Le matador, la complainte de Lorca et le rythme de cinq heures du soir
Beaucoup de mes proches — en Égypte comme à Paris — m’ont interrogé sur l’origine de mon choix d’écrire un article quotidien intitulé Cinq heures du soir. Pourquoi cette heure précise ? Relève-t-elle d’une coïncidence, d’une provocation, ou de ce que certains esprits pressés s’emploient à commenter sans comprendre ? Et surtout : qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à écrire avec une telle régularité, jusqu’à faire de cette heure un rendez-vous presque rituel ?
À une époque où l’on somme l’individu de s’expliquer à chaque geste intime, même lorsqu’il s’agit simplement de sonder ses propres profondeurs, il m’a semblé nécessaire de raconter une histoire. Celle de Federico García Lorca, et de ce qui demeure sans doute l’un des plus grands textes poétiques du XXᵉ siècle. Lorca, lui, a-t-il jamais eu besoin de se justifier avant de sceller, pour toujours, le rythme le plus obsédant de la poésie espagnole — et peut-être universelle : « À cinq heures du soir » ?
Ignacio, ou la mort mise en cadence
La Déploration pour Ignacio Sánchez Mejías, écrite en 1935, est bien plus qu’un poème funèbre. Lorca y pleure son ami intime, célèbre matador mort des suites de ses blessures après une corrida. Mais il ne raconte pas la disparition d’un homme : il érige un rite cosmique. Le temps s’y fige, l’horloge devient personnage, et la mort, un motif rythmique.
« À cinq heures du soir.
À cinq heures précises du soir. »
La répétition agit comme un glas. Peu à peu, l’heure elle-même devient meurtrière. Ignacio n’est plus seulement un homme courageux : il est un corps voué au destin, conscient de la possibilité de mourir, mais entrant néanmoins dans l’arène, armé de son silence.
Lorca ne magnifie ni la violence ni la mort. Il transfigure la perte en musique. Sa poésie ne se lit pas : elle se récite, elle s’endure, elle frappe l’âme bien avant de convaincre l’esprit. Le sang, chez lui, n’est pas un spectacle ; il est une langue. Le temps n’est plus une indication ; il devient fatalité.
« Je ne voulais pas le voir.
Le sang débordait plus que la mémoire. »
Tout ce qui est vivant se tait à cinq heures du soir. Le corps disparaît, mais le nom demeure, debout. Ignacio meurt seul, comme meurent les grands hommes — proprement, presque à la manière d’une épée.
Quand l’heure devient destin
Oui, les grands hommes meurent. Et leurs rêves aussi, parfois, meurent à cinq heures du soir. J’ai reconnu ce sang-là — le mien — répandu sur les routes de la vie, tandis que Lorca réglait l’horloge sur cette heure funeste, faisant du temps un héros tragique. C’est ainsi qu’il transforma un instant en mythe, un homme en légende, et un décès en l’un des rythmes les plus célèbres de l’histoire de la poésie.
Comprenez-vous, désormais ?
Málaga, l’arène et la mémoire
Il me reste à évoquer ma propre histoire avec l’arène de La Malagueta, où Ignacio trouva la mort. Je l’ai visitée en août 2018. Située dans le quartier côtier du même nom, à quelques minutes du port de Málaga, cette arène andalouse — construite en 1876, pouvant accueillir près de quatorze mille spectateurs — est un cercle de pierre et de sable rouge, adossé aux collines verdoyantes qui dominent la ville. Chaque mois d’août, elle accueille la Feria de Málaga, grande fête populaire.
Pour Lorca, pourtant, La Malagueta n’est pas un simple édifice : c’est une ville de lumière et de mer, un autel sans pitié. Le sang n’y est pas un détail, mais un langage. L’heure n’y indique rien : elle scelle le sort.
Lorsque je suis entré dans l’arène, je n’ai pas vu le matador saluer la foule ; j’ai vu Ignacio, gisant, ensanglanté. L’étrange coïncidence voulait que le spectacle commence précisément à cinq heures du soir. J’ai détourné le regard, redoutant que l’histoire ne se répète sous mes yeux. Et contre toute attente, ma compassion alla non vers le cavalier, mais vers le taureau : force mythique, incapable d’orienter sa puissance autrement que vers une charge suicidaire. À chaque assaut contre la muleta rouge, il espérait inverser le destin — jusqu’à s’effondrer, criblé de blessures.
Je n’ai pas applaudi le matador lors du salut final. Je suis parti, envahi par une tristesse sourde, et je ne suis jamais revenu. Mais j’ai emporté avec moi ce rythme lancinant.
Cinq heures du soir.
Málaga — 17 heures, heure du Caire.
Editos
17 heures, heure du Caire