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Editos

17 heures, heure du Caire 5

Le Dialogue

Quand Sadate dit à Nabawi Ismaïl :
« As-tu déjà vu une farce plus grotesque que celle-là ? »

À la fin du règne du président Anouar el-Sadate, plus précisément en 1979, certains courants se réclamant de la gauche — les gauchistes — s’engagèrent avec une virulence croissante dans des activités d’opposition au président, en s’alliant paradoxalement avec les mouvances de l’islam politique. Tous se retrouvaient désormais dans le camp de l’opposition au régime, notamment après la visite historique de Sadate à la Knesset israélienne.

Une vaste campagne de critiques fut alors lancée, menée par des figures emblématiques de la gauche dans divers domaines. Elle coïncida avec un complot de la Gamaa al-Jihad, dirigée par Mohamed Abdel-Salam Farag, visant à assassiner Sadate. Ce projet débuta par une alliance avec la branche de Karam Zahdi au sein de la Gamaa al-Islamiya, qui se distingua plus tard en adoptant le pistolet comme emblème, contrairement à l’autre faction qui avait auparavant rejoint les Frères musulmans et choisi pour symbole le Coran flanqué de deux sabres croisés.

La rencontre célèbre entre Kamal al-Sananiri et le docteur Abdel-Moneim Aboul-Fotouh, alors l’un des principaux dirigeants de la Gamaa al-Islamiya, ouvrit grand la porte à l’adhésion d’un grand nombre de cadres de ce mouvement aux Frères musulmans. Parmi eux figuraient Mohieddine Ahmed Issa, Aboul-Ela Madi, Essam el-Erian, et d’autres encore.

Trois fronts se mirent alors en mouvement — la Gamaa al-Jihad avec sa nouvelle alliance, certains courants de la gauche dans toute leur diversité, et les Frères musulmans — chacun élaborant à sa manière un projet pour se débarrasser de Sadate.
La gauche adopta la stratégie de l’assassinat moral ; l’alliance entre le Jihad et la Gamaa al-Islamiya planifia l’élimination physique du président lors du célèbre défilé militaire d’octobre 1981 ; tandis que les Frères musulmans observaient la scène de près, prêts à fondre sur le pouvoir en cas de vide constitutionnel, ou, à tout le moins, à tirer le maximum de profit des conséquences de l’événement.

Rien de tout cela n’échappait à la lucidité du président Sadate. Lors d’une réunion avec son ministre de l’Intérieur, Nabawi Ismaïl, il lança, avec son ironie coutumière, cette phrase devenue célèbre et encore répétée aujourd’hui :
« Les gamins de la Gamaa islamique se sont mis d’accord avec les gamins communistes… As-tu déjà vu une farce plus grotesque que celle-là ? »

Sadate savait pertinemment que, par essence, ces deux courants poursuivaient des objectifs différents, reposaient sur des stratégies opposées et défendaient des visions inconciliables, même s’ils semblaient partager un ennemi commun.
D’où son étonnement face à cette alliance contre-nature, que rien ne liait sinon une hostilité aveugle envers le régime.

Sadate fut finalement assassiné par l’alliance entre le Jihad et la Gamaa al-Islamiya, tandis que certains dirigeants des Frères musulmans, qui avaient lu la scène avec clairvoyance, prenaient la fuite à l’étranger. Parmi eux figuraient Moustafa Machhour et Mehdi Akef, qui entreprirent de bâtir l’organisation internationale des Frères musulmans. Celle-ci supervisera plus tard, en 2011, en coordination avec des puissances mondiales et des services de renseignement occidentaux et américains, la plus vaste opération de tromperie stratégique de l’histoire contemporaine du monde arabe : ce que l’on a appelé le « Printemps arabe ».
Un processus qui a détruit plus de cinq pays arabes, provoqué le déplacement de millions de citoyens — en majorité des femmes et des enfants — et ravagé des économies majeures, dont celles de l’Égypte et de la Libye.

Ce qui frappe, c’est que ce qui s’est produit au cœur de ce prétendu « printemps » reproduisait exactement le scénario d’avant l’assassinat de Sadate : certains courants de la gauche s’allièrent de nouveau aux Frères musulmans dans une coalition trouble, dont l’unique objectif était la chute de l’État égyptien, sans se soucier de savoir qui récolterait les fruits de cet effondrement, qui orienterait ensuite le cours des événements, et qui conduirait le navire de la nation vers la rive qu’il désirait — et non celle voulue par le peuple qui avait manifesté à leurs côtés et marché derrière eux.

Ce scénario se répéta dans plusieurs pays, notamment en Égypte contre le régime de Moubarak. Il se conclut par l’accession de Mohamed Morsi al-Ayyat, l’un des dirigeants des Frères musulmans et responsable de leur dossier politique, au palais d’al-Ittihadiya, en dépit des serments solennels par lesquels les Frères avaient juré à leurs alliés qu’ils ne présenteraient pas de candidat à la présidence.

Tout cela fut orchestré par une cohorte de « presseurs de citron » issus de courants multiples, de l’extrême gauche à l’extrême droite, réunis dans le célèbre hôtel Fairmont. Ils portèrent Morsi et l’organisation internationale des Frères musulmans au sommet du pouvoir en Égypte, indifférents aux divergences d’objectifs, de stratégies et d’idéologies, mus uniquement par une haine aveugle du régime. Ils agirent comme quelqu’un qui se crève lui-même les yeux : quatre mois à peine après l’arrivée de Morsi au pouvoir, ils se mirent à gémir, notamment après ce qu’on appela la « déclaration constitutionnelle complémentaire » — en réalité paralysante.

Plus étrange encore, certains disciples de ces acteurs — hélas — continuent aujourd’hui à reproduire les mêmes errements, à travers leur présence dans des institutions et des partis légaux, sans la moindre conscience de l’histoire, répétant stupidement les mêmes expériences, mus par la même hostilité aveugle envers le système.

Je me remémore aujourd’hui la scène de l’alliance de l’hôtel Fairmont et les abîmes où elle a conduit le pays et ses habitants, comme si elle se rejouait sous mes yeux, portée par quelques apprentis et suiveurs qui n’ont toujours pas tiré la leçon.
Et me revient alors cette sentence du grand président défunt Anouar el-Sadate, décrivant ce spectacle absurde :

« Avez-vous déjà vu une farce plus grotesque que celle-là ? »

Paris : 17 heures, heure du Caire.