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Editos

Crise aux États-Unis : Vers une seconde Guerre de Sécession ?

Illustration Firefly
Illustration Firefly Adobe / Freepik, montage Le Dialogue.

Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Il est le rédacteur en chef du Dialogue. Ses derniers ouvrages : Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021) et Abdel Fattah Al-Sissi, Le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

 

En décembre dernier, le blockbuster de Netflix, Le Monde après nous, (le titre original en anglais, plus parlant, étant « laisser le monde derrière nous » - « Leave the world behind us ») était un thriller psychologique post-apocalyptique et un huis clos étouffant qui évoquait une famille en vacances aux prises à des situations mystérieuses et ultra-spectaculaires et à la survenue d’évènements progressivement apocalyptiques. Sans révéler l’origine exacte de ce chaos ambiant, nous apprenons lors d’une fin assez étrange, que New York est en train d’être massivement bombardée et que le gouvernement américain est victime d’un vaste et brutal coup d’État fomenté par des forces armées rebelles… 

Le 17 avril prochain, sortira au cinéma un film britannico-américain, réalisé par Alex Garland et intitulé Civil War. Cet œuvre de fiction traite quant à elle, dans un futur proche, du périple de journalistes qui traversent des États-Unis en proie à une guerre civile engloutissant le pays tout entier et opposant un gouvernement fédéral devenu une dictature à des milices extrémistes…

Hollywood nous a habitué depuis bien longtemps à ces films apocalyptiques grands spectacles qui retranscrivaient sur les écrans, souvent avec succès et à grands renforts d’effets spéciaux, l’effondrement des États-Unis et les pires cauchemars de la société américaine selon les époques. Fort heureusement, avec le recul, la plupart de ces dystopies ne se sont jamais réalisées.

Or, au regard des évènements américains de ces derniers jours et au prisme des dernières productions citées plus haut, il semblerait, de manière assez inquiétante, que l’actualité soit bel et bien en train de rattraper la science-fiction et l’anticipation…

 

Quand le Texas se rebelle !

En effet, depuis quelques semaines, la situation se tend de plus en plus entre Washington et l’État du Texas. En cause : la question de l’immigration. 

Alors que la plupart des médias français et européens n’évoquent pas, ou très rapidement, ce qui se déroule au Texas, la situation est pourtant extrêmement préoccupante et historique.

Il faut d’abord rappeler que le Texas doit faire face à une immigration incontrôlée et record puisqu’entre octobre 2022 et août 2023, 2,2 millions de personnes avaient encore franchi illégalement la frontière mexicaine. En décembre dernier, ce n’est pas moins de 10 000 clandestins par jour qui sont entrés aux États-Unis par le sud !

Depuis plusieurs mois pourtant, des négociations sont en cours au Congrès, à Washington, pour faire face à cette nouvelle crise migratoire de grande ampleur. Mais démocrates et républicains ne parviennent pas à s’entendre.

D’autant que Donald Trump avait exigé que les républicains ne votent pas un accord qui semblait être trouvé. L’ancien président jugeant que celui-ci était encore trop modéré et insuffisant, et surtout, qu’il était le seul à pouvoir résoudre ce problème lorsqu’il sera revenu à la Maison Blanche…

En attendant, revenons sur les faits et le cours des évènements.

En juillet 2023, le gouverneur de Texas, Greg Abbott, proche de Trump, avait fait installer une barrière flottante sur le fleuve Rio Grande, véritable frontière naturelle entre les États-Unis et le Mexique. Composée de fils barbelés et de lames de rasoir attachées à des bouées, elle était conçue pour blesser et empêcher ainsi les migrants de s’y agripper après avoir traversé à la nage.

A l’automne 2023, Abbott avait ensuite décidé d’ériger une nouvelle barrière, cette fois entre le Texas et l’État du Nouveau-Mexique, dirigé par un gouverneur démocrate. Là encore, la finalité était d’empêcher les passages clandestins vers son État. Or l’immigration est une prérogative fédérale et ce n’est pas aux États de décider quelle politique mener.

C’est pourquoi en décembre, la police des frontières, qui dépend directement du gouvernement fédéral de Washington, a coupé les barbelés texans pour secourir des migrants en détresse. Le gouverneur du Texas a donc saisi la justice de l’État pour contester cette initiative et une cour conservatrice texane lui a donné raison. La police n’avait donc plus l’autorisation de couper les barbelés…

 Le Texas a ainsi envoyé la Texas Army National Guard – l'armée de l'état du Texas – contre les forces fédérales pour reprendre le contrôle de la frontière mexicaine, pour refouler les clandestins et empêcher les agents fédéraux de l’U.S. Border Patrol, la patrouille frontalière américaine, ainsi que ses bateaux, d'entrer et de patrouiller dans la « zone texane ».

Le 10 janvier, le Département du Homeland Security a attaqué l'État du Texas devant la Cour Supreme pour le condamner et faire retirer la Texas Army National Guard de la frontière US. 

Le 22 janvier, la Cour Suprême a donc cassé la décision de la justice texane. Et le Texas de répondre : « le Département militaire du Texas (TMD) a récemment saisi et sécurisé Shelby Park... Le Texas continuera de défendre les pouvoirs constitutionnels d’autodéfense de cet État ». 

Le 24 janvier, le gouverneur du Texas renchérit en publiant un communiqué : « Le gouvernement fédéral a rompu le pacte entre les États-Unis et les États. L'exécutif des États-Unis a le devoir constitutionnel d'appliquer les lois fédérales protégeant les États... Le président Biden a refusé d’appliquer ces lois et les a même violées... Le président Biden a demandé à ses agences d'ignorer les lois fédérales... Les visionnaires qui ont rédigé la Constitution américaine prévoyaient que les États ne devraient pas être laissés à la merci d’un président sans foi ni loi qui ne fait rien pour arrêter les menaces extérieures... »

Il ajoute, en évoquant la Constitution américaine : « J’ai déclaré une invasion en vertu de l’article I, § 10, clause 3 pour invoquer l’autorité constitutionnelle du Texas pour se défendre et se protéger. Cette autorité est la loi suprême du pays et remplace toute loi fédérale contraire ».

L’utilisation du terme « invasion » n’est pas anodin puisque les États membres de l’Union peuvent outrepasser leurs droits dans quelques rares exceptions. Ainsi, ils ne peuvent pas par exemple « s’engager dans une guerre » sauf si, d’après la Constitution, ces États sont « réellement envahis ou face à un danger si imminent qu’il ne permette aucun retard ». Une disposition imaginée pour permettre aux États américains de se défendre au XIXe siècle en attendant la cavalerie fédérale…

Le Homeland Securtiy donne alors un deuxième ultimatum au Texas pour donner accès aux agents fédéraux de la patrouille frontalière d'ici le 26 janvier 2024.

Mais le 25 janvier, 25 gouverneurs républicains des États-Unis ont apporté leur soutien à leur collègue texan. L’éditorialiste de Fox News, Greg Gutfeld avait alors alerté que « hypothétiquement, une guerre civile approche. Ça arrive. Nous avons 24 États du côté du Texas, cela nous laisse 26 de l’autre » !

Et le 26 janvier, 10 États (Arkansas...) envoient leurs propres Army National Guard en renfort du Texas contre les forces fédérales, et sécuriser la frontière US. De même, des milices de civils seraient prêtes à les rejoindre…

Comme le rappelle Mathieu Bock-Côté : « cette crise (de l’immigration) n’est pas nouvelle. Depuis les années 1990, on s’inquiète, dans les États frontaliers, d’une forme de mexicanisation du sud, de son hispanisation. En gros, les États du sud ont changé de culture et d’identité, car ils ont changé de population. C’est ce qui fait qu’un mouvement s’est mis en place pour assurer le statut de l’anglais comme langue officielle dans certains États. 

Oui, aussi étrange que cela puisse paraître, il faut imaginer des Américains inquiétés pour l’avenir de leur identité et pour celle de l’anglais dans leur pays. Samuel Huntington, le grand politologue a même consacré au début des années 2000 un ouvrage devenu classique : Qui sommes-nous ? ».

Pour l’heure, la situation est grave. Et ce qui frappe l’historien que je suis, c’est que cette crise constitutionnelle rappelle de façon inquiétante celles qui ont précédé la Guerre de Sécession de 1861 (« The Civil War » pour les Américains) !

Certes, nous n’en sommes pas encore là. Et il faut savoir raison garder.

Si le gouverneur du Texas persévère, Joe Biden a plusieurs options : continuer à négocier (à cause des élections à venir) ou fédéraliser la Garde nationale texane pour la placer sous ses ordres, menacer d’envoyer l’armée pour faire céder le gouverneur.

En leur temps, Eisenhower et Kennedy y avaient été contraints…

Pour Greg Abbott, mais aussi pour ses administrés et la majorité des Américains, et à juste titre, « l’immigration est le problème n°1 en Amérique. Les Américains veulent une frontière sûre. Si Joe Biden fédéralise notre Garde nationale, ce serait la plus grande erreur politique qu’il puisse commettre, et c’est pourquoi je pense qu’il ne le fera pas ». 

Abbott a raison car près de 80% des Américains des États du sud (Latinos compris !) soutiennent une politique ferme anti-migratoire comme également nombreux électeurs du centre-droit du parti démocrate !

Quoi qu’il en soit, l’Empire américain est déjà en difficulté à l’international et de plus en plus sérieusement contesté dans sa prétention à la direction du monde, depuis 2021 et à cause de la politique inconséquente de l’administration démocrate. L’idéologie de cette dernière est également en train de finir la désagrégation de l’intérieur l’Empire en accentuant les tensions et les fractures profondes du pays. Notamment la plus importante du moment (comme en Europe d’ailleurs), celle entre une minorité déconnectée des réalités, la caste dirigeante progressiste/wokiste/mondialiste et le « populisme » conservateur, soutenu par la grande majorité silencieuse (de moins en moins grâce à la révolution numérique et les réseaux sociaux) du peuple, celle de l’Amérique profonde, « l’Amérique périphérique » (cf. La France périphérique de Christophe Guilluy) victime de l’immigration incontrôlée, la désindustrialisation… en un mot, de la mondialisation malheureuse.

On l’a dit, aussi impressionnant soit-il, le choc actuel entre Austin et Washington ne débouchera pas inéluctablement sur un affrontement armé. Il faut l’espérer. Or après l’assaut du Capitole par des partisans de Donald Trump en colère après sa défaite en janvier 2021, ce nouvel épisode illustre l’essoufflement de la démocratie américaine. Surtout que d’autres orages aux conséquences imprévisibles pointent déjà à l’horizon.

Si Donald Trump parvient à se présenter en 2024 et qu’il perd finalement « à la régulière », nous pouvons assister à la rigueur à de nouveaux troubles. Mais plus grave, qu’adviendrait-il si le « Super (car il a déjà fait ses preuves !) Champion » de cette fameuse Amérique périphérique, exaspérée et littéralement à cran, et dans lequel elle met tant d’espoir, était empêché, pour une raison ou une autre, de se présenter ? 

Un scénario déjà très angoissant pour l’image de la première et plus grande démocratie occidentale mais également pour l’avenir même de la cohésion et l’unité du pays…