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Editos

L’Égypte de Sissi : un nouveau soutien de poids pour une Arménie isolée ?

Le Dialogue

Le déplacement officiel le lundi 30 janvier d’Abdel Fattah Al-Sissi à Erevan fait suite, le samedi précédent, à sa visite en Azerbaïdjan. Une nouvelle fois et comme dans d’autres dossiers internationaux sensibles et toujours avec un certain succès, le président égyptien souhaite de toute évidence à s’imposer comme un nouveau médiateur dans ce vieux conflit du Caucase entre Azéris et Arméniens. Et les raisons profondes de cette initiative sont éminemment géostratégiques…  

Durant leurs voyages officiels, la plupart des dirigeants occidentaux ne jouent, au mieux, que le rôle de supers VRP des grands groupes industriels de leurs pays, et au pire, celui de simples acteurs soignant leur image et leur communication avec des déclarations médiatiques creuses, insipides, bourrées d’éléments de langage, de lieus communs et de langue de bois, qui n’aboutissent jamais, la plupart du temps, sur des actions concrètes et encore moins déterminantes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, les Occidentaux sont aujourd’hui si discrédités dans le monde.

Avec le président égyptien, on est effectivement loin de ces visites protocolaires polies, destinée à une quelconque opération de com’ ou pour amuser la galerie, mais stériles et dénuées de sens et d’objectifs stratégiques. Avec Sissi donc, pas de diplomatie spectacle si chère à nos leaders européens ! Depuis une dizaine d’année qu’il est à la tête de l’Égypte, tous les déplacements étrangers de l’Égyptien ont une signification importante et sont toujours au service d’une politique étrangère et d’une stratégie murement réfléchie…

Dès lors, cette visite du raïs en Arménie est loin d’être anodine dans le contexte international et régional actuel…

 

Une diplomatie égyptienne, très active et efficace

On en parle peu en Occident et on n’évoque peu, pour des raisons idéologiques, ce point pourtant non négligeable, mais comme je le rappelle dans mon dernier ouvrage, Abdel Fattah Al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions), le président égyptien s’est méthodiquement imposé sur la scène régionale, depuis plus de dix ans, comme un facteur de stabilité incontournable et surtout un médiateur de premier plan dans toutes les crises et les conflits qui ont frappé et frappent encore le Moyen-Orient et le sud de la Méditerranée. C’est peu connu, mais il a joué un grand rôle, certes discret, en Syrie et surtout, dans les négociations qui ont abouti aux Accords historiques d’Abraham. On l’oublie aussi, mais c’est lui qui est parvenu, à chaque fois, à obtenir depuis 2013 à aujourd’hui, tous les cessez-le-feu lors des affrontements entre l’État hébreu et le Hamas dans la bande de Gaza ! 

Grâce à un personnel diplomatique dynamique et efficace, Sissi est donc devenu un acteur majeur dans les pourparlers en Libye, au Yémen, mais aussi en Afrique comme par exemple dans les transitions politiques au Soudan ou au Tchad.

On l’a vu avec la dernière COP 27 au Caire, le leader égyptien est en train de faire reprendre toute sa place à l’Égypte sur l’échiquier des relations internationales et de lui redonner son rôle passé de phare du sunnisme et du monde arabe. Peut-être plus discret qu’à l’époque de Nasser mais assurément plus efficace !

 

Égyptiens et Arméniens, des liens très anciens…

Si le chef d’État égyptien s’implique ainsi dans le dossier brûlant arméno-azerbaïdjanais en proposant sa médiation, ce n’est sûrement pas pour faire de la figuration. Son plan et ses objectifs sont assurément minutieusement élaborés.

D’abord, il faut rappeler que l’histoire des Arméniens en Égypte est riche et très ancienne, l’âge d’or se situant au XIe siècle. Au fil des siècles suivant, de nombreux Arméniens ont occupé des postes importants dans les gouvernements égyptiens successifs : ministres des Affaires étrangères, Premiers ministres… Le plus célèbre d’entre eux étant Nubar Pacha.

Même s’il y a eu des périodes de tensions communautaires, l’Égypte a également accueilli de nombreuses vagues de réfugiés venant de Turquie après les massacres de la fin du XIXe siècle et surtout après le Génocide de 1915.

Avec un peu moins de 80 000 âmes en Égypte avant les années 1950, c’est l’expansion du panarabisme qui forcera de nombreux Arméniens égyptiens à émigrer comme le firent les Arméniens de nombreux autres pays arabes.

Aujourd’hui, malgré son nombre peu élevé – environs 8 000 personnes – la communauté arménienne d’Égypte possède encore plusieurs églises et écoles et, appartenant majoritairement aux bourgeoisies des grandes villes, elle demeure toujours dynamique voire influente dans certains milieux d’affaires ou politiques.

Par ailleurs, lors de mon récent séjour en Égypte, j’ai pu observer que la visite historique du président égyptien à Erevan – c’est la première fois qu’un chef d’État égyptien se rend dans ce pays ! – fut massivement couverte par les médias égyptiens. Et au détour de conversations avec de nombreux Égyptiens, celle-ci était très évoquée et surtout très appréciée notamment dans l’importante communauté copte (près de 8 millions d’habitants), population chrétienne d’Orient la plus nombreuse dans la région. Pour cette dernière, sûrement par solidarité communautaire et confessionnelle (orthodoxie), Sissi confirme, par son déplacement en Arménie, premier État chrétien de l’histoire et menacé aujourd’hui par l’Azerbaïdjan musulman et son parrain turc, son rôle de plus « grand protecteur des chrétiens d’Égypte » et pourquoi pas, au-delà des frontières égyptiennes, celui des chrétiens du Levant… En tout cas, la présence du président égyptien en Arménie est également tout un symbole. 

Or, au-delà du symbole, point qu’il ne faut par ailleurs jamais négliger dans le logiciel mental des populations de cette zone, Sissi est un pragmatique avec des objectifs très concrets.

 

Une visite qui n’est pas du goût d’Ankara

Car il est nécessaire ici de rappeler rapidement le contexte géopolitique actuel du Moyen-Orient pour comprendre l’initiative du raïs égyptien.

Dès son arrivée au pouvoir en 2013, l’ancien général s’est allié dans une sorte d’Entente contre-révolutionnaire et anti-islamiste avec les Émirats arabes unis de Mohammed ben Zayed et avec la « nouvelle » Arabie saoudite de Mohammed ben Salman (qui n’a plus rien à voir avec celle d’avant 2015 !) puis surtout avec la Russie de Poutine, de retour dans cette partie du monde via son intervention en Syrie. Son principal objectif était donc de combattre réellement, sans les ambiguïtés ou les tergiversations de ses prédécesseurs ou de certains pays arabes, le radicalisme religieux, le terrorisme et l’islam politique notamment des Frères musulmans financés et soutenus par le Qatar et le panislamiste et néo-ottoman Erdogan. Devant l’échec de ces derniers à installer, à la faveur des printemps arabes, leurs sbires de la confrérie politico-religieuse dans toutes les toutes les capitales arabes touchées par ces « révolutions », le Qatar et la Turquie, isolés diplomatiquement et en grande difficulté économique (pour Ankara) furent forcés, comme je l’annonçais dès l’automne 2020,  d’entamer une « réconciliation » avec leurs adversaires régionaux émiratis, saoudiens et surtout égyptiens. Ce fut le cas pour Doha lors du 41e sommet du Conseil de coopération du Golfe en janvier 2021 et depuis cette date, les efforts de rapprochement du président turc avec Le Caire, Riyad et Abou Dhabi. Ainsi, le dialogue a repris entre les ennemis d’hier pour le leadership régional, mais cette normalisation actuelle demeure fragile car des négociations âpres sont toujours en cours entre la Turquie d’Erdogan et l’Égypte de Sissi, et ce, sur de nombreux dossiers qui les opposent encore. Notamment à propos du plus important pour l’Égypte et sa sécurité, à savoir la Libye, où les forces turques étaient intervenues en 2019 pour appuyer le gouvernement frériste de Tripoli combattu par le maréchal Haftar, soutenu lui par les Russes, les Émiratis et surtout les Égyptiens. 

Pour l’instant, lors de la rencontre entre Sissi et le président arménien Vahagn Khachaturian, plusieurs accords ont été signés dans les domaines de la science et de la technologie, de la culture, du tourisme et de l'économie.

Mais pour Erdogan, le déplacement de son homologue égyptien, peut être inquiétant. Dans le conflit du Karabagh, après des décennies de monopole russe, partagé avec les Etats-Unis et la France à la tête du Groupe de Minsk de l’OSCE devenu caduc depuis la guerre en Ukraine, l’Arménie était tentée de se tourner vers l’Europe pour le processus de médiation.  Or la nouvelle initiative du Caire peut changer la donne. Surtout si la proposition de médiation égyptienne était retenue. Car Erdogan, en chef d’État expérimenté et retors sait pertinemment qu’avec Sissi, il aura en face de lui un interlocuteur à sa hauteur et non les faibles responsables occidentaux paralysés par la peur et adeptes de l’aplaventrisme devant les chantages permanents du néo-Sultan (migrants, adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, etc…).

Le maître d’Ankara sait aussi que Le Caire et Moscou (son rival et son seul obstacle sérieux dans le dossier du Karabagh) sont de grands partenaires voire des alliés (cf. Poutine d’Arabie, VA Éditions, 2020). Et donc même si la diplomatie russe reste active et efficace – comme en Syrie dernièrement ou encore en septembre dernier lors des derniers affrontements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan où Moscou a été l’un des principaux initiateurs d’un cessez-le-feu –, il n’en reste pas moins que Poutine à d’autres chats à fouetter en Ukraine ! Dès lors, une implication égyptienne dans le Caucase signifierait inévitablement un soutien de poids aux diplomates russes comme c’est déjà le cas par exemple en Syrie…

Enfin, le président turc sait qu’une médiation de Sissi au sujet du Karabagh, fournirait à ce dernier un nouveau levier diplomatique et une position avantageuse dans les fameux pourparlers en cours en Libye, évoqués plus haut.

Surtout, si l’Égypte décidait d’exporter de l’armement à l’Arménie…