelle révolte des dirigeants de Wagner en Biélorussie ou en Russie, qui tenteraient de renverser le dogme du pouvoir absolu de Poutine.

Il est clair qu’en Afrique, parmi les conséquences de la dispersion de la diaspora du groupe Wagner, il y aura inévitablement une nouvelle avancée de la guérilla islamique, avec le risque que le Niger passe directement sous le joug d’un nouvel État totalitaire islamique, en cas d'avancée des jihadistes. En Europe, l'Ukraine et la Pologne ont désormais formellement un ennemi de moins, en l'absence des Wagner, si la milice venait à être détruire et ou absorbée par les armées du Kremlin, mais elles pourraient néanmoins se “défouler” en attaquant l'Ukraine ou en provoquant la Pologne, depuis les bases dont elles disposent en Biélorussie. En revanche, il est indéniable que dans tous les empires de l’histoire, anciens ou modernes, les Prétoriens, c'est-à-dire les miliciens, ont toujours joué un rôle important dans la définition des équilibres des pouvoirs. Ainsi, les miliciens du groupe Wagner pourraient à nouveau être utilisés, ici ou là, notamment par la partie de l'armée russe la plus “mécontente” de Poutine, afin de les utiliser comme un bélier contre le pouvoir de Moscou.

 

En guise de conclusion

Prigojine était presque l’homonyme du physicien et prix Nobel Ilya Prygogine, célèbre pour ses études sur l'entropie thermodynamique or, paradoxalement, la situation entropique et confuse de la Russie pourrait bientôt produire de nouveaux rebondissements sensationnels… Au fil du temps, la puissance russe nous a habitués à des changements inattendus et imprévisibles. Rappelons que dans les informations de la Pravda, l’organe de presse officielle de l’URSS, les maladies mortelles des dirigeants soviétiques étaient considérées comme des “rhumes”, et à un moment donné, même Staline s'est retrouvé empoisonné dans des circonstances mystérieuses. D'autre fois, comme dans le cas de Khrouchtchev, Gorbatchev et Eltsine, le changement de pouvoir à Moscou s'est produit de manière moins sanglante, mais toujours sensationnelle. Nous sommes à présent désormais à la veille d'autres tournants qui pourraient survenir avec les élections de 2024 ou dans d'autres circonstances historiques. En fait, deux candidats possibles au Kremlin qui sont des opposants irréductibles sont désormais hors-jeu et en état d’arrestation : Navalny est en prison et Surovikhin a été arrêté ou écarté du pouvoir militaire. Pendant des années, Medvedev a été un candidat fantôme après le départ momentané de Poutine de la présidence, et cet ex-numéro deux utile de Poutine fait tout ce qu’il peut d’ailleurs pour rester au centre de l'attention et pour s'imposer comme plus royaliste que le roi. Toutefois, l'histoire générale et en particulier de la Russie nous ont habitués à des surprises très particulières… En fait, le résultat de “l'opération spéciale” de l’armée russe en Ukraine ainsi que l'avenir de l'économie financière russe seront décisifs pour savoir ce que sera la Russie de l'après-Poutine. Une chose est cependant certaine : quel que soit le prochain dirigeant russe, il devra plaire à ses partenaires des BRICS, et il voudra plaire à son allié chinois Xi Jinping qui représentent des intérêts communs essentiels pour la  future Russie