L'acteur égyptien Mohamed Tawfik, dans le rôle s'Ibn Sobeiha. Film “ Hassan et Naîma” .
L’idiot du village… et son ombre, le philosophe imbécile
Le lecteur pourrait croire que je parle ici de l’« idiot du village » tel que l’a immortalisé la dramaturgie égyptienne : cette figure familière, magistralement incarnée par de grands artistes, dont le plus mémorable reste le génial Mohamed Tawfiq dans Hassan et Naïma. Il y interprétait « Ibn Sobayha », compagnon fidèle de Hassan (Moharram Fouad), messager de l’amour vers Naïma, et qui finira par payer de sa vie le prix de son amitié.
Dans l’imaginaire collectif, l’idiot du village est souvent présenté comme une personne déficiente mentalement, vêtue de haillons, se nourrissant de ce que la terre lui offre, errant jour et nuit dans les ruelles, à l’exception de rares moments où quelques familles, prises de compassion, lui offrent un peu de nourriture ou de chaleur — avant qu’il ne retourne aussitôt à son monde solitaire.
Peut-être penserez-vous aussi au « derviche du village », cette autre figure façonnée à la fois par la littérature, la télévision et la réalité bien concrète de nos campagnes égyptiennes : un homme hagard, aux vêtements déchirés, à la barbe hirsute, s’appuyant sur un bâton qu’il brandit parfois pour effrayer les enfants trop hardis. Il prédit l’avenir à l’occasion : les jeunes filles l’interrogent sur leur mariage, les femmes sur le sexe de l’enfant à naître, les élèves — et leurs mères — sur les résultats des examens. Il tombe juste parfois, se trompe souvent, mais demeure poursuivi de questions, car chacun espère une réponse rassurante, fût-elle illusoire.
Certains de mes amis de longue date, compagnons de jeunesse à Minya, penseront peut-être que je parle d’un autre type d’idiot du village, que nous avons connu enfants. Il s’appelait « Saad l’idiot ». Saad n’était ni tout à fait derviche, ni réellement déficient : un mélange des deux. Haillons sur le dos, barbe épaisse, une pierre à la main, qu’il agitait dès qu’on s’approchait trop près. Si l’on prenait peur et s’enfuyait, il lançait sa phrase devenue proverbiale : « N’aie pas peur… je fais juste semblant. »
Il arrivait même que Saad rende service aux femmes du voisinage : il surveillait le retour du mari et allait prévenir l’épouse, souvent postée discrètement au balcon pour respirer un peu d’air — chose déjà mal vue dans l’Égypte des années 1960. En récompense, on lui offrait le lendemain une assiette de lentilles, de gombos ou de moussaka, accompagnée d’un pain. Saad s’en réjouissait comme d’un trésor et répétait fidèlement sa mission.
Nous avons grandi, nous — la « bande des intellectuels du syndicat des agronomes », comme on nous surnommait à Minya — et la figure de Saad est restée gravée dans nos mémoires. Mais, dans les grandes villes et les cercles dits cultivés, nous avons vite découvert un autre « idiot du village » : l’ignorant qui prétend tout savoir. Celui que le poète Ahmed Abdel Muti Higazi a décrit avec une cruauté lucide :
« Il parle de tout, sans jamais rien bien faire ni même l’approcher… C’est la bêtise même, sans jugement ni morale. »
Avec l’essor des réseaux sociaux, cette figure a proliféré jusqu’à envahir l’espace numérique. Elle nous poursuit désormais dans notre veille comme dans notre sommeil, tantôt par des analyses péremptoires, tantôt par des informations qui n’existent que dans l’imaginaire de leurs auteurs. Le concept d’« idiot du village » s’est élargi : il englobe désormais ceux qui parlent avec une certitude absolue de tous les sujets, y compris ceux qui exigent une expertise rigoureuse, sans posséder le moindre savoir solide. À leurs côtés, d’autres drapent leurs idéologies politiques ou religieuses dans les habits du dogme, s’exprimant avec une assurance tapageuse, totalement déconnectée de la complexité du réel. Au lieu de faire de la raison un outil de connaissance, ils l’ont transformée en instrument d’ignorance, de domination et de suffisance.
Nietzsche et Kant ont affronté ce mal à la racine — le premier en critiquant la sacralisation de la philosophie, le second en érigeant un tribunal de la raison. Mais celui qui a le mieux observé et analysé ce phénomène reste sans doute Umberto Eco. Le philosophe et romancier italien a forgé l’expression célèbre des « philosophes imbéciles ». Chez Eco, ils ne sont guère différents de notre « idiot du village » : ils parlent au nom de la raison tout en pratiquant la simplification grossière, la certitude factice et la posture morale creuse.
Ils parlent de tout sans savoir, confondent opinion personnelle et vérité absolue. Eco résume leur danger en une formule implacable : « l’ignorance sûre d’elle-même ». Le péril n’est pas l’ignorance en soi, mais la certitude mensongère.
À l’ère des tendances virales et des vedettes de plateformes, nous sommes submergés par ces ignorants convaincus. Ils surgissent de partout — médias, groupes, institutions — alignant communiqués et récits sur tous les sujets, sans la moindre connaissance réelle. Leurs analyses et leurs positions, fondées sur des perceptions erronées, mènent à des erreurs parfois catastrophiques, qui nuisent aux autres avant même de les atteindre eux-mêmes.
Jamais ils ne s’arrêtent pour interroger la solidité de ce qu’ils avancent — de ce qu’ils nous déversent — ni pour se demander si leur position repose sur des faits ou sur une ignorance abyssale. Et lorsque la réalité les frappe de plein fouet, révélant l’ampleur du désastre, il est trop tard : le retour en arrière est impossible, et le regret inutile.
Car « Saad », celui qui nous inonde de partout et à toute heure, ne lâchera jamais sa pierre. Même après la révélation de la vérité, il continuera de la brandir en criant aux passants : « N’aie pas peur… je fais juste semblant. »
En vérité, il ne possède rien d’autre que ce simulacre bruyant, qui ne nourrit ni n’éclaire.
Strasbourg, 17 heures, heure du Caire.