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Monde

Les implications géostratégiques de l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN

Le Dialogue

WASHINGTON, DC : Le président américain Joe Biden prend la parole avant de signer l'accord d'inclusion de la Finlande et de la Suède dans l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) dans la salle Est de la Maison Blanche le 9 août 2022 à Washington, DC. Après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, la République de Finlande et le Royaume de Suède ont demandé leur adhésion à l'alliance militaire de l'époque de la guerre froide. Photo : CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES AMÉRIQUE DU NORD / Getty Images via AFP.

 

Ana Pouvreau est spécialiste des mondes russe et turc, docteur en études slaves de l’Université de Paris IV-Sorbonne, diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques, est l’auteure de plusieurs ouvrages de géopolitique. Elle est auditrice de l’Institut des Hautes études de Défense nationale (IHEDN).

 

« Pour nous, le plus important est que la Finlande et la Suède deviennent membres de l'OTAN. Nous sommes là pour protéger tous nos alliés et bien sûr nous sommes préparés à toutes les éventualités ». Jens Stoltenberg, Secrétaire général de l’OTAN lors du sommet de l’OTAN à Madrid (28-30 juin 2022).

Entre la chute de l’Union soviétique en 1991 et le déclenchement de la guerre en Ukraine, en février 2022, l’OTAN s’est élargie vers l’Est à 17 nouveaux pays. Le 4 avril 2023, la Finlande est devenue le 31ème Etat de l’Alliance atlantique[1]. L’adhésion du 32ème Etat - la Suède - a été repoussée de quelques mois en raison de blocages à la fois de part de la Turquie et de la Hongrie. Cette adhésion se trouve être particulièrement avantageuse pour l’OTAN aux plans géopolitique, stratégique et capacitaire. Cependant, elle constitue un bouleversement stratégique sur le continent européen. En premier lieu, pour les deux Etats concernés (Finlande et Suède), elle comporte un certain nombre de risques, notamment parce qu’elle met fin à leur statut de neutralité qui s’inscrivait dans une tradition de non-alignement. En second lieu, en ce qui concerne l’avenir du continent européen, la disparition des zones-tampons entre l’Occident et la Russie que constituaient la Finlande et la Suède remet désormais en question les équilibres géostratégiques en Europe. Elle alimente la montée des tensions avec la Russie et l’escalade dans le conflit en Ukraine. Les discussions récurrentes sur l’entrée éventuelle de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN viennent encore aggraver les incertitudes sur le retour de la paix sur le continent européen.

 

La Finlande et la Suède, deux trophées de choix dans l’escarcelle de l’OTAN sur le plan géopolitique 

La double adhésion de la Finlande et de la Suède sera l’aboutissement de décennies d’efforts de la part des Etats-Unis afin d’une part, d’unifier l’Occident et d’autre part, d’empêcher la Russie d’assoir sa domination sur la « masse eurasiatique » en y consolidant la présence américaine, comme le recommandait le stratège américain Zbigniew Brzezinski dans son ouvrage-phare Le Grand Echiquier, paru en 1997. 

Brzezinski est rejoint dans son analyse de la situation par le diplomate et stratège Henry Kissinger qui, dans un article intitulé « Elargissez l’OTAN maintenant »[2], estimait, en 1994 qu’une présence américaine en Europe était un facteur de stabilité face à la menace que faisaient courir le nationalisme russe résurgent et le risque d’implosion de la Russie : « Une Russie face à une Europe divisée trouverait irrésistible la tentation de combler le vide. Une Amérique coupée de l'Europe perdrait, pour sa part, un ancrage pour sa politique étrangère », écrivait-il. « Sans l'Amérique, l'Europe se transformerait en une péninsule à la pointe de l'Eurasie, incapable de trouver l'équilibre et encore moins l'unité. Sans l'Europe, le chemin de l'Amérique sera solitaire ; sans l'Amérique, le rôle de l'Europe approchera de l'insignifiance. C'est pourquoi l'Amérique a conclu à deux reprises au cours de ce siècle que la domination de l'Eurasie par une puissance hégémonique menaçait ses intérêts vitaux et elle est partie en guerre pour empêcher cela ».

 

Sur le plan stratégique : la Baltique devient un lac de l’OTAN et l’Arctique est à portée de main 

Avec l’adhésion de la Finlande à l’OTAN, il ne reste plus à la Russie que Kaliningrad, Saint-Pétersbourg, ainsi qu’un accès au golfe de Finlande sur un segment situé à l’est de Narva (Estonie) jusqu’aux alentours de Vyborg au nord. En outre, l’OTAN se rapproche de la presqu'île de Kola (Kolskij poluostrov), une péninsule de 100 000 km2 située à l'intérieur du cercle arctique au nord de la Russie européenne. Celle-ci correspond à l’oblast de Mourmansk. Elle est entourée à l'ouest par la Finlande, au nord par la mer de Barents et à l'est et au sud par la mer Blanche. A Mourmansk est basée la Flotte du Nord qui comprend la moitié de la flotte sous-marine de la Fédération de Russie. La mer Baltique se retrouve donc dominée par des puissances de l’OTAN, aux portes de l’Arctique.

 

Sur le plan capacitaire 

La Finlande et la Suède ont un niveau de vie élevé[3] et disposent d’un outil militaire non seulement d’un haut niveau technologique mais également interopérable avec les forces otaniennes, ce qui leur permet depuis plusieurs années de participer à des exercices de l’OTAN. Par exemple, en avril 2023, la Suède a lancé en partenariat avec l’OTAN son plus important exercice militaire depuis 25 ans, avec 26 000 militaires de 14 pays. En mai 2023, la Finlande a participé à des exercices militaires terrestres importants avec l’OTAN en tant que membre à part entière de l’Alliance atlantique. Elle a, par le passé, fourni des forces de maintien de la paix à l’OTAN au Kosovo et en Afghanistan. En février 2023, la Finlande et la Suède ont rejoint 16 pays Alliés dont la France pour le lancement d’une nouvelle initiative « capacité alliée de surveillance permanente depuis l’espace » (APSS), qui consistera à mettre en place une constellation de satellites afin d’optimiser le recueil, le partage et l’analyse de données entre Alliés et avec la structure de commandement de l’OTAN[4].La Finlande dédie déjà près de 2% de son PIB à ses dépenses militaires, une exigence qui concerne tous les Alliés mais qui n’est pas toujours respectée. La conscription est restée obligatoire même après la fin de la Guerre froide (21 000 conscrits par an) et elle dispose d’un grand vivier de réservistes (réserve et réserve auxiliaire). Malgré sa faible population de 5 millions d’habitants, quelque 870 000 hommes âgés de 17 à 60 ans peuvent être ainsi être rappelés pour combattre. En termes de capacités, « le pays possède le plus grand arsenal d'artillerie d’Europe occidentale »[5]. Le pays a récemment renouvelé sa flotte aérienne et devrait disposer de 64 chasseurs F-35 de fabrication américaine à partir de 2026.La Suède, quant à elle, a rétabli la conscription en 2017 pour les hommes comme pour les femmes. Elle a régulièrement augmenté son budget de la Défense au cours des dernières années, mais n’atteindra pas l'exigence préconisée par l’OTAN de 2 % du PIB avant 2026. Elle dispose d’une industrie de défense performante. La marine suédoise, qui est particulièrement bien adaptée pour la mer Baltique, constituera un atout pour l’OTAN. De plus, l’armée de l'air suédoise est équipée de chasseurs Saab JAS 39 Gripen développés localement et conçus pour répondre à une attaque russe.

 

Un bouleversement stratégique prévisible en Europe après les adhésions finlandaise et suédoise

De lourdes implications pour la Finlande et la Suède

L’article 5 de l’OTAN liera désormais les peuples suédois et finlandais au sort des autres Alliés. Ils pourraient ainsi être entraînés dans des guerres et des conflits qu’ils n’ont pas choisis. Ils courront donc le risque d’être mobilisés pour aller combattre sur des théâtres d’opérations qui ne les concernaient pas avant leur adhésion. En Suède, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, tous les partis politiques sont désormais pro-OTAN, à l’exception du Vänsterpartiet (communiste réformé). Des dissensions et des réticences assez fortes à rejoindre l’OTAN persistent cependant au sein du parti de droite les Démocrates de Suède, ainsi que parmi les sociaux-démocrates. Les changements géopolitiques brutaux induits par la guerre en Ukraine ont eu pour effet de mettre la dirigeante sociale-démocrate Magdalena Andersson dans une position plutôt délicate. Plusieurs intellectuels de renom se sont prononcés contre l’adhésion du pays à l’OTAN.En Finlande, des sondages ont indiqué en juin 2022 que 79% de la population soutenait désormais l’adhésion du pays à l’OTAN contre 19 à 30% entre 2014 et 2021. Seuls l’extrême-gauche et les anarchistes demeurent opposés à cette adhésion. En témoigne une manifestation en mai 2022 organisée à Helsinki en solidarité avec l’Ukraine mais contre l’adhésion de la Finlande à l’OTAN, à l’initiative de l'Association des objecteurs de conscience (AKL), des Défenseurs de la paix, de la Left Alliance Youth, des Women for Peace, des PAND Artists for Peace, des jeunesses communistes et des anarchistes du groupe A[6]. En revanche, les forces de centre-gauche soutiennent l’adhésion.La journaliste finlandaise Anna-Lena Lauren, correspondante étrangère du Dagens Nyheter et du Hufvudstadsbladet, fait remarquer, à cet égard, que la réaction du Kremlin peut être imprévisible. A l’été 2023, la Russie a fermé les consulats suédois et finlandais à Saint-Pétersbourg. La Finlande redoute également l’arrivée massive de migrants à sa frontière avec la Russie, comme cela fut le cas à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne en novembre 2021. A noter que les autorités finlandaises sont devenues de plus en plus intransigeantes vis-à-vis des Russes en général, même pour les opposants au pouvoir poutinien. A cet égard, la dissidente russe Alyosha Deminn a déploré, dans son livre intitulé Dans les géôles de Poutine[7], que la Finlande refoule les jeunes Russes fuyant la mobilisation pour aller combattre en Ukraine.  Toutefois, en dépit du consensus en faveur de l’adhésion à l’OTAN au sein des opinions finlandaise et suédoise, des questions importantes ont surgi. La Suède va devoir renoncer à son statut de neutralité qui lui permettait de se positionner en tant que médiateur international dans les négociations de paix. Par ailleurs, en acceptant la protection du parapluie nucléaire de l'OTAN, elle va devoir abandonner sa posture non-nucléaire. Au fil des dernières décennies, le pays avait endossé un rôle de chef de file dans les efforts mondiaux de désarmement nucléaire. Une page importante de l’histoire suédoise se tourne donc. Il est à noter également que l’adhésion de la Suède à l’OTAN est devenue un levier pour le président turc Recep Tayyip Erdogan dans ses rapports de force avec les autres Alliés dans l’OTAN. Utilisant le veto de la Turquie à l’OTAN, celui-ci a fait pression sur le gouvernement suédois pour qu'il modifie la législation concernant la liberté d'expression, les droits des réfugiés mais aussi l’entrisme islamiste. Erdogan a même exigé des garanties afin que la Suède rouvre la voie à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Ainsi, en cherchant à se mettre à l'abri des velléités expansionnistes supposées de Vladimir Poutine, la Suède va se retrouver malgré elle dans l’obligation de s'incliner devant le président turc. Force est de constater qu’en Finlande, les mêmes arguments concernant le non-alignement et les pressions de la Turquie s’appliquent. Enfin, il ne fait aucun doute que la double adhésion va faire surgir la nécessité pour ces pays de réviser complètement leur stratégie et leur doctrine militaire, induisant ainsi un bouleversement non négligeable à la fois dans l’appareil d’Etat et dans l’institution militaire. 

 

Les conséquences pour les équilibres géostratégiques en Europe

Avec les élargissements successifs de l’OTAN vers l’Est, les risques d’entrée en guerre se multiplient. En mettant fin à leur politique de non-alignement (qui a duré deux siècles dans le cas suédois) et à leur statut de neutralité depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, la Suède et la Finlande abandonnent également leur statut de zones-tampons entre le bloc occidental et la Russie. Vladimir Poutine a réagi en indiquant qu’il n’y avait aucun différend territorial entre la Russie et ces deux pays, mais que si des forces de l’OTAN - a fortiori des forces américaines et des équipements militaires - y étaient déployées, la Russie réagirait en conséquence[8]. Avec 1340 km de nouvelle frontière avec la Russie (contre 1193 km avant l’adhésion finlandaise), les risques de frictions entre la Finlande et son voisin russe s’accroissent et, par conséquent, le risque de voir l’OTAN entraînée dans une guerre avec la Russie augmente aussi. Il est ainsi paradoxal de constater qu’en cherchant à se protéger, il est probable que les Alliés européens des Etats-Unis accroissent d’une certaine manière leur vulnérabilité et s’exposent finalement encore plus à la menace russe.

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En conclusion, la double adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède va constituer une étape supplémentaire dans la stratégie de l’OTAN, dont l’objectif est peut-être in fine, comme le souhaitait Zbigniew Brzezinski, l’élargissement à tous les Etats européens et à tous les Etats participants au Partenariat pour la Paix (PPP), avec de prochains élargissements à l’Ukraine et à la Géorgie. Elle est peut-être également annonciatrice d’une métamorphose progressive de l’Alliance atlantique en un « hub sécuritaire mondial », comme l’avait recommandé ce même stratège dès 1994 : « En assurant cette mission stratégique, l’Alliance non seulement préserverait l’unité politique transatlantique, mais elle répondrait au défi d’un nouvel agenda de sécurité », écrivait-il à l’époque[9]….

 


 


[1] 1999 : République tchèque, Hongrie et Pologne, trois anciens membres du Pacte de Varsovie ; 2004 : élargissement à 7 pays : Bulgarie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, ainsi que trois anciennes républiques soviétiques : l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ; 2009 : Croatie and Albanie ; 2017 : Monténégro ; 2020 : Macédoine du Nord. 

 

[2] “Expand NATO Now”, The Washington Post, 19 décembre 1994. [https://www.washingtonpost.com/archive/opinions/1994/12/19/expand-nato-now/f1f0b4ed-56ee-4e5b-84ba-ae19a07a9997/]

[3] Avec un PIB de 55 873 € par habitant, la Suède (10 millions d’habitants) est la 23ème puissance économique mondiale. La Finlande quant à elle, avec un PIB de 50 537 dollars par habitant et une population de 5 millions d’habitants est classée au 48ème rang.

[4] https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_211793.htm

[5] https://www-reuters-com.translate.goog/world/europe/what-can-finlands-armed-forces-arsenal-offer-nato-2023-04-04/?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=rq

[6] https://lefteast.org/no-to-nato-yes-to-peace-finnish-protesters-march-against-western-imperialism-and-putins-war-in-ukraine/

[7] Alyosha Deminn : Dans les geôles de Poutine, Paris, Albin Michel, 2023.

[8] https://information.tv5monde.com/international/la-finlande-dans-lotan-la-fin-de-trois-decennies-de-non-alignement-2232439

[9] Zbigniew Brzezinski : « Un programme pour l'OTAN : vers un réseau de sécurité mondiale »,  Politique étrangère2009/4 (Hiver), pages 763 à 778. [https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2009-4-page-763.html]