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Les trois principes d’une géopolitique souverainiste [ 2 - 3 ]

Le Dialogue

Marc Rameaux est ingénieur de formation, directeur de projet dans une grande entreprise industrielle française et un acteur engagé du milieu souverainiste. Dans son dernier ouvrage, Le Souverainisme est un Humanisme (VA Éditions, 2023), il offre une perspective originale, défiant les perceptions habituelles de la nation, de la culture et du politique, tout en redéfinissant l’identité et en jetant un regard neuf sur le monde.

Pour Le Dialogue et avec une série de trois tribunes, Marc Rameaux livre ici une définition sans précédent de ce que devrait être une géopolitique souverainiste. 

 

Le deuxième principe : Pas d’appel à des valeurs universelles sans les faire découler de la culture de chaque nation

Beaucoup d’interventions géopolitiques ont été faites au nom des « droits de l’homme », du « droit international », de notions se présentant comme « universalistes » et « humanistes ou humanitaires ». Il faut d’autant plus se méfier d’un argument moral que - de par sa nature même - il clôt toute discussion. Il est un « impératif catégorique », dans les termes kantiens. Dans la plupart des cas, l’argument moral est la négation de la morale.

Il faut en premier lieu rappeler une évidence : il n’existe pas de droit international. L’existence de l’ONU et son mode de fonctionnement ne vient pas contredire ce que je dis mais au contraire le renforcer. 

« Droit international » est le voile pudique dont on recouvre les rapports de force géopolitiques entre nations, afin de préserver un minimum de bonne conscience. La véritable éthique ne commence que lorsque l’on se sait impur par ses motivations et que l’on cherche malgré cela à préserver ce qui peut l’être de la liberté et du bien-être concrets des populations qui souffrent en premier.

L’appel à des notions universalistes et vertueuses a presque toujours été le cheval de Troie d’ambitions et d’appétits qui n’avaient rien d’éthique. Le fait n’est pas nouveau : chez les anciens missionnaires, la croix précédait le canon et lui préparait le terrain. La France possède un avantage dans ce domaine : culturellement, elle est le pays de Molière, de La Rochefoucauld, de La Fontaine, de ceux qui ont le mieux dépeint l’hypocrisie de la vertu, des pièges de la mise en scène de soi que recouvre le discours moral.

Cela signifie-t-il qu’il faut se contenter d’un cynisme rieur tournant systématiquement en dérision toute construction éthique ? S’il ne faut pas s’en contenter, il faut pour le moins reconnaître que le cynisme rieur est un incontournable point de départ : toute prétention à l’éthique devrait commencer par ce rire roboratif.

Si l’on s’en tient à lui mais que l’on ne va pas au-delà, nos adversaires auront beau jeu de nous reprocher de ne défendre aucun humanisme. Le souverainisme ne serait que la défense d’intérêts particuliers et locaux et serait fondé sur une vision intrinsèquement inégalitaire de l’humanité. Il prêterait le flanc aux accusations d’égoïsme voire de racisme s’il ancre le statut privilégié du pays qu’il défend dans des raisons ethniques.

La thèse que je défends dans mon livre « Le Souverainisme est un humanisme » est que le souverainisme n’est nullement opposé à l’universel, mais qu’il est au contraire l’universel pleinement accompli, réalisé dans l’histoire d’un peuple et dans le génie national qui est parvenu à le représenter. L’universel, mais vu, dit et réalisé d’une certaine façon, propre à un peuple souverain.

Périclès défend des valeurs universelles dans ses discours, mais il est très enraciné dans la culture grecque. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est universaliste mais profondément française. Il n’y avait aucune contradiction dans ces deux exemples historiques à être universaliste et ardemment patriote.

L’universel accompli par le souverainisme est un universel concret, réalisé dans l’histoire. Je l’oppose à l’universel abstrait, le formalisme kantien, qui présente l’immense défaut soit d’être vide, un bavardage creux, soit d’être le masque favori de prédateurs qui agissent selon des principes exactement contraires à ce qu’ils prétendent. 

Certains se récrieront en me voyant qualifier de « bavardage » l’œuvre morale du philosophe de Königsberg. Qu’ils y regardent de près : l’œuvre morale de Kant n’est qu’une gigantesque hypertrophie d’un principe simple qu’à peu près toutes les religions de monde ont trouvé des millénaires avant lui : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voulus pas qu’on te fît ». Nul besoin « d’architectonique » ni d’« impératif catégorique », de cette lourde construction germanique pour décrire dans des centaines de pages ce qui tient en une phrase.

C’est en cela que le souverainisme est porteur d’un véritable humanisme. Les valeurs qu’il promeut sont mises à l’épreuve au feu de l’histoire, il ne se contente pas de les énoncer pour donner une leçon de morale. Lorsque l’humanisme ne s’ancre pas dans une réalité historique, il devient généralement la pire des hypocrisies. 

Hannah Arendt avait fait observer que le grand défaut de l’homme universel kantien était qu’il était dénué de tout. Que pour parvenir à sa perfection morale, il fallait lui retirer son histoire, sa culture, son identité propre afin qu’il ne déroge pas à la sacro-sainte universalité. Un réfugié parqué dans le camp de Calais est finalement la meilleure incarnation de cet « homme universel ». La dissolution nihiliste du mondialisme et les délires de la culture woke sont extraordinairement anticipés par Arendt, cette sentinelle du monde moderne. Sans inscription concrète dans l’histoire, les bonnes intentions universalistes engendrent des monstres.

L’on pourra trouver excessivement optimiste le fait de croire malgré tout en des valeurs universelles. Certains souverainistes ne franchissent pas ce pas : ils soulignent avant tout les particularités de chaque peuple, avec de modes de vie radicalement différents voire opposés et totalement incompatibles entre eux. Il ne peut y avoir pour eux d’espèce humaine, mais un patchwork d’humanités diverses, délimitées par chaque nation.

Ce souverainisme-là risque de verser dans un communautarisme étroit, de manquer d’ampleur et de vision historique. Il rendra difficilement compte du fait qu’une patrie d’adoption peut parfois faire ressentir un amour plus fort et plus intense qu’une patrie d’origine : « je n’ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines » disait Romain Gary. Un souverainisme qui n’est pas humaniste risque de verser dans une simple collection d’égoïsmes.

Je tiens pour évident que la réaction face à une injustice sera identique chez tout homme, quel que soit son origine ou sa culture. L’on trouve également dans toutes les cultures du monde une notion similaire à celle du gentilhomme français ou du gentleman anglais. En Chine, il portera le nom de Junzi. Dans la culture arabe, qualifier un homme de Sidi porte la même signification, tout comme le Mensch juif ou le sage stoïcien. Enfin l’Unbutu africain retrouve une forme d’humanisme, bien antérieurement et sans nécessité de lourdes constructions théoriques.

 

Le souverainisme humaniste consiste à comprendre comment des valeurs universelles ont été redécouvertes par chaque peuple, selon un chemin qui lui est propre, unique et constitue son génie national.

Ce souverainisme est une double épreuve critique de sincérité : elle dévoilera aussi bien le souverainiste étroit que l’universaliste hypocrite.

Un souverainiste étroit trahira le fait qu’il ne prône pas seulement un attachement à la nation, mais qu’il croît en un modèle sous-jacent d’inégalité ethnique ou biologique entre les hommes. L’amour de la patrie ne doit pas dégénérer en la croyance qu’une partie de l’humanité est et sera toujours intrinsèquement condamnée aux ténèbres. L’amour de sa patrie est au contraire la réalisation concrète dans l’histoire de la possibilité d’accès pour tout homme au sommet de la civilisation.

Inversement, l’universaliste et « l’humaniste » hypocrite sera démasqué selon cette épreuve. En effet, ces « humanistes » présentent la particularité de prôner des valeurs universelles… à condition que ce soit l’occident et plus souvent les USA qui en soient les chefs de file. Quel curieux universalisme que voilà, s’il comporte comme clause supplémentaire qu’une partie de l’humanité en soit éternellement détentrice. Qu’il admette de le partager, mais à condition qu’il en conserve indéfiniment le leadership, que les autres nations n’y aient accès qu’à la condition d’être dans un rapport de vassal.

Pour ces « universalistes », les valeurs qu’ils prétendent prôner sont toujours accompagnées d’une accaparation de ces mêmes valeurs. Ils défendent la morale à condition que ce soient eux qui en restent les professeurs de morale.

Or la morale n’est pas affaire de principes ni de règles formelles. Elle consiste en premier lieu à déjouer les pièges infiniment fins de son ego. Elle est presque entièrement affaire de psychologie personnelle, de confrontation avec sa propre boursouflure, de mise à l’épreuve de notre vanité. Il faut reconnaître un temps d’avance à de nombreuses philosophies asiatiques sur ce point. A travers l’éthique stoïcienne, l’occident avait compris l’importance de ce travail sur soi, proche de la méditation, de l’ascèse, parfois de l’épreuve physique qui nous ramène à l’humilité par la finitude de notre corps.

La culture occidentale a laissé tomber cette véritable recherche pour lui préférer un légalisme hypocrite. Il nous reste le grand siècle français, l’ironie mordante de François de La Rochefoucauld et de ses merveilleuses Maximes, montrant à quel point les professions de foi et de vertu peuvent être le repaire favori des narcissismes et des ego boursouflés. Le théâtre humain de la cour de Louis XIII et de Louis XIV, ses jeux de pouvoir, ses intrigues, constituent un laboratoire concret de l’âme humaine qui vaut tous les laborieux manuels de philosophie.

Le double mouvement d’accaparation avide des valeurs en même temps que l’on en professe la leçon est la marque caractéristique des Tartuffes modernes, experts dans la mise en scène de soi, de reportages chocs l’espace de quelques heures dans un camp de réfugiés ou sur un théâtre d’opérations, pour bien vite regagner leur univers d’hôtels de luxe. Cette « morale » là est l’excrétion d’un ego qui n’appelle que le mépris de tout homme digne de ce nom.

 

Lorsque l’on se veut universaliste, il faut véritablement en jouer le jeu. C’est-à-dire admettre qu’un autre homme et un autre peuple puissent y avoir accès, au risque d’en perdre soi-même la détention et le leadership, de ne plus en occuper la prestigieuse première place.

Il s’agit de savoir dissocier sa conviction sincère de son ego. L’attachement réel à certaines valeurs de son ambition personnelle.

Le souverainisme humaniste met cette sincérité à l’épreuve. Il nous pousse à nous intéresser à la culture d’un autre pays, d’une autre civilisation, pour savoir comment elle a rejoint ces grandes valeurs mais par son chemin propre, à sa façon qui est unique et qui a laissé sa trace dans l’histoire.

Si un jour le régime politique chinois devait retrouver les droits de l’homme, il ne pourra le faire qu’à partir de la culture chinoise. En faisant dériver cette valeur universelle de l’histoire chinoise, de la pensée et de la civilisation chinoise. Il y a tout ce qu’il faut dans Confucius et Mengzi pour se faire. Les premiers pères jésuites qui débarquèrent en Chine furent frappés par l’existence d’un humanisme chinois.

Si un jour le monde Arabe se libère du joug théologico-politique qui l’enserre, ce ne sera qu’à partir d’une pensée issue du monde arabo-musulman, par un travail interne. Par exemple à travers le Mutazilisme ou l’héritage de Mohamed Abduh en Égypte. Le danger létal des « frères musulmans » est le symétrique des faux humanistes occidentaux : comme eux, il se drape dans de prétendues vertus morales. Chacun a ses Tartuffes.

Tout appel à des « valeurs universelles », « humanistes » asséné comme une leçon, comme une éducation que l’on prétend inculquer, prouve de façon certaine que les intentions véritables de celui qui les édicte sont à l’opposé de ses prétentions. Que c’est avant tout son ego et son avidité qui parlent, non la volonté sincère d’aider son prochain. La posture morale est la négation de la morale.

La meilleure façon de mettre sa sincérité à l’épreuve est de faire l’effort de trouver, dans la culture de ceux à qui l’on s’adresse, la façon dont ils ont déjà emprunté ce chemin. Et de louer et mettre en valeur ces éléments de la culture de l’autre. Beaucoup d’Irakiens cultivés en eurent assez de s’entendre seriner des leçons sur le droit international, quand l’un des premiers textes de droit connus dans l’histoire émanait de leur civilisation, le code d’Hammurabi.

Faire découler les valeurs universelles de la culture de chaque nation est la seule façon de témoigner un véritable respect de l’autre et de se réclamer de l’humanisme. Les souverainistes véritables s’intéressent de près et valorisent les autres cultures humaines, d’autant plus qu’ils aiment leur culture propre et entretiennent la flamme de leur pays. C’est une loi psychologique connue qu’aider les autres n’est possible que si l’on possède soi-même un certain niveau de confiance et de stabilité. Sans quoi, le prétendu altruisme n’est qu’une manière dévoyée de fuir ses propres problèmes…