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Monde

Aux origines du nouveau croissant chiite [ 1 - 2 ]

Le Dialogue

Une grande affiche déployée le long d'un pont dans la capitale irakienne Bagdad montre (de gauche à droite) feu le grand ayatollah chiite Mohammed Sadeq al-Sadr, le défunt fondateur de la République islamique, l'ayatollah Ruhollah Khomeiny, le grand religieux chiite l'ayatollah Ali al-Sistani, Le guide suprême iranien, l'ayatollah Ali Khamenei, le commandant irakien assassiné Abu Mahdi al-Muhandis et le commandant des Gardiens de la révolution iraniens  assassinés Qasem Soleimani,  ,avec certains des visages sur l'affiche peints à la bombe, le 7 mai 2021. Photo : AHMAD AL-RUBAYE / AFP 

 

Par "croissant chiite" ou, comme disent les Anglo-saxons, peut-être plus exactement, "l'arc d'influence de l'Iran", nous entendons une sphère d'intérêt iranienne qui va de Téhéran au Liban, en passant par l'Irak et la Syrie, pour s'étendre jusqu'à Bahreïn, au Qatar et au Yémen. Par cette manœuvre, les objectifs stratégiques de l'Iran sont d'assurer une large influence et un contrôle étroit sur la zone entourant Israël grâce à une présence militaire constante, puis d'atteindre un débouché sûr sur la Méditerranée en contournant le détroit d'Ormuz, en poussant vers l'Afrique du Nord et en déplaçant ses voies de communication loin du rayon d'action de son principal adversaire régional : l'Arabie saoudite.

L'architecte matériel du Croissant chiite a été le général Qasem Soleimani, commandant de la Force Qods, un groupe des Gardiens de la révolution iraniens, ou Pasdaran, spécialisé dans les opérations de guerre non conventionnelle et le renseignement militaire, appuyé par Abu Mahdi al-Muhandis, le commandant de la Force irakienne ou des Forces de mobilisation populaire (PMF), les deux ayant été tués par les Américains à l'aube du 3 janvier 2020 lors d'une attaque contre l'aéroport international de Bagdad.

L'assassinat de Soleimani a ouvert une nouvelle phase des équilibres géopolitiques dans tout le Moyen-Orient. Le but de cette opération, côté américain, était d'éviter la consolidation de la sphère d'influence perse dans le secteur moyen-oriental, éliminant sur place l'un des principaux artisans de la politique de Téhéran. Même si certains pensent qu'il y a eu un accord clandestin avec l'Iran, lequel aurait donné le feu vert à l'opération en fournissant les informations nécessaires aux services de renseignement américains sur les déplacements du général, et ce en raison de l'inquiétude de certains sur le rôle de Guide Supreme Alī Khāmeneī dans le fait d’avoir accru la popularité et le pouvoir de Soleimani. Avant l'assassinat du fondateur des Pasdaran, en effet, il y avait des rumeurs à Téhéran sur un possible complot de Soleimani et de son groupe pour renverser la théocratie islamiste iranienne et établir un régime militaire, toujours islamique, mais avec une caractérisation plus laïque, comme celui d'Atatürk ("père des Turcs", 1881-1938), en Turquie. Passons rapidement en revue les différents scénarios de cette réalité géostratégique.

 

Aux extrémités de l'arc

Aux extrémités de l'arc ou, pour le dire autrement, aux pointes du Croissant, on trouve, d'Est en Ouest, l'Afghanistan, l'Arabie Saoudite et le Yémen. Il y a peu à dire sur l'Afghanistan, si ce n'est que l'Iran entretient une relation fluctuante avec les Talibans depuis leur retour au pouvoir, le 15 août 2021, en Afghanistan. L'Iran et l'Arabie saoudite sont en concurrence depuis la révolution khomeiniste de 1979, non seulement pour une question de rôle de puissance régionale hégémonique mais aussi pour celle des défenseurs de « l'islam authentique » : les Saoudiens, protecteurs des sunnites, et l'Iran protecteurs des chiites. En contenant la République islamique, l'Arabie saoudite a joué un rôle important dans la stratégie américaine dans la région. Même si le 10 mars dernier, la nouvelle s’est traduite par la conclusion d'un accord, médiatisé par la Chine entre l'Iran et l'Arabie saoudite pour le rétablissement des relations diplomatiques, interrompues depuis 2016, mais sur l'étendue duquel il est encore trop tôt pour donner une évaluation.

Le Yémen, où l'Iran soutient, bien que discrètement, les rebelles houthis, occupe quant à luiu une position stratégique très importante, tournée vers deux théâtres différents, celui de la péninsule arabique et celui de la Corne de l'Afrique, tous deux menacés par le radicalisme d'Al-Qaïda.

 

L’Irak

La concurrence pour le rôle de puissance régionale dominante entre l'Arabie saoudite et l'Iran est également évidente en Irak. Paradoxalement, c'est précisément l'intervention américaine en Irak qui a favorisé la pénétration iranienne : la campagne de « débaasisation » (démentèlement de l’Etat et du Parti nationaliste laïque Baas de Saddam Hussein), devenue une dé-sunnisation, a donné le pouvoir aux chiites irakiens après des années de persécution sous Saddam Hussein. Rappelons que le peuple irakien est à 97-98% musulman (1,2% chrétien, une réduction d'environ 90% depuis le recensement de 1997, 0,2% yézidis), mais avec une distinction importante entre sunnites (environ 34%) et chiites (environ 65%). Les sunnites, bien que minoritaires, ont joui d'un pouvoir important pendant le long gouvernement de Saddam Hussein, tandis que la majorité chiite, considérée comme une « cinquième colonne » de l'Iran chiite voisin et rival acharné, a été fortement brîmée, et parfois même ouvertement persécutée par le dictateur irakien.

Mais après l'intervention américaine en 2003 et la chute de Saddam, justement, en 2005, pour la première fois, l'un des grands pays arabes avait un gouvernement à majorité chiite. Téhéran a ainsi consolidé sa présence en Irak grâce aux nombreuses milices chiites liées aux Pasdaran, créant de la sorte un système étatique au sein de l'État. Ce système a atteint son apogée en 2019, après que la coalition pro-Iran ait remporté 48 sièges aux élections, même si, plus tard , certains événements ont réduit sa capacité d'influence et son image : tout d’abord l'assassinat de Soleimani début 2020 ; ensuite la perte du soutien populaire après les protestations du mouvement "Tishreen" de 2019-2021, sévèrement réprimées et issues de la majorité chiite gouvernement, et, enfin, les résultats décevants des élections d'octobre 2021.

 

Il faut aussi dire que la relation des chiites irakiens avec l'Iran est ambiguë. 

Si, en tant que chiites, ils considèrent la révolution khomeiniste de 1979 avec sympathie, sur le plan politique, beaucoup revendiquent l'autonomie de Najaf par rapport à Qom. Qom et Najaf sont, en effet, les villes symboliques de l'islam chiite. Qom, en Iran, est considérée comme la deuxième ville sainte d'Iran (après Mashhad 'Alì, la ville funéraire du huitième imam du chiisme duodécimain 'Alì al Rida ou Reza -766-818-, également appelé Emam Reżā), car elle abrite le sépulcre de Fāṭemé (sœur d'Emam Reżā). Rappelons qu’elle fut la ville choisie par Khomeiny pour résider et, à partir de là, diriger la nation : elle est encore aujourd'hui la destination de milliers de pèlerins chaque année et abrite de prestigieuses écoles coraniques. Najaf, en Irak, est une ville sainte car elle est le lieu de sépulture de 'Alì, le cousin et gendre de Mahomet, le dernier des quatre califes "bien guidés", selon les sunnites, et le premier imam des Chiites. Troisième ville sainte de tout l'Islam, elle est la destination de millions de pèlerins et abrite les écoles coraniques les plus prestigieuses du monde chiite. La plus haute autorité chiite mondiale réside à Najaf, le grand ayatollah 'Ali al-Sistani, dont les condamnations sont considérées comme incontestables. Ce dernier est opposé à l'islamisme radical khomeiniste et il est partisan d'une politique plus modérée, à tel point que le pape François, lors de son passage en Irak en mars 2021, est allé lui rendre visite.

Malgré cela, l'Iran reste un acteur clé en Irak. Les milices chiites, créées, formées puis soutenues idéologiquement et matériellement par les Pasdaran, sont l'un des principaux vecteurs de pouvoir de l'Iran dans tout le Croissant chiite, contrôlant de la sorte de vastes zones du territoire intégrées dans les structures étatiques, avec leurs propres partis politiques et activités entrepreneuriales (licites et sinon). Elles mettent en avant un agenda favorable aux intérêts iraniens non seulement militairement, mais aussi politiquement et économiquement. Sur la scène économique irakienne, ces milices sont actives dans des secteurs clés tels que le secteur bancaire (par le biais d'institutions privées contrôlées par elles, elles sécurisent des dollars pour les transférer vers l'Iran), la gestion des points de passage et de contrôle, les télécommunications, les ports et aéroports et les champs pétroliers. .

Cependant, les élections d'octobre 2021 ont clairement sanctionné la perte du consensus populaire envers ces mouvements : seulement 17 sièges contre 48 en 2018. Par ailleurs, la milice Kata'ib Hezbollah (KH), commandée par Abu Mahdi al-Muhandis (1954 -2020) jusqu'à sa mort dans l'attentat de janvier 2020, est entrée en politique et n'a obtenu qu'un seul siège. Les élections ont été remportées par al-Sadr (73 sièges), qui affiche désormais une position populiste, anti-américaine et anti-iranienne, même s'il est une figure complexe et a souvent changé de positions et d'alliances. Ces résultats ont choqué l'Iran, qui n'a pas réussi à maintenir la cohésion de la coalition chiite. L'influence iranienne en Irak semble donc diminuer mais, compte tenu de son niveau de pénétration et de sa multidimensionnalité, bien qu'affaiblie, elle est appelée à rester un facteur important.

 

La Syrie voisine…

En Syrie, la présence iranienne est importante. Téhéran a ouvert des centres culturels dans tout Damas pour promouvoir le projet de République islamique et elle a renforcé ses accords économiques et commerciaux avec le régime syrien, élargissant ainsi son contrôle sur les secteurs industriel, agricole, commercial et bancaire du pays. Le soutien de l'Iran, ainsi que le soutien diplomatique russe (y compris militaire) et chinois, ont aidé le régime syrien à surmonter des phases très critiques après la crise de 2011. En fait, le président syrien Bachar al-Assad a également bénéficié de la position du Saint-Siège, qu'il a suivie, celle-là même assumée à l'époque à propos de l'Irak par Jean-Paul II (1920-2005) : défense de l'intégrité territoriale, maintien de l'unité nationale, refus de créer des enclaves chrétiennes ou des zones séparées pour les différentes composantes ethniques et religieuses. Politique poursuivie par le pape François, qui s'est prononcé contre une intervention armée des puissances occidentales en Syrie, motivé par la crainte d'une réaction en chaîne destinée à provoquer une escalade régionale du conflit. 

 

La Position originale du Vatican sur la Syrie

Cette position a été bien sûr critiquée par les opposants au régime de Damas pour ne pas avoir tenté de prôner le renversement d’Assad. Deux lignes directrices se dégagent de la position du Vatican : ne pas mettre en danger les chrétiens qui se trouvent dans les zones contrôlées par les troupes gouvernementales, puis tenter de défendre leur statut obtenu sous le régime, grâce aux règles sur les « statuts personnels », d'origine ottomane, qui ont garanti aux chrétiens une sécurité et un certain bien-être. Avec une bonne dose de réalisme politique, le Souverain Pontife François a re-proposé une constante de la diplomatie vaticane des dernières décennies : la propension à appuyer des coalitions de minorités confessionnelles comme antidote à la domination d'une communauté majoritaire musulmane et à sa possible dérive islamiste ; puis une certaine sympathie pour les régimes laïcs autoritaires qui se sont montrés capables de garantir la liberté religieuse et des conditions dignes aux chrétiens. Cette position est notamment soutenue par les conférences épiscopales locales qui demandent la protection des chrétiens, menacés aujourd'hui notamment par les groupes d’Qa'ida ou Daech, et ces évèques soulignent à quel point le clash confessionnel a été importé et radicalisé en premier lieu par des combattants étrangers.