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Économie - Énergie

Repenser le "village global" pour que l'éthique ne soit pas gérée par des algorithmes

Le Dialogue

Des gens arrivent pour la cérémonie d'ouverture de la Conférence mondiale sur l'intelligence artificielle (WAIC) à Shanghai le 29 août 2019. /AFP/HECTOR RETAMAL

 

A l’heure de « Chat GPT », le dernier projet d’intelligence artificielle qui risque de plonger les sociétés dans le chomage de masse en raison de la substitution possible de l’homme par l’IA dans de nombreux domaines, en plus du risque de rendre le cerveau humain plus fainéant et dépendant de la technologie et des ordinateurs, cet article du scientifique Gianni Lattanzio, par ailleurs secrétaire général de l’institut de Coopération avec les pays étrangers, est plus d’actualité que jamais. 

 

A plus de 60 ans d’âge, le « village global » théorisé par McLullan, semble être en crise... La magie de la technologie capable d'annuler les distances de l'espace et du temps ne peut plus être vue uniquement comme telle, compte tenu de la désinformation et de la haine répandue notamment sur les réseaux sociaux. Le pape François a d’ailleurs alerté : « La connexion numérique ne suffit pas à construire des ponts, elle n'est pas capable d'unir l'humanité ».

Quant à lui, le savant De Kerckhove, héritier du scientifique des médias de masse, McLuhan, précité, celui qui a parlé en premier du « village global », a défini ce processus que nous traversons de « phase de transition aussi sombre que le Moyen Âge »… Il y a une urgence de construire un nouvel Humanisme afin de ne pas succomber au déterminisme technologique. C'est possible tant qu'on ne nie pas la notion de valeurs partagées et la combinaison complémentaire des droits et devoirs. Ces concepts semblent être acquis en Occident mais il s’agit au contraire et précisément de remparts en train d’échouer...

Dans son texte publié en 1962 sous le titre « La Galaxie Gutenberg : naissance de l'homme typographique », Marshall McLuhan a donné la définition du village global précisément pour invoquer un sens critique face au rôle de plus en plus envahissant (à l’époque, déjà) de la technologie. Depuis les années 1980, ce processus a connu une succession ininterrompue d'innovations toutes plus surprenantes les unes que les autres. Le chercheur a alors précisé que "chaque technologie est une extension de nos facultés qui impose de nouveaux équilibres entre les organes sensoriels". Aujourd'hui, il est encore plus évident que les changements dans le fonctionnement ou les applications des téléphones portables, ou autres outils numériques, influencent de manière décisive le développement personnel et social. McLuhan rappelle la différence entre information et communication, et il souligne la distance entre un message informatif et un message publicitaire, capable de convaincre par définition. 

 

Qu’est-ce que l’information ? 

Il convient ici de rappeler que l'information est un ensemble de données qui a de la valeur pour le destinataire, dans la mesure seulement où elle est potentiellement utile à ses fins et où elle entraîne une augmentation des connaissances. D'autre part, la communication n'est pas un processus à sens unique, mais un processus relationnel dans lequel deux individus ou plus négocient un ensemble de significations partagées.

Le premier des aspects critiques à considérer est précisément celui de la confusion qui règne aujourd'hui entre information et communication. Tout le monde s'est réjoui de la possibilité de flux d'informations véhiculés non plus seulement « d'en haut » mais aussi « d'en bas ». Toutefois, la conscience des conséquences du mélange de différents types de messages et de l'abandon de la notion de vérification et de fiabilité ne doit pas manquer aux sources. Il nous suffit de rappeler que 70 % des jeunes âgés de 14 à 30 ans - selon l'Istat - s'estiment informés lorsqu’ils utilisent les médias sociaux, réseaux où il n'y a pourtant aucune certitude de trouver de vraies informations et où l'accès à un type ou à un autre les nouvelles sont dictées par le caractère aléatoire des contacts ou par une utilisation instrumentale des chats par ceux qui veulent diffuser de fausses nouvelles... 

Pour ne pas rater l'occasion d'une place virtuelle, les responsables politiques eux-mêmes confient depuis longtemps indifféremment leurs « com » ou même leurs informations aux réseaux sociaux. Les journalistes accrédités n’y derrogent pas et ils se comportent eux-mêmes comme des blogueurs improvisés pour chasser le clic en vogue, même s'ils connaissent bien la déontologie professionnelle qui est à l’opposé de ce règne de l’instant. Et les éditeurs sont eux aussi à la recherche d'informations/communication criées et non vérifiées dans un style de réseau social.

En fait, seulement un tiers des personnes qui se disent informées sur les questions politiques lisent un journal, en version papier ou par abonnement en ligne. Ainsi, très peu accèdent aux médias où travaillent des journalistes professionnels, préparés par définition à évaluer les sources et les contextes, à se poser, et à poser, les questions utiles pour expliquer ou approfondir une disposition, un phénomène, une donnée, ou aussi pour démasquer les fake news...

La conviction de Toqueville me vient ainsi à l'esprit : « La démocratie, c'est le pouvoir du peuple informé ». Or avec les médias de masse modernes, l'offre d'informations ou plutôt de pseudo-informations s'est multipliée de manière exponentielle, de sorte que nous n'avons pas de citoyens plus informés qu’avant, au contraire, et pas de citoyens plus conscients et éveillés qu’auparavant. 

Tous ces phénomènes rappellent à quel point la technologie affecte le progrès ou non de l'humanité. De plus, il existe des mécanismes où il y a un risque que le dernier mot revient de plus en plus, aux algorithmes...

 

Nous sommes tous plongés dans la chambre d'écho

Les moteurs de recherche décident pour nous ce qui est pertinent dans la connaissance et, en fin de compte, ils agissent de manière personnalisée. En fait, derrière chaque recherche, il y a toujours un algorithme qui vise à satisfaire l'utilisateur. C'est une stratégie élémentaire : plus vous êtes satisfait, plus vous continuez à naviguer dans ce domaine, sans chercher ce qui, au lieu de vous plaire, pourrait vous offrir de vrais termes de comparaison avec les convictions différentes que vous avez déjà pu développer. Un aspect saute alors immédiatement aux yeux : il manque à ce processus ce qui met la créativité en mouvement, c'est-à-dire ce facteur de diversité qui fait sortir des sentiers battus, mettant en branle criticabilité et l’inventivité, comme l'enseignent les grandes intuitions entrepreneuriales. Au contraire, ce mécanisme autoréférentiel amplifie nos préférences et nous fait tomber dans le terreau idéal pour la diffusion de fake news, c'est-à-dire les chambres d'écho, qui agissent littéralement comme des "chambres d'écho" ou des "boîtes de résonance". Celles-ci identifient ainsi une transmission répétitive d'un même message dans un environnement fermé au point qu'une interprétation discordante ne trouve aucune possibilité d'expression. Les messages sont alors répliqués et se perpétuent en termes de crédibilité lorsque de grandes communautés les corroborent et les republient. Fondamentalement, nous avons tendance de ce fait à rechercher la confirmation de prétendues vérités qui sont en fin de compte déjà dans notre horizon de compréhension. Il arrive certes que certaines absurdités deviennent suffisamment virales pour être démasquées de manière flagrante, mais beaucoup continuent de circuler pendant des mois et parfois des années. Il est d’ailleurs impossible de tous les chasser, même pour les différents observateurs ad hoc vigilents.

 

Les Machine learnings..

On parle aussi de machine learning, c'est-à-dire de systèmes qui apprennent à partir des enregistrements de nos actions, habitudes, réactions, et qu'ils nous répètent, alors que nous nous nous leurrons en fait quand nous croyons pouvoir trouver autre chose. 

Certaines des applications sont sous nos yeux : reconnaissance vocale, suggestions personnalisées pour la composition de textes sur les claviers des téléphones portables, (« chat gpt »), systèmes de recommandation pour l'achat de produits, jusqu'à la tarification dynamique sophistiquée, systèmes qui ajustent les prix du e-commerce en temps réel, en fonction du comportement de l'utilisateur. 

 

Les spécialistes alertent

On ne sait pas exactement comment tout cela est assimilé par les connexions des réseaux de neurones multicouches de notre cerveau, le niveau dit d'apprentissage profond. Des questions éthiques importantes se posent, avant même de considérer l'humanité qui émerge dans le monde virtuel. On y voit "le fourmillement d'agressions insolites, d'insultes, de mauvais traitements, d'offenses, de coups de fouet verbaux jusqu'à démolir la figure de l'autre, avec un débridement qui ne saurait exister dans le corps à corps car on en finirait jusqu'à s'entre-détruire". Le pape François s'en souvient. Dans sa troisième encyclique, il souligne en effet que "tout comme ils défendent leur propre isolement consumériste et confortable, les gens choisissent de s'attacher de manière constante et ‘obsessionnelle’ aux appareils mobiles et aux ordinateurs, où, cependant, ‘l'agression trouve un espace de diffusion sans précédent’ . Malheureusement, l'actualité s'enrichit d'épisodes de violence à la fois brutale et gratuite, confirmant ainsi l'imbrication entre virtuel et réel. Et puis, il y a l'appel à "expliquer et mettre en évidence les liens entre le destin humain et l'environnement naturel". Après avoir publié Laudato Sì, le pape François a souvent rappelé que les journalistes "peuvent contribuer à responsabiliser les citoyens, les dirigeants des nations, ceux qui guident les activités sociales , entrepreneurs et protagonistes de l'économie et de la finance, en vue de la conversion écologique urgente et décisive pour la survie ».Le sens a toujours été la composante principale de la communication, mais aujourd'hui, nous percevons un changement de registre mental : nous ne recherchons plus la valeur d'objectivité, précieuse ne serait-ce qu'en termes de tension vers la vérité. Au contraire, "l'ego freudien sévit dans toute sa subjectivité", comme l'affirme Derrick de Kerckhove, directeur scientifique de l'Observatoire TuttiMedia et Media Duemila, professeur à l'École polytechnique de Milan. Le savant prévient haut et fort : « Il faut refaçonner les outils avant qu'ils ne nous façonnent à leur image ». Et on ne peut passer sous silence le fait que, dans une telle explosion de subjectivité, les fake news et les post-vérités prolifèrent. Elles représentent, entre autres des choses, le terreau vital du terrorisme et du crime. De Kerckhove n'en doute pas : « Nous vivons une transition douloureuse, comme celle médiévale qui a conduit aux guerres de religion, mais à l'échelle mondiale ».

 

`La vraie guerre mondiale est cyber !

Aujourd'hui, la véritable guerre mondiale, c'est le cyber : les cyberattaques s'attaquent aux données les plus sensibles d'une personne, mais aussi de tout un État et le risque est que certains hackers plus expérimentés parviennent à bloquer des centres névralgiques vitaux de réseaux essentiels comme les réseaux énergétiques. De plus, des inventions comme le crédit social servent à contrôler les citoyens, de son propre pays ou d'un autre. En Chine, ce sont des algorithmes qui calculent, en fonction du comportement d'une personne, sa « réputation sociale », dessinant ainsi de facto les limites et opportunités. Le débat a également éclaté au Royaume-Uni, lorsque l’on a découvert que, non pas à l'échelle nationale, mais par rapport à leurs salariés, certaines entreprises avaient mis en place quelque chose de très proche du crédit social.

On a raisonné ces dernières années, avec l'expression de Samuel P. Huntington, d'un possible « choc des civilisations » entre Occident et Orient, mais le moment est venu de penser en termes d'« implosion des civilisations », comme l'écrivain Amin Maalouf l’affirme face à des manifestations évidentes de dégradation sociale.

Informer et communiquer sont des actions politiques qui oscillent entre droits et devoirs : ce sont des moments essentiels du processus par lequel se forment les consciences des citoyens qui composent la Polis. Il s'agit ici de rappeler que nous sommes citoyens lorsque nous sommes sujets de droits et de devoirs. Or seuls les premiers semblent évidents à l'horizon... Un exemple : on parle depuis des années de droits par rapport à internet, et c'est un devoir d’y consentir, toutefois, le moment est venu également de parler de devoirs par rapport à l'espace virtuel. A y regarder de plus près, tout le monde de la communication est beaucoup plus généreux pour proposer des débats sur les droits que sur les devoirs. Pourtant, la société est constituée d'individus insérés dans un contexte, donc faisant partie d'un tout. Les droits partent de demandes d'individus et sont revendiqués aussi collectivement. D’ailleurs, au niveau médiatique, le concept de revendication est toujours cher à tous. Le devoir relève cependant d'un concept de limitation : il intervient selon le vieil adage selon lequel ma liberté s'arrête là où commence la tienne. Hélas, le concept de limitation des droits et libertés à ceux des autres semble avoir beaucoup moins de succès dans les médias.

Les droits et les devoirs ont un sens si des valeurs sont les termes de référence. Sans la reconnaissance de la valeur liberté, par exemple, il n'y a pas de « droit de parler » ou de manifester etc. Et en fait, dans de nombreuses régions du monde, quand l'un manque, l'autre manque aussi. 

Le vrai problème en Occident est de savoir si nous voulons céder à la poussée écrasante d'un relativisme qui rejette le concept même de valeurs partagées. Le relativisme est le résultat d'un processus culturel précis qui, par déclinaison linguistique, s'est imposé comme une critique destructrice d'une idée positive de la société. Nous parlons ici de l'idéologie qui peut se résumer à l'expression politiquement correcte, ou, si vous préférez, "néo-progressisme", "culturalisme" ou "idéologie de la diversité". Apparemment c'est une sollicitation de plus en plus pressante de modifier le langage pour qu'il soit plus respectueux des différentes sensibilités possibles, mais en fait s'impose de la sorte le concept selon lequel tout est relatif et donc rien n'est donné certain et ne peut être partagé. Ici, ce n'est pas, comme on voudrait le croire, la victoire de la science sur la morale ou la religion. C'est simplement un horizon de défaite. En femme de science incroyante, Rita Levi Montalcini l'a souvent répété : "Le mal absolu de notre temps est de ne pas croire aux valeurs... la vie ne mérite d'être vécue que si l'on croit aux valeurs".

Depuis des années, c’est l’idée même de valeurs qui semble vasciller : respecter l'autre lorsqu'il parle finit par ne plus être un devoir ; de même, donner des coups de pied et de poing à quelqu'un est vue comme une décision subjective et un droit si la personne et la vie ne sont pas perçues comme des valeurs indéniables. Tout est relatif - entend-on dire - et même la compétence a cessé d'être une valeur pour beaucoup. Pourtant, le Covid-19 aurait dû secouer le monde de cette pseudo-culture. La pandémie aurait dû nous rappeler qu'il faut un médecin compétent pour soigner un malade, car le voisin de palier ne suffit pas, mais aussi que, pour mettre la machine sanitaire en état de fonctionner, il faut un législateur averti qui évalue les avis compétents et ne s'improvise pas immunologiste. Des journalistes préparés ne peuvent pas ne pas agir, capables qu’ils sont de poser les bonnes questions aux dirigeants politiques et capables de distinguer les nouvelles des fausses nouvelles, pour jouer le rôle fondamental que l'information a au sein des sociétés et des démocraties. C'est un appel qui ne vient pas seulement des consciences les plus fines, mais qui ressort aussi clairement des sondages dans la phase la plus critique de la pandémie : sur un sujet aussi grave, on cherchait des réponses sur les médias traditionnels bien plus que sur les net ou sur les réseaux sociaux. De là aussi on peut recommencer à repenser le monde de la communication trop souvent aplati par les vices de cette époque : élever la voix pour crier plus fort, simplifier pour convaincre plutôt qu'informer, émietter l'épaisseur de ce qui a de la valeur, ne parler que de droits et pas assez de devoirs.

 

En guise de conclusion…

En 1860, un siècle avant les considérations de McLuhan, Giuseppe Mazzini, intellectuel visionnaire, signant son essai intitulé Les devoirs de l'homme, recommandait : « Ma voix peut vous paraître sévère et trop insistante pour vous enseigner la nécessité du sacrifice et de la vertu envers les autres. Mais je sais, et vous, bons et non corrompus par la fausse science ou la richesse, comprendrez bientôt, que tous vos droits ne peuvent être que le fruit d'un devoir accompli ».

Lutter contre l'avilissement du Savoir et le déterminisme numérique, la voie est donc celle d'assumer des responsabilités actuelles et urgentes mais pas nouvelles : nier les simplifications et les banalisations, retrouver la profondeur de l'Humanisme qui a fait la grandeur de l'Occident, précisément en vertu de valeurs partagées ​et de la complémentarité entre droits et devoirs.