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Invités d’honneur

Une analyse à contre-courant de la crise en Ukraine par l’expert du renseignement Eric Denécé [ 2 - 2 ]

Le Dialogue

Cette semaine, afin de faire le point des grands risques géostratégiques après un an de guerre russo-ukrainienne et russo-américaine, Alexandre del Valle s'est entretenu avec le spécialiste français du Renseignement, Éric Denécé, fondateur et président du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), qui aborde l'épineuse question ukrainienne sous l’angle du décryptage des dessous des cartes et dans un contexte d’affrontement entre, d’une part l’Occident américano-centré et, de l’autre, la Russie devenue l’avant-garde d’une contestation multipolariste globale de l’ordre international établi par les Etats-Unis…

 

La présence militaire des pays de l’OTAN en Géorgie et en Ukraine, et maintenant en Finlande, sont donc pour le Kremlin des menaces existentielles ? Ceci peut tout de même être un prétexte opportun pour un prédateur voulant envahir son voisin, non ? 

Vladimir Poutine a toujours affirmé que « la présence militaire de l’OTAN en Ukraine constitue une menace pour la Russie » et dénoncé l’éventuel déploiement de systèmes balistiques de l’Alliance en Ukraine qui mettrait Moscou à « cinq ou six minutes de vol » d’un missile. L’OTAN a bien sûr démenti avoir cette intention, mais ses mensonges ont été si nombreux depuis la fin de la Guerre froide que le Kremlin ne pouvait se contenter d’une vague promesse. Rappelons quelques faits. En 1997, George Bush et James Baker avaient promis à Gorbatchev que jamais l’OTAN ne profiterait de l’éclipse de la Russie pour avancer « ne serait-ce que d’un pouce » vers l’est. Comme l’histoire le montre, ils n’ont pas tenu parole. Des documents déclassifiés en 2017 détaillent le deal non respecté. Mais ce n'est pas le seul grief des Russes contre les Américains. Dans le même temps, les États-Unis ont commencé à se retirer des traités de contrôle des armements. Le plus important a été la décision de se retirer du traité sur les missiles antibalistiques (traité ABM), qui avait été la pierre angulaire de la série d'accords qui ont mis fin, pour un temps, à la course aux armements nucléaires. Fin 2021, Poutine, à l’occasion d’une conférence de presse, a rappelé la position russe qui n’a rien d’illégitime : fin de la politique d'élargissement de l'Alliance, engagement de ne pas déployer d'armes offensives à proximité du territoire russe et retrait des positions de l'OTAN sur les frontières de 1997. Le président russe a ensuite regretté le rejet de ses principales demandes et déploré n’avoir reçu aucune réponse à leur sujet. En massant son armée aux abords de l’Ukraine et « en montrant qu’il peut décider de l’envoyer à Kiev, il montre que la Russie n’est plus l’État affaibli qui a marqué la fin du XXe siècle et le début des années 2000 ».

 

Certains vous ont reproché de « tirer sur l’ambulance », lorsque, sur Sudradio ou Cnews, vous avez été à fort contre-courant en soulignant la responsabilité de Kiev dans le conflit, que répondez-vous ?

Depuis 2014, Kiev a conduit une politique totalement condamnable à l’égard des populations russophones du Donbass, auxquelles il a interdit l’usage de leur langue et refusé toute autonomie au sein de l’Ukraine, multipliant à leur encontre brimades, embargos et bombardements sans que personne en Europe ne dénonce cette situation scandaleuse, au prétexte que cela aurait été dans le sens des arguments de la Russie. De même, les Occidentaux ont laissé Zelensky et les oligarques qui le sponsorisent – notamment Kolomoïski – financer les groupes néonazis et renforcer son armée afin de reprendre par la force les régions autonomistes, rejetant toute démarche de conciliation. Pire, le 17 février dernier, Kiev s’est délibérément lancé dans une action militaire afin de reconquérir les républiques de Donetsk et de Lougansk avec le soutien de l’OTAN, sachant pertinemment que Moscou ne pourrait rester sans réagir, déclenchant dès lors la crise actuelle. Surtout, les dirigeants ukrainiens se sont employés à accroître la peur de la Russie chez les Européens. Le 13 mars 2022, la Rada, le Parlement ukrainien postait sur son compte Twitter une vidéo-montage d’une quarantaine de secondes où Paris était victime d’un bombardement dans lequel la Tour Eiffel était notamment prise comme cible et des avions russes survolaient la capitale française en semant la terreur parmi la population. Le clip se terminait par une annonce de Zelensky déclarant « Si nous tombons, vous tombez aussi ». Le 14 mars, le président ukrainien déclarait que ce n'était qu'une question de temps avant que la Russie n'attaque l'OTAN. Dans une allocution vidéo, il avertissait les membres de l’Alliance atlantique que Moscou était susceptible d’envahir leur territoire à tout moment : « Si vous ne fermez pas notre ciel, ce n'est qu'une question de temps avant que des missiles russes ne tombent sur votre territoire » affirmait-t-il sans rougir.

Depuis le début du conflit, la stratégie de Kiev, avec le soutien et les conseils des Etats-Unis, a été de faire peur aux États-membres de l’Union européenne et de chercher à les impliquer davantage dans la guerre, les plaçant aujourd’hui en situation de cobelligérance. L’argument principal de Zelensky est de faire croire que l’agression russe « n’est pas une guerre en Ukraine mais une guerre en Europe » et que l’Ukraine est le « bouclier de l’Europe » face à la Russie. Les Européens, dénués de toute vision objective, soutiennent ainsi, consciemment ou non, une stratégie américaine dont les effets sont pour eux particulièrement négatifs, politiquement et économiquement. 

 

Pourtant, on ne peut nier le courage de Zelensky et de son peuple qui se bat et le fait que ce président soit devenu un symbole politique pour le peuple ukrainien, n’est-ce pas ? 

Bien sûr que l’on ne peut nier le courage de Zelensky, de son peuple et son statut de symbole politique pour une partie du peuple ukrainien, cela est compréhensible. Cependant, ne perdons jamais de vue qu’il n’est qu’un acteur et le porte-parole de quelques oligarques et des Américains…. Rappelons également que les preuves de sa corruption sont évidentes et qu’il a été élu en 2019 pour réconcilier le Donbass avec Kiev, ce qu’il n’a jamais fait. Critiquer Zelensky et ses sponsors n’est pas ignorer les souffrances des populations civiles ukrainiennes, car ce sont elles qui paient, chaque jour, le prix de l’obstination de leurs dirigeants. 

 

La poursuite du conflit que vous déplorez - en tant que demandeur d’une paix urgente - est-elle encouragée par les Américains, si l’on suit votre raisonnement ? 

Je rappelle que des négociations se sont ouvertes en mars 2022, soit quelques jours après le déclenchement de l’offensive russe en Ukraine, à l’initiative d’Israël. Dans une longue interview accordée à la chaine Channel 12, le 4 février 2023, l’ancien Premier ministre de l’État hébreu, Naftali Bennett, a révélé de nombreux détails sur les coulisses de cette médiation. Il a expliqué que Moscou et Kiev étaient alors disposés à faire d’importantes concessions et qu’une trêve semblait possible, ajoutant que Poutine acceptait de renoncer aux exigences de « dénazification » et de désarmement de l’Ukraine, tandis que Zelensky consentait à ne plus demander l’adhésion de son pays à l’OTAN. De plus, à l’occasion de sa rencontre avec Vladimir Poutine, Bennett lui a demandé « Comptez-vous assassiner Zelensky ? ». Le chef d’Etat russe lui a alors promis qu'il n'éliminerait pas son homologue ukrainien.  « Tout ce que j'ai fait était coordonné avec les États-Unis, l'Allemagne et la France », a expliqué l’ancien chef du gouvernement israélien. Avant d’entreprendre cette démarche, il avait en effet contacté Joe Biden, son secrétaire d’État Antony Blinken, son conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan, ainsi que le chancelier allemand Olaf Scholz pour leur proposer d’être un « canal de communication » entre Poutine et Zelensky. Bennett ajoute que la médiation d’Israël a été coordonnée dans les moindres détails avec les États-Unis, la France et l’Allemagne qui ont finalement pris les décisions finales. Il affirme que les négociations ont été rompues par les pays occidentaux qui ont bloqué le processus, alors même que Bennett avait l'impression que Zelensky et Poutine voulaient tous les deux un cessez-le-feu. 

Ces révélations sont particulièrement importantes et permettent de comprendre que Zelensky ne décidait de rien, que ce sont ces derniers qui ont refusé la signature d’un cessez-le feu. Ainsi, aucune issue n’a pu être trouvée en raison de la décision de l’Occident de continuer à frapper Poutine.

Israël n’a pas été le seul État ayant tenté une médiation entre les deux parties : la Turquie s’est également investie afin que le dialogue soit maintenu entre Moscou et Kiev. Et après des débuts de négociations difficiles, il semble là aussi que les pourparlers n’aient pas été loin d’aboutir. Le 20 mars, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, assurait que la Russie et l'Ukraine étaient « proches d'un accord ». Le 29 mars, les délégations russe et ukrainienne se retrouvent à Istanbul pour un nouveau round de négociations. Le Kremlin qualifia alors les pourparlers de « significatifs » entre les deux pays. Ce même jour, le vice-ministre russe de la Défense, Alexandre Fomine, annonça officiellement le retrait, à compter du 1er avril, des forces russes de la région de Kiev et du nord de l’Ukraine. Moscou présenta ce repli comme un gage de bonne volonté dans le cadre des pourparlers avec Kiev. Le 29 mars toujours, Zelensky reconnaissait voir des signaux « positifs » dans les négociations russo-ukrainiennes en Turquie, mais déclare que son pays n'a pas pour autant l'intention de relâcher ses efforts militaires.

Le 30 mars, malgré les réserves du camp occidental, le négociateur en chef ukrainien estimait que les conditions sont désormais « suffisantes » pour une rencontre au sommet entre Poutine et Zelensky. L’Ukraine se disait prête à adopter un statut neutre en échange de garanties sur sa sécurité, une proposition apparemment bien accueillie par Moscou qui confirme réduire son activité militaire autour de Kiev. Mais dans la soirée, tout a basculé : le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov, a estimé que les négociations n'ont donné lieu à aucune avancée, sans que l’on sache lequel des deux camps est à l’origine de cette impasse.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont cela s’est passé en coulisses et au sein de l’organigramme démocrate du pouvoir américain ? 

L’économiste américain Jeffrey Sachs a révélé récemment le rôle essentiel de Joe Biden et de la petite cellule de néoconservateurs qui l’entoure – Victoria Nulland (sous-secrétaire d'État pour les Affaires politiques), Jake Sullivan (conseiller à la Sécurité nationale) et Anthony Blinken (secrétaire d’État), principalement – dans cette décision lourde de conséquences pour le peuple ukrainien. Il affirme que Russes et Ukrainiens en étaient alors à la septième ou huitième version d’un document final que devaient signer les deux parties lorsque les négociations ont été subitement interrompues par un revirement de Zelensky. Selon Sachs, c’est la visite de Biden en Pologne, fin mars, qui a sonné le glas des négociations et a expliqué le changement de position de Zelensky. Depuis Varsovie, le président américain s’est montré particulièrement intransigeant à l’égard de Moscou et s’est livré à de violentes attaques verbales contre Poutine, le qualifiant de « boucher », déclarant « il ne peut pas rester au pouvoir » et réitérant son soutien indéfectible à l'Ukraine. Cela démontre de manière indiscutable que les Etats-Unis sont les vrais responsables de la poursuite de la guerre avec la complicité du gouvernement Zelensky, qui n’est qu’un pion dans leur stratégie. Le « héros » de Kiev, soutenu par la frange ultranationaliste du régime, n’a pas hésité à sacrifier son propre peuple et l’avenir de son pays pour plaire à ses mentors occidentaux.

 

Qui des États européens ? Leur rôle a-t-il été celui du suivisme ou de l’insignifiance ? 

Ainsi, depuis avril 2022, nous assistons donc bien à une guerre américano-russe par Ukrainiens interposés qui été relancée par Washington pour essayer d’affaiblir – sans succès – la Russie, et dans laquelle les États européens se sont laissés entrainer par russophobie, soumission ou stupidité. C’est là une nouvelle illustration de l’insignifiance des Européens et de leur soumission totale à Washington au détriment de leurs propres intérêts. Si la France se voit reléguée à un rôle de figurant dans cette crise, en dépit des pathétiques gesticulations de son président, c’est surtout l’Allemagne qui paie le prix fort dans ce conflit. En effet, elle a été victime d’un véritable acte de guerre de la part de son allié et protecteur américain avec les sabotages des gazoducs Nord Stream 1 et 2 .Mais en dépit du fait que cette opération ait des conséquences désastreuses pour l’économie d’outre-Rhin, ni le gouvernement de Berlin, ni les parlementaires, les médias ou la population n’ont bronché, se couchant littéralement devant Washington qui a ainsi atteint l’un de ses objectifs : couper définitivement l’Allemagne de la Russie en provoquant une rupture irréconciliable entre les deux États ; et réduire l’influence croissante de Berlin en Europe et son poids économique au sein du camp occidental. Pire, le BND, le service de renseignement allemand, a validé l’histoire ridicule publié par les Américains pour démentir la version des faits présentée par le très respecté journaliste américain Seymour Hersh. Relevons au passage un autre paradoxe particulièrement frappant : le soutien de l’Allemagne – notamment de sa très militante ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock du parti Les Verts – au régime Zelensky, alors même que celui-ci intègre jusqu’au plus haut niveau de son armée des partisans d’une idéologie nazie née outre-Rhin et que l’on croyait éradiquée depuis 1945... Mais nous ne sommes plus à une contradiction près… Ainsi, les Européens, sous la pression américaine, ont pris fait et cause pour un régime ukrainien corrompu, non démocratique, qui accueille des extrémistes dans ses rangs et a réprimé par la force les demandes des populations du Donbass à ce que leur langue soit respectée.

 

Quelle issue voyez-vous pour ce terrible conflit en plein cœur de l’Europe et qui risquerait, pour certains, de dégénérer en guerre mondiale conventionnelle ou même nucléaire, selon les plus pessimistes ?

En refusant une sortie négociée du conflit à l’avantage de Moscou en mars 2022, les Américains ont prolongé et aggravé le conflit. Toutefois, celui-ci a évolué dans un sens qu’ils n’avaient pas prévu, car ils avaient parié sur un écroulement économique de la Russie. Mais cela ne s’est pas produit, pas davantage que la défaite de l’armée russe sur le terrain ou la mise au ban unanime de Moscou par la communauté internationale. Pire, un nouveau système économique et financier est en train de se mettre en place, qui menace l’hégémonie politique et monétaire de Washington. Une nouvelle fois, les Américains se révèlent être de piètres stratèges et de vrais apprentis sorciers. Leur stratégie d’affaiblissement de la Russie s’est transformée en une guerre existentielle pour le maintien de leur domination sur le monde. Le piège qu’ils ont tendu pourrait bien se refermer sur eux.